Début du XXe siècle : Prinzhorn est chargé par l’hôpital psychiatrique de Heidelberg (Allemagne) d’étudier le sens et la portée d’objets étranges, rangés jusqu’alors à côté des trouvailles insolites survenues au gré des soins et des fouilles dans les cellules des patients (armes, exemples de tatouages…). Ces peintures, collages, sculptures et autres créations imaginées par des gens internés parfois depuis des décennies, semblaient soudain susciter un intérêt autre que celui d’inventions hétéroclites : la notion d’Art asilaire était née et, lors de la parution, en 1924, d’"Expressions de la folie" (¹), des artistes comme Klee, Kubin, Max Ernst…, des poètes comme Henri Michaux, émerveillés de ce qu’ils découvraient, saluèrent "comme leurs pairs, ces créateurs anonymes qui s’étaient mis à la tâche, en toute ignorance, derrière les murs de leurs asiles".

          Chacun connaît l’histoire et comment, subséquemment à l’intérêt ressenti par Dubuffet pour ces œuvres, l’Art asilaire devint la merveilleuse aventure de l’Art brut ; comment la Collection de l’Art brut s’élargit à la Neuve Invention ; comment naquirent d’autres musées constituant un éventail de toutes les tendances exprimées et regroupées (supposément du moins, mais cette volonté est bien chimérique vu leur infinitude !), sous divers vocables parfois très imaginatifs.

          Parallèlement, l’évolution de la psychiatrie changeait complètement la situation : les patients, renvoyés dès que possible dans le monde de la "normalité", n’avaient plus la durée d’une vie ni l’isolement monastique pour devenir des Aloïse, des Hauser, etc. Comment les aider néanmoins ? Comment soulager leur mal-être ? Comment atténuer leur souffrance récurrente ? Diverses expériences eurent lieu en réponse à ces attentes, dans des ateliers désormais attachés aux hôpitaux psychiatriques. Pas toujours concluantes ; mais en recherche permanente ; jusqu’à ce que l’idée d’engager des artistes pour gérer ces expériences fasse son chemin. Apparemment, leur faculté d’émerveillement, leur capacité à s’effacer tout en encourageant des créativités balbutiantes, ont amené les patients à de nouvelles créations, libres et épanouies.

          C’est de ces tentatives que rendent compte certains festivals, dont ART ET DECHIRURE, formule biennale créée à Rouen et qui proposait en 2000 sa troisième manifestation.

 

Stavenin, Agostini, Chaissac, Chichorro, Doisneau, Duhamel, Guitton
Stavenin, Agostini, Chaissac, Chichorro, Doisneau, Duhamel, Guitton

          "Art" et "Déchirure" : ce titre traduit bien la dualité de la démarche dont il rend compte, même si les "classiques" qui  étaient exposés lors de cette manifestation,  appartiennent davantage à la mouvance hors-les-normes qu’à l’Art brut. (¹) D’ailleurs, au lieu de galvauder indéfiniment le sens originel de ce mot si spécifique, il faudra bien un jour se décider à admettre qu’il appartient désormais au seul passé ; et essayer d’en trouver un autre aussi percutant pour désigner toute la création authentiquement péri-asilaire (déjà, " Art en Marge " ou " Art différencié "… s’y essaient) ) : Se côtoyaient à Rouen, Chaissac représenté par une série de très beaux dessins datant de 1947 ; Chichorro et ses îlots de personnages / maisons imbriqués de façon tellement compacte, ses monstres et animaux fantasmagoriques toujours très colorés ; Maîtrejean et Descotils ; Eva Lallement ; Diane Staveris et Hélène Laroche ; une cinquantaine de photos inédites de Doisneau et de Gilles Ehrmann, montrant des sites devenus prestigieux (maison de Picassiette, Palais Idéal du Facteur Cheval, etc.) ou ces personnages eux-mêmes… Enfin, deux grandes dames du tricot/broderie/construction dans l’espace : Anna Murgia et ses arbres polychromes  "lancés" sans relâche, en des troncs et des branches torturés comme par un grand vent, dans lesquels apparaissent des personnages en filigrane ; et puis Rose-Marie Lortet dont l’œuvre se développe en trois axes essentiels, des masques, " petites têtes en l’air ", visages flottants au milieu du vide de l’étoffe/support, ses maisons de fil blanc amidonnées en des raideurs architecturales, et surtout ses grandes compositions réalisées au gré de son imaginaire, sans dessin préalable, de personnages serrés, comme privés d’espace, impressionnants reliefs de mailles sur mailles sur…, sorte d’histoire que l’on veut mener au bout mais qui s’interrompt un jour sans raison apparente, sans doute parce que l’artiste est parvenue à un rythme qui la satisfait ? 

Jaber, Jacquot, Jean-Jean, Lallement, Laroche, Lortet
Jaber, Jacquot, Jean-Jean, Lallement, Laroche, Lortet

          Beaucoup plus violent (et tellement proche finalement de la conception de l’Art "brut"), était le monde pictural créé dans les différents ateliers psychiatriques !

Martin, Merceron, Morel, Murgia, Nonin, Violet-BelliardDescotil
Martin, Merceron, Morel, Murgia, Nonin, Violet-BelliardDescotil

          Celui des grands totems de bois flottés ou mangés par le temps, têtes énormes et dures créées par Vincent Prieur, qui, au pied de l’escalier, accueillaient le visiteur. Celui-ci gravissait ensuite les marches et se retrouvait dans des univers très noirs ou au contraire très colorés ; des imaginaires très riches ou des linéarités obsessionnelles, comme les fleurs ou les formes répétées à l’infini par Patrice Martin ; des portraits complètement déstructurés de Yann Morel ; de petits personnages de gouaches liquéfiées d’Elisabeth Cléon ; et ceux tellement primaux de Gilles Merceron ; des grosses têtes complètement cernées de noir de Christophe Duhamel ; des très classiques femmes nues de Roselyne Viollet-Belliars ; des compositions de voitures et de trains de Lino Agostini, et bien d’autres œuvres remarquables.

          Un monde très diversifié, attestant de la liberté de création des protagonistes de cette manifestation ; marginaux certes, mais devenus artistes par la magie de la confiance et de l’enthousiasme dont ils sont entourés.

 

          Dans le même temps, et dans un lieu très confortable et convivial prêté par le Conseil Général, avait lieu une série de conférences-débats, animée par Annie Boulon (Dans les coulisses de l’art, la folie est un exotisme et Art brut et Art contemporain) ; Marylène Weber (Création singulière ? Expression esthétique de la maladie mentale ?) ; André Roumieux (Histoire de la création artistique dans l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard) ; Geneviève Roulin (La Collection de l’Art brut) ; Lise Maurer (Tenu d’inscrire… d’Hodinos le graveur à Jeanne Tripier la brodeuse, une même nécessité) ; Jeanine Rivais (Evolution de l’Art brut à l’Art singulier au cours du XXe siècle) ; Alain Bouillet (Gaston Chaissac ou la rage de désapprendre) ; Jean-Yves Mesguich (Point de référence, de l’ombre à la galerie, à travers des expositions des artistes de Gugging et de la Tinaïa).

          Des lectures de textes jalonnaient également ce festival qui fut déclaré clos avec Le dire troublé des choses, représentation théâtrale, mise en scène par Thomas Schetting et produite par l’association Via Expresa.

          Une manifestation très intéressante, dirigée de façon très professionnelle par Joël Delaunay et José Sagit ; coordonnée par Bernadette Chevillion et Alain Letuve. Rendez-vous en 2002.

Vincent Prieur
Vincent Prieur

Tous renseignements : " Art et Déchirure ", 4 rue Paul Eluard, 76301 SOTTEVILLE-LES-ROUEN. TEL : 02.32.95.11.78.

 

(¹) PRINZHORN : "Expressions de la folie" : Editions Gallimard.

 

 

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 69 DE JANVIER 2001 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA