Jeanine Rivais : Mario Benjamin, vous êtes l’un des participants de l’importante exposition qui débute à la Halle Saint-Pierre : Voulez-vous vous présenter ?

          Mario Benjamin : Je suis autodidacte, mais un autodidacte qui a vu beaucoup de choses ! Je me suis beaucoup “approvisionné” dans le travail des autres ! 

 

          J. R. : Dès que je vois vos œuvres, je pense, en effet, à Andy Warhol, par exemple.

       M. B. : Peut-être est-ce à cause du fluorescent ?

 

          J. R. : Non, à cause du côté répétitif des “portraits” de personnages.

          M. B. : Oui, mais je crois que nous sommes très différents par quelque chose d’essentiel : d’une part, mon travail est beaucoup plus violent ; d’autre part, Warhol passe carrément par la répétition mécanique des sujets, tandis que mes personnages sont chacun dans leur individualité, que je traite certes, un peu de la même façon, mais sans qu’ils répètent le geste de leur voisin.

 

          J. R. : Peut-on dire alors que la différence essentielle entre vous et Warhol est qu’il œuvre dans une représentation esthétique, alors que vous êtes dans une concentration quasi-ethnologique?

          M. B. : Ethnologique ? Non, je ne crois pas. Et même je refuse ce mot, parce que ce n’est pas ma préoccupation dans mon travail. Il est clair que je peins des gens de race noire, mais ce n’est pas le propos que je développe. 

 

          J. R. : Dans ce cas, expliquez-nous votre démarche ?

          M. B. : Ce qui me préoccupe, c’est la dimension humaine de ces personnages. Et d’une certaine façon, j’aimerais qu’on les voie comme des “êtres”, et non pas comme des “Noirs”. D’autant qu’ils sont roses, rouges, etc.

 

          J. R. : Mais vous venez de dire vous même : “Il est évident que je peins des gens de race noire...” C’est donc vous qui venez de fixer les règles de “votre” jeu.

          M. B. Disons alors que je peins des “Noirs” parce que je vis en Haïti, et que j’ai une relation avec le quotidien haïtien, avec des gens que j’aime...

 

          J. R. : Que voyez-vous alors de contradictoire avec le mot “ethnologie” ?

          M. B. : A mon avis, le facteur race dans mon travail est un détail. Du moins, n’est-ce pas du tout ce que je voudrais qu’on y voie...

 

          J. R. : Ce que vous voulez traduire, c’est la douleur de l’homme qui rentre épuisé du champ ; la douleur atavique du descendant d’esclaves qui a encore dans ses gênes toute la souffrance de son peuple ?

          M. B. : Je ne crois pas que les Haïtiens portent une souffrance dans leurs gênes. Je pense que tous les êtres portent une souffrance. Certaines sont plus évidentes, plus crasseuses, plus poussiéreuses, probablement comme la misère que l’on voit en Haïti ; mais ce qui m’intéresserait serait plutôt un niveau de questionnement sur l’existence. Pas la misère avec le mendiant... mais la misère qui existe dans toutes les îles où je suis allé. Dans toutes les villes, j’ai croisé le désespoir, dans les yeux ; je l’ai croisé quotidiennement dans les trains de New-York, je crois qu’être perdue est le propre de l’espèce humaine...

 

          J. R. : En fait, ce serait un mal existentiel et non temporel ?

      M. B. : Voilà. Ce qui m’intéresse, c’est la dimension existentielle. Du moins, je cherche à l’atteindre dans mon travail. Quand je peins ; quand je regarde le modèle avec lequel je veux travailler, j’espère dépasser la dimension contextuelle, la condition sociale...

 

          J. R. : L’apparence...

          M. B. : Oui. Et c’est pour cela qu’il n’y a pas de fonds, qu’ils sont complètement neutres. Il n’y a pas non plus de vêtements, ils sont à peine dessinés, et bien sûr, il n’y a pas de guenilles, etc.

 

       J. R. : Et cependant, toutes vos “fenêtres”, sauf l’une à droite sont partagées en deux. Est-ce par souci de manichéisme ?

          M. B. : Je ne connais pas ce mot ! 

 

          J. R. : C’est la lutte du bien et du mal, de “blanc” et du “noir” etc.

        M. B. : Probablement. Disons qu’au moins j’introduis la dualité. Il y a toujours le visible, ce que l’on voit, qui est clair ; et ce qui se passe à l’intérieur, qui est tout autre chose ! Ce que l’on est, et ce que l’on prétend être...

 

 

         J. R. : Comment pensez-vous vous rattacher à cette exposition qui s’intitule “Haïti, anges et démons” ? Vous n’appartenez pas à ce qu’il est convenu d’appeler “les classiques haïtiens”, c’est-dire les adeptes du vaudou, l’Ecole de saint-Soleil, etc.  Vous n’êtes pas non plus dans une facture que l’on pourrait appeler européenne, avec toute cette “légèreté”, cette non-implication conceptuelle de l’artiste à l’art ; vous êtes de toute évidence très impliqué dans l’expression du vôtre : essayez de vous situer d’une part par rapport à l’Art haïtien en général, et par  rapport à l’exposition de la Halle Saint-Pierre.

          M. B. : Ce à quoi je m’efforce chaque fois que je travaille, et c’est le grand combat esthétique et formel, c’est d’abord de ne pas me ressembler et surtout de ne pas ressembler aux autres. Je suis donc très content d’être dans cette exposition, “en marge” de ce qu’on a l’habitude de voir. A mon avis c’est l’un des grands intérêts de mon travail, et c’est l’intérêt de la création en général. Un artiste est intéressant dans la mesure où il se démarque des autres, au moment où il se démarque de la communauté, où il existe. Autrement, son travail est de l’artisanat. 

 

          J. R. : Je note que votre œuvre est très réfléchie, longuement “pensée”, par rapport aux autres qui sont beaucoup plus spontanées. 

      M. B. : Est-ce là quelque chose de haïssable ?

 

          J. R. : Loin de moi ce genre d'idée ! D’ailleurs, je n’émets pas de jugement de valeur : je constate ! 

          M. B. : Je prends donc cela comme un compliment ! On emploie le mot “naïf” ou “primitif” un peu abusivement. En ce qui concerne les créateurs haïtiens en général, je crois simplement que ce sont des artistes qui ont d’autres repères, mais qui effectuent un travail très intellectuel, qui n’a en tout cas rien de manuel : ils créent des mondes spirituels, ésotériques, mystiques, qui passent par une réflexion profonde.

 

          J. R. : Et maintenant, avant de conclure : quelle question aimeriez-vous vous entendre poser ?

          M. B. : Eh bien, par exemple : pourquoi ne suis-je pas un artiste vaudou ?

 

          J. R. : Serait-ce parce que vous êtes trop profondément intellectuel ?

          M. B. : Non. Tout simplement parce que je suis profondément athée ! 

 

        J. R. : Je vous crois. Néanmoins, il y a dans les visages de vos personnages une sorte de Credo qui fait qu’au fond, ils  –donc vous-- ne sont peut-être pas si loin de l’Art vaudou que vous voulez bien le dire ...

          M. B. : Je dois avouer qu’il existe un Art vaudou extrêmement puissant, extrêmement riche, et je verrais comme un compliment d’entendre que j’en sois proche. Mais cela ne viendrait pas d’un terreau commun de religiosité.

 

        J. R. : Est-ce à dire que vous ne revendiquez pas du tout vos racines ?

          M. B. : “Racines”, voilà encore un mot qui me fait peur. Qu’est-ce que c’est ? Quelles sont vos racines, par exemple ? Le Judaïsme ? Le catholicisme ?

 

          J. R. : Non, pas du tout ! Bien sûr, c’est le christianisme comme la majorité des gens en France. Mais quand je parle de mes racines, je ne pense pas à mes racines religieuses, je parle de mes racines culturelles, etc.

         M. B. : Haïti possède aussi une longue tradition catholique, une certaine affirmation du Protestantisme qui est en train de devenir de plus en plus agressif, souvent, d’ailleurs, à l’opposé du vaudou. Et puis, il y a les gens comme moi qui ne croient ni en Dieu, ni aux esprits. Je fais partie des païens de cette exposition ! 

 

          J. R. : Avant de nous séparer, parlez-nous un peu de votre carrière ? Et pourquoi ce choix de couleurs tellement violentes ?

          M. B. : Je travaille depuis plus de quatre ans sur ce thème et avec ces couleurs. Parfois, je varie avec des nuances de verts. J’aime bien partir pour le fond de cette gamme joyeuse, à la Warhol justement, et d’en faire tout autre chose ; par exemple, détourner la légèreté du rose, ou le côté provocant du rouge ; occulter l’utilisation courante de ces couleurs...

 

          J. R. : Ce qui est surprenant, en effet, c’est qu’à partir de deux couleurs dramatiques lorsqu’elles cohabitent, vous arriviez à faire non quelque chose de tragique, mais une œuvre à connotation calme. Certes, votre personnage est certainement quelqu’un qui se pose des questions, et souffre beaucoup. Néanmoins, il le fait sans agressivité. Et je ne vois guère d’autres mots que “calme”, “philosophe” pour le définir.

          M. B. : A ce niveau, il y a une qualité du regard haïtien qui m’impressionne. Une grande gravité. Derrière laquelle on devine beaucoup de souffrance. On sent aussi un grand détachement par rapport aux choses.  C’est une caractéristique très puissante de la culture haïtienne. Ce détachement est, par exemple, dans le regard paysan avec une grande force, mais une force habitée de souffrance. Sans que cette souffrance débouche sur le désespoir. Parce qu’elle témoigne aussi d’une grande sagesse. C’est cette richesse pleine de nuances qui me fascine, et à ce niveau-là, je trouve grâce à ces regards une nourriture très riche en Haïti. Je saurais probablement les trouver dans une autre culture, mais il faudrait que j’apprenne à y découvrir cette dimension-là. 

 

 

Entretien réalisé à la Halle Saint-Pierre le 21 mars 2000.  

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 69 DE JANVIER 2001 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.