M'an Jeanne dans ses oeuvres
M'an Jeanne dans ses oeuvres

" Il était une fois une grand-mère qui s’ennuyait dans la grande et sombre cuisine du château… " 

          Ainsi commence, accompagnant dans le catalogue, plusieurs centaines de reproductions de dessins, l’histoire d’une vieille paysanne qui, ayant par hasard trouvé des crayons de couleurs oubliés dans sa cour, se mit, à soixante-et-onze ans, à dessiner. Dorénavant, comme une vague qui s’élance, semble parfois sur le point de mourir sur la grève, mais repart de plus belle, elle réalisa en quatre courtes années, de ses pauvres mains déformées par les rhumatismes et le travail de toute une vie, et de son grand cœur qui avait gardé sa candeur d’enfant, une véritable œuvre picturale dont on peut dire qu’elle fut à la fois création d’Art brut, création naïve, création –oh combien originale-, et par-dessus tout création poétique.

 

  Si bref fut le passage de cette authentique artiste que l’on se plaît à rêver à ce qu’elle aurait pu imaginer si elle était devenue centenaire, pour vivre en 2002, l’hommage qui lui a été rendu ? Car s’il lui fallut "conquérir" une technique, elle posséda innés, le sens des couleurs, de la fantasmagorie, le sentiment récurrent qu’à un moment donné (souvent à la suite d’une maladie ou d’une crise d’arthrose), il lui fallait, pour reprendre son expression, "changer de mode". De mode, elle en changea, en une progression qui est un véritable enchantement ! Ainsi passa-t-elle des simples formes géométriques gigognes et alignées, un peu maladroites comme si les doigts n’obéissaient pas (pas encore) ; à de petits dessins pictographiques d’objets qui entouraient sa réalité campagnarde (la cocotte, le hanneton, le chien, la voiture…) sagement alignés à la manière des frises scolaires…

 

           Jusqu’au jour où, l’air d’être venus se placer sous une loupe ; d’être las, peut-être, de tant de sagesse, ces petits dessins ont grandi; ils ont "quitté la frise" où s'exprimait la quotidienneté de leur créatrice ; commencé à traverser la feuille. Ayant conquis leur espace, ils sont devenus "le sujet", entourés de merveilleux décors semblables à ceux des contes fantastiques. Enfin, comme si elle avait acquis des certitudes, Jeanne Vetter  appelée de tout temps M’an Jeanne par son entourage, a basculé carrément dans la fiction ; créé d'un coup un monde imaginaire, sans pour autant renier ce qu'elle dessinait auparavant : Les oiseaux, les fleurs, les papillons ont, sur chaque dessin, animé le décor à l'arrière-plan des "familles" qu'elle a alors mises en scène ! Mais à l'avant du dessin, fixant le visiteur de leurs grands yeux noirs, rieurs, éplorés ou perplexes, cerclés d'un ovale coloré, elle a installé des personnages aux oreilles décollées, immenses ; coiffés de bonnets de fou, de potirons ou de casques aux pointes symétriques ; vêtus de costumes intemporels finement ouvragés ; chaussés de poulaines démesurées. Laissant le champ libre à son imaginaire, M’an Jeanne est entrée dans la fantaisie émaillée d'humour. 

          Dans le même temps, elle a inconsciemment généré un monde psychanalytique assez équivoque : Car la "femme" arbore sur sa poitrine une fleur, mais l'"homme" a, dans le ventre, une sorte de petit reliquaire contenant en gestation un être minuscule, un visage, une araignée... Des sexes apparaissent. Les mains disposant d'un nombre variable de doigts dont l'un souvent levé prophétiquement, sont terminés par des ongles rouges très agressifs. Même le coq, omniprésent, souvent glissé dans des ventres ou des bouches hurlantes, suggère que parfois, les rêves picturaux de M'an Jeanne étaient peut-être des cauchemars...

Quoi qu’il en soit, cette artiste a suscité l’enthousiasme immédiat du poète Fernand Rolland qui vivait sous son toit ; de son fils Jean-Louis Vetter qui avait créé dans les anciens communs du château un Centre d’Art ; et d’un instituteur apparemment féru de la méthode Freinet… Elle s’est vue tout à coup entourée d’une foule d’écoliers qui se sont mis à rêver, et ont voulu faire rêver les autres. Leur enthousiasme est tombé dans des oreilles de journalistes… De sorte que cette œuvre qui aurait pu rester anonyme a soudain rayonné à travers la Puisaye, et comme une onde de choc qui va s’élargissant, est parvenue à la Fabuloserie, à Lausanne… Bref, M’an Jeanne est devenue, et c’est tant mieux, l’un des référents les plus admirés du monde de la création singulière.

Jeanine RIVAIS

 

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GHISLAINE MOREL, EMULE DE M'AN JEANNE

          Bien sûr, une telle création et des admirateurs aussi inconditionnels ne pouvaient que faire des émules. Parmi eux, Ghislaine MOREL, qui eut, en 1991, l’idée de créer un Musée M’an Jeanne. En général, elle est, avec de la résine ou du béton, sculptrice animalière. Mais pour la circonstance, elle a délaissé ses bêtes étranges, inquiétantes gargouilles, souvent plus proches de la fiction que de la réalité ; et s’est mise à reproduire en trois dimensions et de taille humaine, les gentils personnages de M’an Jeanne. Depuis plusieurs années, leur nombre va croissant. Etablis dans le jardin derrière le musée, ils jouent à cache-cache avec les arrivants ; contrastant de leurs couleurs tendres  avec le vert et le brun des arbres.

 

      Fidèle dans le moindre détail aux originaux dans cette construction/création/hommage, Ghislaine Morel a, dans de bonnes figures aux lèvres fendues en un sourire, écarquillé des yeux ; étalé des oreilles ; doctement levé des index ; réalisé des coiffes cornues, pansues ou surmontées de cimiers sophistiqués ; ornementé des costumes de petites frises géométriques ; ponctué des robes de lunules polychromes ; plaqué sur des poitrines des fleurs ou des signes cabalistiques… Mais surtout, elle a su rendre à merveille l’attitude de ces petits êtres : jambes écartées comme pour affirmer leur existence par une assise résolument établie ; bras le long de leurs courtes cuisses ; mains écartées en un geste démonstratif d’une évidence connue d’eux seuls ; ou mains croisées sur le ventre pour y comprimer un secret ; le corps légèrement tendu vers l’avant comme prêts à s’adresser au visiteur… ils confirment que M’an Jeanne eut pour leurs modèles miniatures beaucoup de talent, de tendresse et d’imagination. Et que ce talent, cette tendresse et cet imaginaire très vif et poétique sont aujourd’hui l’apanage de Ghislaine Morel.

 

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La cour du Musée M'an Jeanne où avait lieu l'hommage
La cour du Musée M'an Jeanne où avait lieu l'hommage

M’AN JEANNE ET LE THEATRE

 

Si M’an Jeanne avait vécu, elle n’aurait pas non plus manqué d’être surprise par la représentation théâtrale conçue en hommage à sa créativité ! Traversant à pas menus la cour du château, ses mains noueuses appuyées sur sa canne, elle aurait sûrement ressenti beaucoup d’humour et de tendresse en croisant ses petits personnages qui y avaient soudainement pris vie.

M'an Jeanne et ses petits admirateurs
M'an Jeanne et ses petits admirateurs

Cette naissance collective n’était pas due au hasard, mais au travail acharné de plus d’une année, d’autres émules , souvent en herbe comme les élèves de plusieurs écoles, dont ceux de Villeneuve-Les-Genêts, sous la houlette de Sandrine Maurice qui, bien longtemps après la lettre, perpétue décidément l’esprit du pédagogue Freinet**. Encadrés par les acteurs de la troupe parisienne du Tri Porteur, sur un scénario et une mise en scène de Sarah Koudlansky ; vêtus de costumes et de masques conçus par Franck Leberquier (lui-même peintre et sculpteur) ; " devenus " en somme les créatures imaginées par M’an Jeanne ; tous ces protagonistes ont fait se dérouler le fil de la vie de la vieille dame. Dans un premier temps conçus en noir et blanc et avançant comme un film muet, sa jeunesse, son mariage, sa vie paysanne anonyme, besogneuse…

le théâtre dans la cour
le théâtre dans la cour

          Et puis soudain, le spectacle s’animait, passait à la couleur, devenait sonore : M’an Jeanne avait trouvé des crayons, s’était mise à dessiner…Le quotidien se teintait alors de fantasmagorie : les habitants de la ferme côtoyaient d’étranges individus vêtus de non moins étranges costumes. Dans " la cour " avaient lieu, aux sons d’étranges instruments, des bacchanales provoquées par Thierry Bouchier et l’Ecole de Musique de la Puisaye  et par la harpe de Ségolène Butin ; tandis que les enfants de Villeneuve faisaient tinter entre les hautes murailles les dorénavant classiques Structures Baschet dirigées par Pierre-Marie Combe : litanies, chansons, danses, dialogues et soliloques se croisaient, se chevauchaient : Bientôt, cette composition inattendue ne se contentait plus d’être un récitatif : Elle mêlait, comme dans les contes de fées, animaux, humains et allochtones polychromes issus de l’imaginaire de cette artiste toute neuve qui eut à peine le temps de faire quatre petits tours et puis s’en alla. L’action se faisait fantaisie, variation sur un thème auquel elle donnait des accents oniriques ! L’univers de M’an Jeanne était à la fois présent et transcendé comme en un rêve où le dormeur ne se souviendra que de courts épisodes d’une histoire qui a enchanté sa nuit : Tout en restant fidèle à son esprit, l’aventure prenait des libertés avec la réalité ; devenait littérature : Au Tremblay, au-delà de l’histoire, devant les minuscules fenêtres de la cuisine antédiluvienne où une absente talentueuse coula sa vie ; la fiction picturale était devenue théâtre !

 

**(chacun se souviendra de son Millén’Arts et de ses " 2000 œuvres pour l’an 2000 " qui avaient, au début du siècle, sorti de sa torpeur ce petit village de 250 habitants : au cours de cette manifestation, de nombreux dessins d’écoliers avaient aussi illuminé les murs mangés de pluie !)

 

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M’AN JEANNE ET SES INVITES 

 

Enfin, dernier volet de ce grandiose hommage à une femme dont la vie fut si humble, l’exposition estivale de peinture, comportant une très importante rétrospective des œuvres de M’an Jeanne, et l’édition d’un magnifique catalogue en couleurs, à la fois biographie et rappel de la fulgurante progression picturale de cette paysanne que rien ne semblait prédestiner à une fin de vie si riche et créative !

A cette occasion, Jean-Louis et Ghislaine Vetter, fondateurs du Musée M’an Jeanne, et dans le même lieu directeurs du Centre Régional d’Art Contemporain, ont voulu inviter sous ces combles des anciennes dépendances du château qu’ils ont fort agréablement aménagés, quelques artistes dont on peut dire qu’ils sont inclassables : un peu créateurs d’Art brut, beaucoup créateurs d’Art naïf, mais ni l’un ni l’autre tout à fait, au sens que l’usage et les décennies ont donné à ces deux mouvances.

Pour ce faire, ils sont allés prospecter dans les inépuisables réserves de l’ancienne Galerie l’Oeil-de-Bœuf, désormais devenue Collection Cérès Franco d’Art contemporain et installée à Lagrasse dans l’Aude ; et dans celles de Dominique Polad-Hardouin qui dirige la toute jeune Galerie  Idées d’Artistes.

Et, clin d’œil de bienvenue aux visiteurs, deux petites tapisseries d’ODILE LERAT les accueillaient en haut de l’escalier. Habituellement, cette lissière crée avec beaucoup de talent, et une technique à toute épreuve, de grandes tapisseries épaisses, aux couleurs chaudes et vives, semi-figuratives, dont les personnages stylisés ont l’air d’être saisis en un mouvement vif balayant la largeur de l’œuvre. Pour l’exposition du Tremblay, elle a choisi des objets rattachés au quotidien de M’an Jeanne et souvent dessinés par elle ; et les a transposés  dans la laine. De sorte que, alignés en frise comme les originaux, ils affectent de petits airs ludiques et tendres, complices assurément ! 

J.R. 

 

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CENTRE REGIONAL D’ART CONTEMPORAIN. MUSEE M’AN JEANNE.Château du Tremblay. 89520 FONTENOY.