L’appartement des époux Farellier, dans l’ouest de Paris, est depuis plus de dix ans, le lieu de rendez-vous d’un nombre croissant d’amateurs de poésie ; et de poètes à qui le couple prête ses salons afin de leur permettre de faire connaître leur œuvre.

Décembre 2000 : étaient présentés Maurice Lestieux et Katty Verny-Dugelay.

 

          Maurice Lestieux, auteur d’une poésie grave ; appartenant à une génération qui a eu le temps de méditer sur le sens de la vie et de la mort ; pour qui 

« Ce sont nos morts

 Qui veulent d’autres portes

 Pour la liberté, désormais, de leur âme…

(pour qui) Il doit y avoir un chemin… »

L’auteur, donc, d’une quête mystique à travers l’espace, le temps, les éléments (Nickel, Coquille…) ; d’une volonté de percer le « Secret des choses » en tentant de capter les bruits, la lumière, le mouvement cosmique, aimer la terre pour « sa cargaison d’amour et de promesse »

 

          Katty Verny-Dugelay, créatrice d’une œuvre à la fois profonde et lyrique, dont l’écriture en vers libres emmène le lecteur à travers le cycle des saisons, du temps des semailles jusqu’à la gousse féconde, le temps où (il faut)

« l’embu vierge

l’arôme du raisin foulé

avec le sucre et le ferment

les palissades du soleil

entre les fûts de bois cerclé

pour vendanger la joie des souvenirs »

 Elle le guide aussi vers de merveilleuses impressions de voyages, moments de pur bonheur au cours desquels elle révèle encore son talent spontané ou au contraire sophistiqué (« dais ombellulés ; bourgeons turgescents du printemps… »), avec un instinct pour le mot qui surprend ; pour « la douceur de la bouche pleine du fruit d’une voyelle… »

 

Pour le public de ce soir-là, étaient donc proposés deux univers ; décryptés deux imaginaires différents ; mais assez riches et pittoresques pour se prêter magnifiquement à la lecture à haute voix… A condition que pour l’un, cette voix scande les questionnements ou les décisions, martèle les itinéraires, sertisse les images et les métaphores ; pour l’autre, module les veloutés, chuchote les allitérations mouillées, articule les nuances… Deux styles, deux cheminements poétiques qui auraient dû emmener les spectateurs d’un vertige existentiel (invectivant)  « l’orage aux mille traits » à des sensations ponctuelles, butinées « dans la lumière du pin… les floches blanches de l’aubépin…(le) temps d’un instant démesuré… ».

 

Or, au fil de la soirée, nulle différence n’apparut, où cinq lecteurs leur prêtèrent leurs voix (les deux auteurs et Paul Farellier hôte de la soirée, poète lui aussi ; Claude Micoski acteur de théâtre ; une jeune fille, Sylvie de la Forest). Et, à l’ouverture de la discussion, il fut remarqué que la même grandiloquence avait fondu ces deux œuvres en une surprenante identité.

Aussitôt, comme un barrage qui vient de craquer, un brouhaha s’éleva, d’où il ressortit que, de lecture en lecture, d’auteur en auteur, de lieux en lieux consacrés à la poésie, se pose la même interrogation : Est-elle faite pour être lue ? Pour être dite à haute voix ?  A haute voix dans le silence ? A haute voix face à un auditoire ? Lue par le poète lui-même (ce que corrobora une poétesse, récusant tout un chacun pour la présentation de ses propres œuvres) ? Lue par d’autres, comme c’était le cas ce soir-là ? 

 

Pris au dépourvu, les interprètes arguèrent qu’assumant la responsabilité d’être les porte-parole des auteurs, ils ressentaient spontanément le « besoin » de se placer à l’apogée ou au tréfonds de leur «dit» ; au plus près, donc, de l’essence même de leur poésie. Et que, pour ce faire, n’ayant que la parole, ils se sentaient tenus de situer celle-ci à son sommet. A quoi il fut répondu que la poésie dite avec trop d’emphase perd de son efficacité ! 

 

Fort bien. Mais de ces cinq tessitures si différentes dans une conversation, comment se fait-il qu’il ne ressortait finalement qu’une même ligne mélodique ? Et qu’est-ce qui faisait que, dans cet unisson, les uns étaient audibles, l’autre guère ? Il semble que chaque poète, d’une sensibilité sinon proche du moins sans opposition avec les messages poétiques des autres, et appartenant à des générations voisines, trouvait instinctivement leurs moments forts, et y parvenait en un crescendo identique ; que Claude Micoski, avec sa belle voix posée parfaitement articulée, habitué à parler sur une scène pour un public lointain, l’avait feutrée, mais avait gardé son savoir-faire pour placer, lui aussi, aux bons moments les mêmes temps forts. Quant à la jeune Sylvie de la Forest, de la génération nouvelle qui n’articule ni ne lie, elle n’avait pour « réciter » que son amour évident de la poésie. Sa voix sourde qu’à aucun moment elle ne força, réduisit sa lecture à un filet et, malléable, se fondit dans la diction des autres.

 

Apparut alors comme une évidence, la différence entre « savoir lire » et « vouloir lire ». Il semble que « savoir lire » soit posséder la science intuitive de dégager d’un poème chaque groupe de souffle, de façon qu’instinctivement l’auditeur, baigné dans une osmose contenant-contenu, soit amené, une fraction de seconde à l’avance, à en deviner la chute : Ainsi, lorsque de Maurice Lestieux fut évoqué « l’ultime mystère de… »  aurait dû monter aux lèvres de tous, « la mort » ou son antithèse « la vie ». En l’occurrence, cette participation-réflexe, ce jeu auditif et psychologique, auraient prouvé leur compréhension et leur émotion situées tout près de l’auteur qui désirait « débusquer peu à peu les secrets, /  Avancer seul le front / Contre l’ultime mystère / De la mort… ». Ils auraient également, dans Rhizome de Katty Verny-Dugelay, été conduits à pressentir « la nappe rouge du couchant » , « les photophores de la rivière », parce que « couchant » et « rivière » sont des mots sur lesquels chacun a rêvé ; de même que « l’ambroisie » est porteuse d’une connotation moyenâgeuse très forte, etc. Et ce voyage onirique parallèle à la lecture leur aurait fait prendre la mesure angoissée de la question finale : « de qui es-tu l’hôte ? »

Mais toutes ces émotions subséquentes à une interprétation nuancée furent compromises par le fait que les timbres graves et récitatifs des hommes entraînèrent, lièrent à eux, par une sorte de syncrétisme inexorable, les deux voix féminines, de sorte qu’en très peu de temps, tous lisaient sur le « même ton » en une simple relation paroxysmale, et non une décharge émotionnelle.

 

Une belle envolée d’un auditeur passionné exposa de façon éclatante la difficulté insoluble de la relation « poésie » et « oralité ». Il affirma que, même en apportant des émotions fortes, il n’y aura jamais une seule façon de dire, « à cause de la plasticité du verbe » qui porte « la voix intérieure du poète, la voix des mots, les lignes mélodiques qui s’entrecroisent, la couleur des mots, le volume des mots… ».

(D’où le paradoxe encore plus évident, d’avoir entendu lire d’une seule voix deux poésies spécifiques, et du caractère irrésistible de la non moins évidente monodie qui s’était instaurée !) Paradoxe encore, vu la façon dont, immédiatement, tous ont pris parti pour la lecture ou pour l’investissement passionnel, le fait que cette discussion n’ait pas déjà, dans le passé, explosé au grand jour !

 

Surpris par la fougue de cette cascade de réactions ; et bien que conscient de n’être pas « personnellement » attaqué, le groupe de lecteurs se déclara impuissant à trouver une solution ; sauf peut-être à adopter la ligne contemporaine, et à « jouer », « mettre en espace » la poésie. Mais cette théâtralisation ne la détourne-t-elle pas de son intimité et de sa particularité ? 

 

Optimiste, Paul Farellier rassura son public en affirmant que l’on « continuerait  néanmoins à lire de la poésie chez lui » ; et comme gage référentiel évoqua le célèbre enregistrement du Pont Mirabeau dit de façon absolument neutre par Apollinaire ; concluant avec humour que, s’il avait été entendu à cette soirée, ce dernier n’aurait pas manqué de soulever une véritable houle ! 

 

Reste que le problème est posé dans sa dualité : Comment « lire » la poésie ? « Qui » « sait » lire la poésie ?

Maurice Lestieux : 

Laissez le temps en liberté 

Demain un autre jour (Ed. Barré et Dayez)

Demeures de lumière

Naissance d’un jour (Ed. Les amis de la poésie)).

Il doit y avoir un chemin suivi de Pour un bonheur en ré et de Sous l’olivier la demeure (Ed. Les Presses littéraires).

 

A paraître : 

Le Poète c’est toi !

****

Hérésie

Nos célébrations soient à ciel ouvert,

Désormais,

Dit Pharaon.

L’étoile ne sera plus peinte sur lazulis.

Que les bosquets sacrés

Déjoignent les dalles

De nos péristyles sourds. 

Que les lotus érigent leurs corolles

Comme l’arbre universel,

Au matin,

Salue son créateur

A l’horizon.

Ainsi, nous, dépouillés d’antiques peurs,

Guettons-nous notre Nil céleste.

 

Katty Verny-Dugelay : 

Corolles de l’ombre

Saisons du silence

Herbe ouverte                    (Ed. Caractères)

La Pointe du Souffleur

Rhizome

Labyrinthe du rêve (Ed. L’Arbre à paroles)

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Longtemps la maison

où tu es né

enveloppe tes peurs

un jour tu sais

la maison est le monde

où tu nais

Les tendres muqueuses de l’aurore

Le guet du soleil et de la joie

Le bercail du ciel, les grelots de la nuit

 

Dans l’ombre mouvante et le vivier des

                                             mots

Une main ardente tient l’absence

puis cueille la fleur ajustée à l’instant

 

Jeanine RIVAIS

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN DECEMBRE 2000.