FRANCOIS LAUTISSIER

Entretien avec JEANINE RIVAIS

********************

          Jeanine Rivais : Vos œuvres sont des constructions de personnages totémiques, à partir d’objets de récupération retravaillés, grattés… : roues, manches de couteaux, cylindres, etc. 

          Contrairement à la plupart des œuvres de vos confrères en Art-Récup dont les œuvres sont couleur bois, naturelles ; et qui donnent la primauté à l’aspect usé, témoin du passé…  les vôtres sont très colorées, dans des couleurs d’ailleurs très harmonieuses. Et, ce qui est encore plus surprenant, c’est qu’à part les bois, tous vos ajouts semblent neufs.  Pourquoi ?

          François Lautissier : Non, ce ne sont pas des objets neufs. La plupart des éléments de ces quatre sculptures viennent de décharges siciliennes ; les autres qui sont à l’intérieur, ont été récupérés sur des plages. 

 

J. R. : Contrairement encore à beaucoup de vos collègues d’Art-Récup’, le fond tient une très grande place par rapport à vos personnages.

          F. L. : C’est que pour moi, est important le mariage de la peinture, du décor peint et des assemblages. Je ne fais pas que des assemblages, je peins aussi et dans mes peintures le décor est aussi important que le sujet. 

 

          J. R. : Mais ce décor semble hésiter entre être réaliste et être décoratif. Pourquoi procédez-vous ainsi ? Comment le définissez-vous ?

          F. L. : Mes « pourquoi » sont très difficiles ! Le tableau s’intitule « Le faiseur d’arcs-en-ciel». 

 

          J. R. : Mais si je « lis » au premier regard vos poissons et la rivière, pourquoi n’en va-t-il pas de même pour l’arc-en-ciel ?

          F. L. : Parce que l’arc-en-ciel est beau avec l’assemblage de ses couleurs et le jeu avec le soleil. Mais en même temps, il y a l’intervention de l’homme…

 

          J. R. : Quel que soit le personnage, et quel que soit le matériau ; quelle que soit aussi la conception de la silhouette,  la figure est toujours plate et peinte. Pourquoi ? 

          F. L. : Je ne sais pas trop. Peut-être pour la marquer plus nettement, pour qu’elle soit bien définie. Je porte en moi la couleur. Je vis dans un monde imaginaire coloré. J’aime donc que mes personnages soient colorés. 

 

          J. R. : D’accord. Mais les autres éléments du corps sont en relief. Pourquoi la tête ne l’est-elle jamais ? 

          F. L. : Je l’ignore. Mais si vous avez des suggestions, j’en serai heureux. 

Une chose est sûre, c’est la récurrence des personnages doubles. 

 

         J. R. : Je n’ai bien sûr aucune explication définitive. J’ai seulement pensé que cela tenait peut-être au fait que vous donniez tant d’importance au décor ? A tel point que, sur certaines de vos œuvres, on « cherche » l’individu. Ou bien sa place dans le tableau est assez ambiguë.

Ce qui m’a semblé curieux, également, c’est que toutes les petites têtes soient plates, régulières, bien découpées, sans aucune place pour le hasard ; par rapport au reste qui est souvent moins élaboré, plus aléatoire. 

          D’ailleurs, ces têtes semblent jouer une telle importance que parfois elles ont pratiquement pris la place des mains. Par opposition, les corps sont souvent fusionnels.

          F. L. : Je suis d’accord. Il est vrai que c’est une image récurrente que je promène depuis 88 où j’ai commencé à faire des doubles visages. Tant que cela m’inspire, je continue à procéder ainsi, sans trop chercher de motivations. 

          Pourtant, je crois qu’il s’agit de contredire le caractère unique de l’individu. Pour moi, l’individu n’est pas « un », il est toujours plusieurs. Chacun combat la solitude. Mis à part pour quelques êtres qui cherchent à s’isoler, elle n’est pas naturelle chez l’homme. Et encore ces solitaires ont-ils la compagnie des oiseaux, d’animaux ou de végétaux… En fait, il s’agit d’un combat contre l’unité. Chaque individu comprend donc deux personnages, peut-être même quatre, jamais un seul corps. Jamais un personnage seul.

          Et puis, j’aime cette ambivalence des personnages. Combien y a-t-il de corps ? De quel côté leurs yeux regardent-ils ? Parfois, je « dis » quelque chose, et après je vais me contredire. Il y a de multiples facettes possibles…

 

          J. R. : Tout de même, vos personnages, même fusionnels comme nous venons de le dire, regardent toujours le monde en face. 

          F. L. : Il m’arrive d’en faire de profil. Mais il est vrai que, même si je fais le nez et la bouche de profil, on a toujours l’impression que l’œil regarde en face ! Je cherche toujours cette communication entre le spectateur qui regarde, et le regardé qui, lui aussi est regardeur. Il est en fait, à l’image de l’homme.

 

          J. R. : Je trouve que cette façon de procéder donne une « présence » à vos personnages. Ils sont « assis » dans la vie. Ils ont assez d’audace pour regarder en face. Ils sont sans hésitation, sans dérobade… Etes-vous d’accord ?

         F. L. : Oui. Certaines personnes trouvent ce regard provocant. Elles sont gênées par ces yeux qui ont l’air de les fixer. Mais j’aime le rapport de ce regard affirmé. 

Je sais que mes personnages vont être regardés. Je leur donne donc le moyen de « répondre ».

 

          J. R. : Je trouve votre travail très gai, décoratif. Je n’ai pas l’impression que vous soyez un artiste angoissé, malheureux ? En tout cas, votre œuvre est épanouie.

         F. L. : Vous savez, cela n’empêche pas les angoisses. Je crois que je suis comme tout le monde. Mais comme tous les artistes, j’essaie de les transcender à travers mes images. 

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DE L'EXPOSITION "LE PRINTEMPS DES SINGULIERS" EN 2003, à l'ESPACE SAINT-MARTIN, 199 BIS RUE SAINT-MARTIN 75003 PARIS.