ESKA KAYSER

Entretien avec JEANINE RIVAIS

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          Jeanine Rivais : …Qu’est-ce qui vous fait dire que vous n’appartenez pas à l’Art singulier ?

          Eska Kayser : C’est parce que je fais de la peinture, je n’utilise pas des matériaux pour réaliser mes tableaux.

 

          J. R. : Mais dans l’Art singulier, les peintres sont très nombreux ! Artiste singulier n’est pas forcément synonyme d’artiste d’Art-Récup’. Il se trouve qu’ici cette branche est abondamment représentée. Mais de toutes façons, être artiste singulier est plus une question d’état d’esprit que de technique.

          E. K. : L’état d’esprit y est peut-être, je ne sais pas ?

 

          J. R. : Puisque vous semblez sceptique, voulez-vous me dire dans quel esprit vous travaillez ?

          E. K. : Je crois que je le montre assez dans mes tableaux ! Les visages m’intéressent beaucoup. 

 

     J. R. : Vous montrez le visage, certes, mais en même temps vous le cachez. D’une façon ou d’une autre.

          E. K. : C’est exact. C’est un problème que je me donne.

 

          J. R. : Nous sommes donc dans un problème de « présence/absence » ?

          E. K. : Absolument. Oui, j’entretiens une certaine ambiguïté, pourquoi, pour qui ? Le visage caché, l’est-il par une caresse ou une abrasion ?…

 

          J. R. : Certains de vos personnages ont un « beau » visage, presque décoratif. Mais, dans le même temps, vous suscitez une sorte de répulsion parce que ce visage est complètement grêlé. Comment passez-vous de l’un à l’autre ?

          E. K. : Je travaille dans le métro, quand je voyage, quand je vais au cinéma. Cela me pose une problématique. C’est peut-être pourquoi ma façon de faire est un peu saccadée. Et puis j’écoute la radio, la guerre… je subis toute cette violence. C’est pourquoi je ne fais jamais de longues séries. J’ai tous les jours des choses à dire. Une chose m’entraîne vers une autre. 

 

       J. R. : Vous ne faites que des personnages seuls, ou bien vous arrive-t-il d’en mettre plusieurs ? J’aperçois ici un visage à peine détectable, et devant un groupe qui me fait penser à des danseurs ? Est-ce ce dont il s’agit ?

          E. K. : Pas tout à fait. Il s’agit d’une agression.

 

          J. R. : Mais elle est informelle, difficilement lisible.

          E. K. : Pour moi, elle ne l’est pas. Cette agression cache le visage. Celui-ci est très souvent caché, ou au contraire surmultiplié. 

 

          J. R. : Et pourquoi cette agression permanente au visage ? 

          E. K. : Parce que le visage témoigne que le personnage est agressé par la nuit. 

 

        J. R. : Comment concrétisez-vous la nuit ? Vous placez ce visage dans le noir ? Sommes-nous  en pleine fiction ? 

        E. K. : Non. Le personnage est crucifié. Je suis toujours à la limite de la fiction ! Quand le titre de l’exposition dit « inclassables », je me sens mieux dans « inclassables » que dans « singuliers ».  Singuliers, nous le sommes tous. Très gentiment, on m’a invitée, et j’ai trouvé le lieu tellement beau que j’ai voulu le partager. Mais je m’interroge…

 

          J. R. : Sur certains tableaux, vous avez deux fois le même personnage, dans des teintes différentes : peut-on dire qu’il s’agit d’opposition, de relation manichéenne, du fameux « blanc/noir » ; « masculin/féminin » ?

          E. K. : Non, il n’y a pas de relation. Je dirai plutôt qu’il s’agit de tendresse. Le tableau que vous me montrez, où deux mains enserrent un cou est construit sur une ambiguïté : Là où tout le monde voit du tragique, je vois des réactions très humoristiques. Je le sens comme cela, en tout cas…

 

          J. R. : Mais vous avez presque supprimé le corps ? Vous passez d’une tête quasi-difforme avec un seul gros œil,  à de lourdes jambes. Est-ce pour l’empêcher de monter à l’échelle que vous avez placée à côté ? 

       E. K. : Non. Il est aérien. Il n’est presque plus sur terre. Pourtant, il a des pieds, d’où l’ambiguïté. Ne croyez surtout pas que j’en fasse une théorie. Je le vois plastiquement. Je ne « veux » pas représenter une idée, mais c’est ainsi que je le sens. 

 

          J. R. : Et cette façon de composer le tableau avec presque toujours une femme enceinte…

       E. K. : Presque toujours. Peut-être pas forcément enceinte, mais avec un ventre proéminent, en tout cas.

 

          J. R. : L’omniprésence du ventre est curieuse, en effet, mais le petit personnage qui sort de la tête… 

          E. K. : La tête est tout à fait petite par rapport à l’échelle du corps. C’est une échelle, ce corps ! En fait, contrairement à ce que vous imaginez, ce n’est pas un personnage qui en sort, c’est elle qui passe à travers les nuages, c’est comme un allongement démesuré, mais tout en ayant les pieds sur terre. 

 

          J. R. : Il me semble pourtant que ces deux pieds sont en contradiction avec cette tête : elle est toute petite et ils sont énormes. En somme, ce personnage serait comparable à l’albatros de Baudelaire… l’un empêché par ses ailes, l’autre par ses pieds…

          E. K. : Vous savez, je crois que si un être peint, c’est qu’il éprouve une déchirure… Moi, je vois d’abord la plastique. J’ajoute ensuite l’idée, mais ce n’est pas elle qui m’a dirigée. 

 

          J. R. : Peut-on conclure, après ce que vous venez de développer, que, lorsque vous peignez un personnage avec une énorme bouche rageusement raturée de multiples traits rouges, il est dans une souffrance telle qu’il a perdu la parole. 

          E. K. : Non, c’est qu’il marque une pause, qu’il prend un temps de réflexion. Mon travail n’est pas figuratif, donc la souffrance ne peut pas apparaître. Tout ce qui m’arrive est en fait tellement irréel que ce ne peut pas être de la souffrance… Plutôt une espèce d’étonnement…

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DE L'EXPOSITION "LE PRINTEMPS DES SINGULIERS" EN 2003, à l'ESPACE SAINT-MARTIN, 199 BIS RUE SAINT-MARTIN 75003 PARIS.