Un jour, Badia a « quitté » la couleur, ces rouges/jaune orangé/bleus… dont tout le monde avait conscience. Et le spectateur s’est retrouvé devant un village entier d’individus noirs comme le charbon. Avec ici ou là un objet blanc qui ressemble à de l’ivoire, et entoure un bras ou une jambe à la manière d’une attelle que l’on aurait posée pour ressouder un os ! Un agglomérat d’individus anonymes choquants de maigreur. Dont les os saillent sur les anatomies dénudées. Ces êtres sont souvent enchaînés, ou menottés ; tellement usés par le labeur sans doute que, par un étrange mimétisme, leur corps a pris la forme des outils qui illustrent leur métier (pieds-pelles, etc.). Ils sont positionnés pour le travail, pour la lutte, pour l’amour… Leurs doigts interminables sont écartés comme dans l’énervement d’une conversation. Leur peau est parcheminée d’être restée trop longtemps au soleil. Ils sont privés d’yeux, souvent, et pourtant leurs traits mobiles tellement expressifs, ne laissent aucun doute sur la souffrance qui est la leur … Ils sont très grands, pour la plupart ; tout petits quelquefois, mais déjà dans des attitudes analogues à celles des adultes, comme si, dans le monde de Badia, le temps de l’enfance n’existait pas. Et pourtant, les bébés ne semblent pas privés d’amour, à en juger par la sérénité des visages des mères qui les portent emmaillotés contre leur estomac. Un monde d’esclaves, à l’évidence ; ceux dont on avait coutume de lire dans les livres les dramatiques histoires ; ceux qui, derrière des barbelés ou des frontières étanches traînent aujourd’hui encore, leurs vies désespérées…
Et le visiteur, un moment dérouté par une mutation aussi spectaculaire, est béat d’admiration pour la performance technique d’un tel travail, et la puissance de ce qu’il exprime. Il trouve aussi étonnant qu’une artiste qui, certes, fut toujours marginale, soit devenue si fortement dénonciatrice de la société. Il ne lui reste qu’à se rendre à l’évidence et conclure avec philosophie qu’en couleur ou en noir, le talent resurgit toujours !
CE TEXTE A ETE ECRIT APRES L'EXPOSITION "LE PRINTEMPS DES SINGULIERS" EN 2003, à l'ESPACE SAINT-MARTIN, 199 BIS RUE SAINT-MARTIN 75003 PARIS.
TEXTE DE JEANINE RIVAIS : http://jeaninerivais.jimdo.com/ Rubrique : ART ET DECHIRURE 2002/ RETOUR SUR UN QUART DE SIECLE D'ECRITURES.