OLIVIER KEUCHEL

********************

LES AQUALLUCINATIONS D’OLIVIER KEUCHEL.

TEXTE DE JEANINE RIVAIS

***** 

          Olivier Keuchel s’est d’abord consacré à la photographie. Traquant dans leur multiplicité les images de l’eau ; les déformations des reflets dans l’eau ; les variations de la lumière générant les formes les plus inattendues… Jusqu’à des abstractions qui ne faisaient plus que suggérer le mouvement, les étranges fantaisies conjuguées de la lumière et de l’eau. 

          De la photographie à la peinture, il n’y avait qu’un pas. Olivier Keuchel le franchit, en une facture hyperréaliste. Mais trop de certitudes, de linéarités et de figures sans surprises ; trop peu d’émotion, de mystère l’ont vite lassé de cette démarche qui, somme toute, n’était qu’esthétique. Il quitta donc le monde rectiligne, pour entrer dans celui de la suggestion.

          C’est alors que le mot « Aquallucinations » s’immisça dans son vocabulaire, qu’il commença à donner libre cours à ses fantasmes ; à explorer de façon beaucoup plus onirique le thème de l’eau ; ne retenant plus que les déformations hypothétiques des reflets à sa surface. Peu à peu, une véritable démarche prit corps. L’artiste se mit à prospecter les possibilités de cette création où il ne possédait plus aucun repère ; où désormais, aucun garde-fou ne le protégeait…

           Depuis, il explore la matière. Et les couleurs ; retirant de chacune des sensations différentes : les sépias, les plus douces, qui donnent à ses œuvres des airs de chromos un peu rétros, évoquant en même temps l’Afrique, avec en filigrane des animaux et des silhouettes humaines primitives qui le ramènent à de lointains atavismes liés à ces terres brûlées de soleil. Et, antithétiques les rouges, bien sûr, délibérément choisis pour leurs grandes plages sanguinolentes et pleines de colère. De ce magma, naissent des suggestions de placentas, de blessures physiques… ponctués de possibilités de visages, d’yeux qui regarderaient toute cette violence, ou en seraient les concrétisations ? 

         Mais surtout, Olivier Keuchel crée dans le bleu. Il semble alors que plus aucune barrière ne soit capable de résister, de retenir le flot (et ce mot corrobore les images) d’émotions. Là, « jaillit l’eau » sans qu’il soit imaginable de la dompter, d’en capter les formes. Enorme travail sur l’aléatoire, sur cette masse qui cascade du haut en bas de la toile ; s’écoule en un lourd cheminement fait d'épaisses couches de peinture appliquées sans aucun interstice, aucune respiration. Seuls, des « accidents » peuvent briser ponctuellement ce flux ; sortes de rochers signalés par des bouillonnements, des espaces où la surface semble soudainement lisse, sans que les forces sous-jacentes en soient diminuées. 

     Et, au long de ce parcours, accidents d’une autre nature, apparaissent des mains, des visages... Mais rien ne laisse supposer que l’intention de l’artiste soit de « peindre » des éléments anthropomorphiques. Ne s’agit-il pas plutôt de projections d’émotions fugitives placées là sous forme d’êtres embryonnaires, parfois même ectoplasmiques ? Dont la gestation évoluerait au fil du flot ; affirmant ici un œil, laissant là soupçonner une bouche, un nez ?…  Il est vite manifeste que ces créatures appartiennent au monde de la supputation, de la non-naissance. Parfois, symbolique peut-être de rêves de l’enfant que fut Olivier Keuchel, une lune se reflète dans ce qui pourrait être –ce qui ressemble à—des feuillages. Puis revient cet œil, évident sans être rigidement dessiné : un œil flou/net semblable à celui du photographe derrière son objectif (nostalgies involontaires, du temps où le créateur s’appuyait sur des tangibilités ?)               

          Ces visages se succèdent au fur et à mesure des méandres de l’eau, pour exacerber la certitude qu'entre eux n'existe aucune complicité, ni même aucune relation ; et sans que jamais, aucun n’apparaisse dans son intégralité. Comme si une partie « devait » rester énigmatique, indéfinie, cachée ; tandis que l’autre appartiendrait à une semi-réalité. Peu à peu, chacun se perd de nouveau… « devient » l’eau dont il prend la densité matérielle, « devient » l’écoulement de l’eau… disparaît donc en tant que visage.

          A ce stade, les « bords » du flot sont de plus en plus tourmentés, entassant d’opaques laisses qui le rendent inaccessible. Il semble qu’alors, Olivier Keuchel évolue plus fortement dans le monde de l’inconscient. Ces épaisseurs anarchiques de peintures sont-elles supposées servir d’obstacles ou de protections à/contre ce fluide obsessionnel ? De remparts destinés à –enfin— le canaliser ?… Où est l’ « individu » dans cette avancée si violemment psychanalytique ? Est-il dehors, résistant pour ne pas être emporté ? Est-il entraîné au gré de ce courant ? A moins qu’il ne soit aux deux endroits à la fois ? Quelle que soit la réponse (l’artiste la possède-t-il, dans cette dualité où le plonge sa peinture ?) apparaît dans cet amalgame de gangue et de liquide, ce qui est incontestablement un sexe féminin. De nouveau, logiquement, l’esprit s’engage en des réminiscences d’accouchements, de saignements… Et, paradoxalement, la violence de ces remémorations instinctives est d’autant plus grande que les couleurs sont douces !  

          Et le flot, la vie incertaine et douloureuse, continuent à couler…

          Mais, pour le visiteur ayant observé les œuvres d’Olivier Keuchel, impossible de n’en pas garder longtemps la rémanence. Non seulement parce qu’elles ont été difficiles à « lire ». Mais surtout parce que, quiconque tente de les fouir, sent s’éveiller en lui des images jusque-là reléguées au fond de son cœur ou de son esprit ; des questionnements ou des « retrouvailles » parfois dérangeants. Il est aisé de deviner que ces questionnements et ces retrouvailles sont d’autant plus perturbateurs pour l’artiste qui les a créés. Et il est évident qu’une telle œuvre laisse loin derrière elle les préoccupations esthétiques de ses débuts. Que cette expression picturale si vigoureuse l’emmène sans relâche du rêve à la réalité, d’un quotidien dur à vivre à une fantasmagorie libératoire. Que le fait de jeter (le terme n’est pas trop fort) sur la toile SES hallucinations aquatiques, SES « aquallucinations » qui, autrement, seraient sans doute insoutenables, atteste que cette création est éminemment personnelle et intime. Evident, enfin, que cette œuvre est d’autant plus psychologiquement puissante qu’elle est portée par une peinture d’une grande qualité !

VOIR AUSSI TEXTE DE JEANINE RIVAIS : "LES AQUALLUCINATIONS D'OLIVIER KEUCHEL". N° 72 Tome 2 du BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA. Et aussi : www.rivaisjeanine.com/festivals/retour-sur-banne-2002/keuchel-olivier/