K. FRANK

********************

EMPECHES DE VIE, LES « ERUCTEURS » de K. FRANK

TEXTE DE JEANINE RIVAIS

***** 

         Ce n’est pas en manière de jeu que le peintre K. Frank a choisi ce pseudonyme. En fait, il s’agit plutôt d’un problème de personnalité : comme il tient beaucoup à ce que soit respectée l’orthographe de son prénom, il l’a précédé d’une lettre et d’un point qui semble donner à cette lettre un caractère autoritaire. Car il ne s’agit pas de n’importe laquelle, mais d’un K identique à celui de la fin du mot ; de sorte que le prénom devenu nom prend des allures de palindrome (alors qu’il n’en est rien) et que cette identité nouvelle permet à K. Frank de « se retrouver » dans les deux sens !

          Ce besoin de s’affirmer et de multiplier ses chances de se définir devient moins surprenant quand on considère sa peinture, antithèse absolue de l’image proposée par son physique. Un physique qui présuppose des certitudes ; un visage jovial, convivial, sur un tronc carré, massif, avec ce que la littérature du XIXe siècle définissait comme « un cou de taureau ». Prêt à foncer sur le monde, en somme ?

          Et pourtant, qu’en est-il ? Comment concilier ces airs assurés et le « dit » des peintures qu’il dépose sur les cimaises ? Dans quel sombre univers se débat donc en réalité l’artiste pour que les personnages auxquels il tente de donner vie soient ainsi glués aux fonds, en-grillagés, physiquement handicapés ? Sont-ils créations purement imaginaires ? Mais la puissance des désarrois qu’ils expriment va à l’encontre d’une simple démarche esthétique ; et suggère qu’ils sont plutôt les projections sur la toile du moi profond qui se cache sous l’apparence  tellement vivante de l’homme K. Frank ! Et si tel est bien le cas, qu’est-ce qui les empêche de dire leur désir, les émotions qu’ils recherchent, les sentiments qu’ils éprouvent, la quête d’absolu qui les anime ?… Car leurs visages de profil, tendus vers l’avant prouvent que leur attention se porte sur quelque centre d’intérêt (personne ? événement ?) situé à l’extérieur du support. Ces personnages manifestent également leur aptitude à éprouver un pur désir, car ils sont tous sexués sans ambiguïté. Et ils sont dotés de parole, parce que, de leurs bouches, s’échappe un jet puissant, coloré. Et l’artiste n’a-t-il pas, pour le prouver, créé un néologisme en les appelant « des éructeurs »…

          Pourtant, il y a quelque chose d’anomal dans le monde de K. Frank ! Ses personnages sont presque toujours en groupe, mais chacun regarde droit devant soi, comme si toute communication, tout échange leur était impossible. Et dans les manifestations de leur désir évoquées plus haut, nul ne se trouve en face d’eux leur permettant de les assouvir. D’ailleurs, leurs seins dressés, ou, s’ils sont masculins, leurs phallus sont lourdement charbonnés, comme niés, cachés. Et puis, comment verraient-ils ces possibles partenaires, puisqu’ils sont privés de regard ; ou, s’ils en ont un, il est complètement oblitéré par un épais bandeau. Ils n’ont pas non plus d’oreilles ; alors, comment entendraient-ils si on leur parlait ? Et comme ils sont réduits à une tête et dans le meilleur des cas à un buste dépourvu de membres, il leur est de toutes façons impossible de prendre quelqu’un dans leurs bras ; voire d’« avancer vers… ». En somme, tout se passe comme si, atteints gravement dans leur entièreté, ces êtres partiels avaient mentalement les mêmes pulsions de vie et d’amour que les êtres « normaux » ; mais que ce qui existe d’eux était empêché de le réaliser ! Que seule leur reste la parole ; mais que crient-ils dans leur solitude ?

          Car se pose la question de savoir qui sont les créatures élaborées sur la toile par K. Frank ? Sont-elles simplement les projections fantasmatiques de leur auteur ? Ou les référents de celui-ci, conscients ou non, se trouvent-ils dans une désespérance, évoluant du "Huis-clos" de Sartre à "Fin de parti" de Becket, via Kafka ? Mais, même les lieux de « vie », aussi inhumains fussent-ils, leur sont refusés. Aucune connotation géographique, sociale, temporelle n’existe, susceptible d’apporter la moindre indication. Il s’agit d’une sorte de non-monde, de non-formes sans aucune issue ! Ce magma sans perspective est constitué de lourdes couches de peinture de couleurs indécises, à base d’orangés, d’ocres terreux et de rouilles exacerbées que le peintre superpose épaisseur après épaisseur, qu’il appose longuement à grandes traînées du pinceau surchargé ou au contraire presque sec. Ici, encore humides, elles vont se mêler en flaques informelles, en dégoulinades grises déliquescentes, diluées comme par la pluie ; là, telle couleur va faire vibrer les autres, se mêler à des coulures dures et ternes, inclusions de métaux qui, en délimitant des espaces, renforcent pour le lieu l’impression de cloisonnement et pour ses occupants, celle d’engluement.

          Car, dans ces jeux d’ombres et de lumières, apparaissent/disparaissent ces êtres qui tentent désespérément d’affirmer leur existence ; mais ne parviennent qu’à rappeler au visiteur la délitescence de leur esprit accrue au fil de déceptions, d’illusions perdues, d’un mal-être existentiel impossible à conjurer ; au long de leur dérive vers la mort ; au fur et à mesure qu’ils constatent l’impossibilité pour eux de retenir, même un instant, le passage du temps… Aucune violence, pourtant, dans ces œuvres tellement denses. A moins que l’on appelle violence cette introversion absolue, ce sentiment profond d’incomplétude… Tout cela créé non pas, comme il est habituel, par l’expression, mais au contraire par la non-expression, par toute cette humanité suspendue que le spectateur ressent comme un manque (au fond, ne souffre-t-il pas, à l’instar du peintre, de cette absence d’image de lui-même ?)

          Alors, désespéré, K. Frank ? Sans doute. Mais luttant tout de même, pied à pied, introduisant de façon récurrente dans cette gangue où sont enlisés ses personnages, une petite vasque contenant peut-être un philtre d’amour ? A moins qu’elle ne soit le symbole de la recherche de SON Graal ? Et parfois, presque réaliste, une échelle : pour s’élever au-dessus du monde qui l’entoure ? Mais ajoutant aussi des rails, des barrières et tous autres symboles d’enfermement qu’il lui faudra bien un jour faire éclater, pour trouver son espace vital, sa personnalité définitive et mature ; devenir enfin ce dont il a l’air : serein, les deux pieds fermement posés sur la terre !

VOIR AUSSI TEXTE DE JEANINE RIVAIS : "EMPECHES DE VIE, LES "ERUCTEURS" DE K.FRANK". N° 72 Tome 2 du BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA. Et aussi : www.rivaisjeanine.com/festivals/retour-sur-banne-2002/k-frank/