Jeanine Rivais : Depuis combien de temps créez-vous ? Et quel a été votre itinéraire pour parvenir à votre création actuelle ?

Joël Crespin : Je me souviens que tout petit, je faisais beaucoup de découpages dans des revues. Et je ne comprenais pas pourquoi des photos y étaient isolées: pour moi, elles devaient sortir comme un vrai livre ! Plus tard, vers 14, 15 ans, je peignais sur des draps avec de la peinture qui servait à peindre les murs ou les barrières. Bien sûr au bout de quelques années, les draps étaient irrécupérables ! 

J’ai commencé, comme tous les gens qui veulent peindre sans avoir fréquenté une école, à peindre de manière expressionniste. Et je prenais beaucoup de plaisir, j’avais le sentiment de peindre l’air qui était juste devant moi. Plus tard, je me suis dit que j’étais trop coloriste, que j’utilisais trop de couleurs ; j’ai donc commencé un travail de couture : je marouflais sommairement du tissu, et je faisais des bas-reliefs. J’achetais en vrac au marché des tissus bleus, rouges… Cela m’a permis de travailler intuitivement les valeurs. J’ai réalisé de cette façon une quinzaine de travaux. Et je me suis rendu compte et on m’a dit  que tout cela avait déjà été fait. Alors, j’ai tout mis dans un coin. J’ai alors commencé un travail qui pourrait être proche de l’Expressionnisme allemand, avec des couleurs plutôt fauvistes. Petit à petit, j’ai commencé à vouloir fabriquer mes châssis et tendre mes toiles ; mais comme je n’étais pas très adroit, je les tendais de travers. J’ai donc décidé de travailler carrément sur une planche. Ou sur du contreplaqué. Et je collais les tissus dessus. Mais ma maladresse subsistant, je me suis dit qu’après tout, je devais exploiter l’idée du pli. Au lieu de partir d’une « page » bien plate, je partirais d’une idée déjà installée. Par la suite, j’ai pensé que plus il y aurait de plis, plus il y aurait d’idées. J’ai même mis dessous des objets un peu durs et irréguliers qui me permettraient de démarrer un nez, partir dans le tableau. Il y avait en somme une similitude avec la peinture pariétale qui utilisait chaque bosse de la paroi. 

Il faut dire qu’en lisant des livres sur l’Antiquité, j’ai toujours été sidéré que ces gens avaient déjà des vêtements tissés, attachés avec des boutons… La trame d’un tissu a toujours été synonyme de mathématique. Et si je plie le tissu, on va à l’encontre de ces règles. 

 

J. R. : C’est donc la transgression des règles élémentaires qui vous intéresse ?

J. C. : Un peu. Cela peut paraître prétentieux, mais tant pis !

Ensuite, je travaille sur le tissu. Et maintenant, je mélange de la poudre de marbre, de la colle et des pigments, et cela me donne une matière qui évolue selon les dosages, ce qui me donne beaucoup de plaisir.  Jusque-là, j’allais chercher « l’animal » qui se cachait dans les plis. Maintenant, j’ignore où cela me mènera, où je dessine le dessin format carte postale, puis je reporte le dessin, j’utilise une bande d’un centimètre de large avec laquelle je délimite le personnage. Ce personnage va encore évoluer en fonction de la longueur du tissu.

J. R. : Nous ne sommes donc plus dans le monde de la couture, nous sommes dans le monde du collage ?

J. C. : Oui. Toujours du tissu collé, et récemment d’autres matières, comme la poudre de marbre… Je combine tout cela jusqu’à ce que le personnage ait une petite part de magie. 

 

J. R. : Vous m’avez expliqué votre démarche, mais vous ne m’avez toujours pas donné votre définition de votre travail : comment définissez-vous ces personnages seuls sur un non-fond (rien de définissable) ?

J. C. : Techniquement, j’emprunte au tissu qui m’a apporté les plis tout en blanc. Je vais essayer de trouver le personnage qui est dedans, et je lui rends le graphisme, celui que l’on trouve habituellement sur les tissus (barres, ronds…) et je dois composer avec ce départ.

 

J. R. : Quelle définition donnez-vous de l’Art singulier ?

J. C. : C’est une forme d’expression qui n’a pas d’écoles. Je crois que les gens qui travaillent dans cette tendance cherchent sans arrêt. Dans les écoles de grands peintres, on apprenait aux artistes les techniques diverses. Ici, nous partons d’une trouvaille, d’une vue de l’esprit, et ensuite nous allons à la recherche de la solution. 

 

J. R. : Quelle définition donnez-vous du Festival de Praz-sur-Arly, puisque vous avez déjà exposé lors de précédentes manifestations ?

J. C. : Nous sommes entre bons copains. J’ai participé à d’autres expositions, en particulier un symposium où les participants étaient très nombreux. Nous nous entendions bien, mais il n’y avait pas cette force de l’amitié. S’il fallait faire la comparaison avec le théâtre, il y aurait les jeunes premiers de Vitez qui feraient du travail bien léché ; et nous serions les mal foutus de Kantor avec chacun sa forme d’expression. Je crois que c’est le point commun entre nous. Beaucoup de gens ressentent le côté un peu désorganisé, dans lequel chacun de nous se sent à l’aise.

 

J. R. : Quelqu’un a écrit que la création artistique est une mise en forme de sa douleur. Votre œuvre correspond-elle à cette définition, ou au contraire est-elle pour vous, pur plaisir ?

J. C. : Je crois que ce que je viens de répondre partiellement à cette question, dans la précédente. Ma création n’est pas forcément « douleur ». Peut-être y a-t-il une thérapie là-dedans ? Je ne sais pas si c’est intéressant de le dénoncer ?

 

J. R. : « Le dénoncer » : ce mot ne convient pas. Il ne s’agit pas de dénoncer quoi que ce soit. Il s’agit tout simplement d’analyser l’apport de votre création. 

J. C. : Tout ce que nous faisons aujourd’hui correspond à notre expérience, à sa genèse, c’est évident. 

 

J. R. : Vous voulez dire que ce que vous êtes en 2003 est une « preuve » de ce que vous avez été dans le passé ? 

J. C. : Probablement. Il y a en tout cas des formes qui reviennent « forcément ». Qui font sans doute partie de notre identité. Il se peut que des gens qui ont vécu des choses graves peignent des formes plus tourmentées…

 

J. R. : En somme, vous êtes un artiste heureux ?

J. C. : Oui.

 

J. R. : Quels sont vos projets ?

J. C. : Je cherche dans le prolongement de cette nouvelle technique. Le travail sera plus élaboré. Mais je vais sans doute me servir de la technique d’avant ? C’est simple, j’essaie de faire bouger ma création. D’établir des règles pour les transgresser. Me donner des difficultés pour les résoudre. Réaliser des exercices de style, en fait. 

 

       Entretien réalisé le 28 juillet 2003.