PRAZ SUR ARLY : FESTIVAL 2003

UNE MANIFESTATION ARTISTIQUE, UN COUPLE FONDATEUR, UNE CONVIVIALITE

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*CINQ QUESTIONS A YANNICK BRUGIERE

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       Jeanine Rivais : Depuis quand peignez-vous ? Et quel a été votre itinéraire, pour en venir à la forme actuelle de votre création ?

          Yannick Brugière : J’ai 39 ans. Je crée depuis dix ans. L’origine de ma création est complexe. Elle s’est manifestée auparavant dans la musique et dans des tentatives d’écriture. Des tentatives de compositions. Mais je n’ai pas été très persévérant et cela n’a pas donné grand-chose. Je n’ai jamais voulu apprendre le solfège. Et l’écriture exigeait une discipline que je n’ai pas pu m’imposer. 

         Suite à ces deux « échecs »… Mais finalement, je ne considère pas que ce sont des échecs, je dirai plutôt des mises à l’étrier… Et puis un jour, comme je ne parvenais pas avec les mots à extirper ce que j’avais dans la tête, l’expression picturale et la sculpture se sont imposées naturellement. « Mes notes » sont devenues dans un premier temps, des collages, puis des dessins, peintures, sculptures… 

 

            J. R. : Mais la forme a-t-elle été immédiate ; ou bien a-t-elle changé en cours de route ?

         Y. B. : Je reprendrai l’expression de Flaubert et je dirai qu’à l’origine, c’était « un dégueuloir». Pour exorciser le mal de vivre… 

      La question qui s’est posée immédiatement a été : « Je ne sais pas dessiner, peindre, sculpter… » Je n’ai pas envie d’aller aux Beaux-arts, je n’ai pas envie de prendre des cours. Qu’est-ce que je vais faire de tout cela ? La deuxième évidence était que je n’avais pas d’argent pour m’acheter du matériel. Pour le premier problème, tant pis je vais « faire avec ». Pour le deuxième, j’irai sur les chantiers, dans les usines, chez les brocanteurs, et je vais récupérer des stocks, des fonds de pots, des produits…

      Au début, mes expériences ont constitué une franche rigolade et ressemblaient plutôt à une grosse tambouille qu’à de la peinture ! C’étaient de grands panneaux de bois recouverts de vingt centimètres d’au moins cent produits différents. De temps en temps, quelque chose ressortait. Et quand cela me plaisait, ce qui était rare, j’étais content. J’ai commencé à aimer cette bagarre contre la matière et contre le hasard. Au bout d’un an ou deux, je me suis aperçu que, dans une peinture, pour que la main suive l’idée, il faut tout de même un minimum de base, de technique. Au bout de deux ans, ma main m’a imposé ce à quoi je n’avais jamais voulu me plier : du travail. J’ai acheté des livres pour essayer de comprendre comment fonctionnait une ombre, ce qu’étaient un relief, un contre-jour… une lumière. Et j’ai appris tout ce que je pouvais apprendre. Inévitablement, la création s’est enrichie, elle est devenue plus subtile, moins épaisse à mesure que j’avais moins besoin d’entasser des choses sur le fond. Elle est donc devenue de plus en plus forte. Et c’était une belle victoire !  

 

          J. R. : Forte de ces réminiscences, je vous demande : Quelle définition donnez-vous de votre travail ?

          Y. B. : On me pose souvent cette question. Et j’ai du mal à répondre. Mais je ne veux pas avoir l’air d’esquiver cette question : Je ne pense pas appartenir à la grande famille des « art brutistes » ou des « artistes singuliers ». Mais le problème n’est pas là. Je crois que mon travail se rattache plus à l’Expressionnisme, à la tradition de la peinture classique. Parce que je pense que je suis un peintre, un sculpteur, mais pas un innovateur. Je travaille sur des thèmes propres à de nombreux peintres à travers les siècles. Je pense que ce que j’exprime sont des préoccupations purement humaines, que l’on va retrouver dans la littérature, le théâtre ou l’expression musicale. Seule, ma façon de l’exprimer est différente. Mais je ressens comme très classique l’outil que j’utilise, parce que c’est une peinture de glacis, d’apprentissage, de culture, en toute modestie. Et je me reconnais comme l’enfant des Picasso, Chagall qui ont travaillé sur les Rembrandt et tous les autres maîtres…

 

          J. R. : Bien que vous ayez récusé l’idée de faire partie de l’Art singulier, quelle définition en donnez-vous?

           Y. B. : Je ne m’en exclus pas totalement, puisque je suis à Praz. Singulier ? Quand je vois ce que les autres exposent ici, je me dis que je ne suis pas l’un d’eux. Mais quand je vois des galeries exposer des marines ou des biches au bois, je me dis que ma peinture est singulière. C’est une question de contexte. A « hors-les-normes », je suis moins singulier que les autres. Mais dans la plupart des galeries, je suis très singulier. Et je me dis que je dois relativiser tout cela.

        Comment définir l’Art singulier ? Je dirai que c’est un art qui se voudrait vierge de cette culture, de l’art dont je parlais tout à l’heure. Je crois que le véritable artiste singulier n’a, ne devrait avoir aucune culture ; qu’il ne devrait pas connaître tous ces pères spirituels. Et que sa préoccupation ne devrait pas être de chercher des équilibres, des contrastes, des chocs de couleurs… Qu’il devrait être motivé par d’autres préoccupations. Que ces préoccupations devraient être moins esthétiques que vitales, d’urgence ou tripales. En ce sens, je pense qu’au fil des années, la création singulière est devenue de moins en moins d’urgence, pour devenir de plus en plus un plaisir. 

          J. R. : Puisque vous avez déjà exposé ici, quelle définition donnez-vous du Festival de Praz-sur-Arly ?

     Y. B. : Avant d’être un lieu de confrontation de peintures, je trouve que c’est un lieu de rencontres humaines extraordinaire. Praz-sur-Arly, c’est d’abord un homme, Louis Chabaud, et un précurseur de l’Art singulier, parce que de nombreux jeunes artistes ont énormément copié sur lui ! C’est un sacré bonhomme. Praz-sur-Arly, c’est aussi sa femme, Paulette, son bras droit. Et c’est surtout la capacité qu’ils ont tous deux à rassembler des êtres humains tellement différents, et à les faire cohabiter pendant une dizaine de jours. Car, et c’est tout à fait exceptionnel, tout se passe dans l’harmonie. 

        Ensuite, au second plan, il y a les œuvres. Pour moi, elles viennent finalement, mais sans ambiguïté, au second plan, derrière l’aspect humain et l’harmonie. Et c’est très rare.

 

          J. R. : Quelqu’un a écrit que la création artistique est une mise en forme de sa douleur. Votre création est-elle conforme à cette définition ? Ou bien, n’est-elle, au contraire, que pur plaisir ?

         Y. B. : J’ai déjà un peu répondu. Il est évident que les premières années, j’ai  vécu cette création dans l’urgence que j’ai évoquée tout à l’heure ; que j’en ai eu besoin pour ne pas casser avec la vie, pour ne pas sombrer définitivement. 

        Et puis un jour, à force de travail et de création, j’ai l’impression que la création m’a donné en retour une espèce d’équilibre de vie. J’ai donc de moins en moins besoin de la malmener, parce qu’elle m’apporte de plus en plus de bonheur et de paix.

       J’ai l’impression que pour toute personne qui a envie de créer, se pose le même problème. Et qu’elle ne crée jamais parce qu’elle est heureuse ! Que nul ne va passer une grande partie de sa vie à l’atelier s’il est heureux. Chacun le fait parce que quelque chose ne va pas dans la vie, dans la société, la famille… Qu’il n’est pas bien au monde… Qu’il n’a pas de place dans la société. Alors il se trouve, il se fabrique un monde. Et quand il l’a trouvé, il est prêt à l’apporter aux autres. A échanger avec les autres. C’est peut-être là le commencement du bonheur ? En tout cas, c’est ce qui s’est passé pour moi. 

 

         J. R. : Quels sont vos projets ?

       Y. B. : J’ai envie de répondre très simplement, en disant travailler, travailler, travailler. Parce que c’est la seule chose qui, depuis dix ans, me permet d’avoir la qualité de vie que j’ai. Que j’ai la chance d’avoir. Bien sûr, les expositions sont importantes mais cela me semble surtout le retour financier à tout ce travail. Ce n’est pas négligeable, parce que c’est la reconnaissance, la liberté que l’on se donne ; la nécessité moins fréquente d’aller à l’usine ou travailler dans l’hôtellerie pour boucler les fins de mois ? 

       Ce travail artistique nous donne une place dans le monde, nous permet de nous sentir quelqu’un de bien, qui trouve sa fonction.

 

Entretien réalisé le 28 juillet 2003.

 

BRUGIERE YANNICK : VOIR AUSSI TEXTES DE JEANINE RIVAIS  : "LES CAUCHEMARS EVEILLES DE YANNICK BRUGIERE" BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA, N° 67 DE JANVIER 2000. 

Et "ARCHEOLOGIE DES PETITS PEUPLES" BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA N° 75 Tome 1 d'Août 2004. 

Et aussi les deux textes sur : RETOUR SUR UN QUART DE SIECLE D'ECRITURE : http://jeaninerivais.jimdo.com/