EUGENE SORUS, peintre

ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS

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          Jeanine Rivais : Je vais vous redemander votre nom ? 

          Eugène Sorus : Mon nom d'artiste est Eugène Sorus. Cela vous a étonnée hier...

 

          J.R. : Oui, en effet, pourquoi un prénom masculin ? 

          E.S. : Je pourrais vous renvoyer à George Sand ! 

 

          J.R. : Pourquoi le renvoi à George Sand ? 

         E.S. : Peut-être pour expliquer un décalage, justifier un chemin de vie. Je trouvais intéressant de choisir un pseudo masculin. Et, en fait, J'étais intéressée par ce décalage : Etre jeune et choisir un prénom un peu vieillot. Et Sorus, parce que je trouve ce nom un peu lunaire ! Et j'aimais bien la succession des deux. 

 

          J.R. : Vos œuvres sont des collages ? 

          E.S. : Ce ne sont pas vraiment des collages. L'objectif du collage, c'est d'assembler différentes parties. Ici, il s'agit d'une seule et même feuille. D'un seul et même tenant. Donc, ce n'est pas du collage, même si le papier, bien sûr, est collé. C'est du papier kraft marouflé sur la toile. Froissé sans idée préalable. Je prends le papier, je le froisse, je le colle, je le badigeonne de peinture, pour faire quelque chose d'assez basique pour que je puisse travailler davantage sur le volume que sur la couleur. J'utilise deux couleurs. Des formes vont déjà se créer. Les couleurs vont accrocher plus à certains endroits qu'à d'autres. On a donc déjà des creux, des pleins qui se forment. Après, comme on lirait dans les nuages, je lis dans ce que je retrouve, et j'en extrais la forme. Même si la forme reste assez réelle, pour autant je suis restée dans les lignes. Voyez par exemple ce bras qui est un peu difforme, mais il appartient à un corps complet. Et il peut se lire ! 

          J.R. : Non, une seule tête, dans un angle inattendu.

          E.S. : Ce que j'aime bien aussi, c'est prendre des photos sur des sculptures souches. Car je travaille aussi sur des souches que je récupère au long de rivières ou autres… J'aimerais bien les exposer, car j'en ai trouvé de superbes. Comme dans l'Arte Povera, j'aime bien travailler sur quelque chose me parle. Qui est assez basique, et apparaît au fur et à mesure, mais sans poser des dessins. Je peux le faire. J'aime bien le faire, mais ici ce n'est pas la démarche. C'est donc tout un travail d'imagination, pour trouver et sortir la forme. Je travaille au fusain, pour pouvoir éventuellement l'effacer. Pour ressayer de découvrir des vies. Après, il y a des petites pliures que je peux accentuer ou un peu décaler. Mais cela reste sur la base.

Quand j'ai plié ce papier kraft, tant que c'était plié et pas encore peint, c'était du papier tout marron…

 

           J.R. : Et abstrait ! 

         E.S. : Oui, j'aurais pu le laisser de manière très abstraite. J'aime bien dessiner des modèles ; mais j'aime bien aussi partir de cette abstraction, me servir de la couleur pour mettre en relief des ombres, des lumières. Si j'enlève les particules sombres, vos verrez de nombreuses formes.

 

          J.R. : Cela fait vraiment partie du jeu parce que je vois réellement un personnage, les jambes en avant…

          E.S. : Ailleurs, où il y a plus de formes, je me disais que ceci ou cela serait sympath. Qu'ici, ce serait bien d'avoir un chat ! Il y a donc quelques introductions dessinées, pour accentuer le jeu…

 

          J.R. : Votre personnage reste donc aléatoire ? 

          E.S. : Complètement ! Certains sont finalement plus définis, mais à la base, ce n'était pas le cas. 

 

          J.R. : Cependant, l'orientation fait qu'à chaque fois on retrouve l'humain ? 

       E.S. : Oui, parce que j'ai toujours eu un goût pour dessiner, représenter. J'aime bien le corps humain, et j'aime bien le visage. J'ai une prédilection pour les corps, et malgré ce que l'on pourrait croire, les possibilités sont infinies. Il n'y a jamais une même position, jamais une même forme. Tout être humain est différent. Il doit donc y avoir une posture, une attitude différentes. C'est donc un champ du possible infini. Je trouve que, seul, le corps humain suffit comme représentation.

          J.R. : Il faut parler des couleurs qui sont au plus deux ou trois dans un même tableau. Et vous avez une science de l'harmonie de ces couleurs. Finalement, vos tableaux paraissent très colorés, alors qu'ils ne le sont pas beaucoup ! 

          E.S. : Ah voilà ! Par exemple, sur les verts il y a trois couleurs. J'ai introduit une troisième couleur pour les ombres. 

Comme je travaille avec du fusain, il réagit sous la peinture, et du noir et du jaune donnent du vert ! Ce qui me plaît infiniment ! J'aime ces mélanges de couleurs que je peux décliner comme je veux. Souvent la troisième couleur est mise pour ajouter une petite note, mais elle n'est pas essentielle.

 

          J.R. : Vous avez trois petits tableaux un peu différents, parce qu'au lieu d'être des plis, ce sont des taches. Des projections d'encres ou de peintures ? 

          E.S. : Il y a de l'encre que je fabrique moi-même ; de l'acrylique très fluide projetée avec des petits vaporisateurs. Je fais gicler, je donne des coups de pinceaux et je regarde si le résultat m'évoque quelque chose ? 

 

          J.R. : Alors que votre démarche me semblait évidente pour vos pliures, j'aurais pensé qu'avec les taches, le dessin était préparé ! Préalable aux taches ! 

          E.S. : Pas du tout ! Je peux vous montrer d'autres séries. C'est en fait comme la peinture automatique. J'en fais aussi ! Vous donnez des coups de pinceaux, et vous arrivez à obtenir des formes. C'est comme un challenge ! Utiliser vraiment l'accident. 

Je suis autodidacte, j'ai pris quelques cours aux Beaux-arts avec des modèles vivants. Comme je ne pouvais pas me payer un modèle particulier, je trouvais super-intéressant d'aller à ces cours collectifs. Faire un travail rapide, qui apprend la spontanéité du geste. Et puis j'ai suivi quelques cours qui m'ont donné quelques indications, mais c'est tout. 

J'aime bien partir sans idée, laisser agir l'accident, le hasard. 

          J.R. : Néanmoins, votre personnage est parfois tellement précis qu'il est difficile d'imaginer que vous l'avez tiré de vos taches aléatoires. 

          E.S. : Pourtant, c'est le cas. A la limite, j'ai envie de vous dire que si j'avais voulu le faire, je n'aurais pas réussi. En tout cas, cela n'aurait pas produit cet effet. Parce que, du coup, il s'agit de créer quelque chose d'étrange, alors que si je l'avais dessiné, je l'aurais fait de manière trop parfaite. J'aurais fait quelque chose de plus humain, de plus réaliste. Or, ce n'est pas ce qui m'intéresse, parce que j'aime bien ce qui est un peu expressionniste, un peu décalé. Si j'avais déjà mis des traits, comme il me faut tenir compte des plis ou des taches, je serais obligée d'utiliser ce trait ! Je pense que le fait de faire ces projections crée une contrainte, et je dois savoir comment l'utiliser. Comment la contourner. Et la question est : est-ce que je suis capable de l'utiliser ou pas ? 

 

          J.R. : En fait, il me semble qu'existe dans votre subconscient, l'idée d'arriver à l'humain ? Et que vous cheminez dans l'aléatoire jusqu'à ce que vous arriviez à quelque chose d'évident ? 

          E.S. : C'est ce que je vous dis, que mes modèles de prédilection sont le corps et le visage. S'il m'arrive d'en venir à un paysage, avant de penser au paysage, je "vois" quand même le corps. C'est logique, puisque déjà, toute petite, je dessinais des visages, des corps. Certes, je ne suis pas trop dans le paysage, mais en descendant vers le Sud, j'ai envie de m'y intéresser. Plutôt aux végétations. Je me suis mise à l'aquarelle et je pense aux fleurs… Donc, peut-être tout cela m'amènera-t-il à de nouvelles perspectives ? Mais jusqu'à présent, je m'intéresse surtout à l'humain.

 

          J.R. : Mais il me semble que, quand vous recherchez l'humain, vous cherchez plutôt une silhouette : vos personnages ont des têtes, mais ils n'ont pas de visages.

          E.S. : Comme je pars de l'aléatoire et que je vais au hasard total, je ne peux pas arriver à des choses très précises ! Et ce n'est pas du tout ce que je recherche. Je veux créer l'illusion et rester dans cette illusion. Je veux que l'on puisse deviner des choses, mais que le résultat reste un peu abstrait. 

          J.R. : Venons-en à la question traditionnelle que je pose à tous les artistes : Y a-t-il d'autres thèmes dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

      E.S. : Une des questions possibles est : Depuis combien de temps peignez-vous ? 

La réponse est : Depuis longtemps, par interruption, parce que j'ai l'impression que le monde de l'art est un peu réservé. Je pense que nous sommes tous un peu touche-à-tout ; mais que pour franchir le cap, ce n'est pas évident. J'ai commencé jeune à travailler, mais n'étant pas dans un milieu social qui s'y prêtait, je suis restée seule. Mais quand, le temps passant, je me suis aperçue que le besoin créatif était toujours là, que d'un exutoire j'en étais venue à quelque chose qui me faisait du bien dans ma vie de tous les jours, je me suis dit : "Pourquoi ne pas montrer ?". Tout professionnaliser. Mais ce n'est pas évident. Car aller montrer son travail n'est pas forcément la partie agréable !

Pour travailler, nous avons tous besoin de montrer nos créations, parce que c'est ce qui nous fait avancer, ce qui nous fait évoluer, parce que si vous vous contentez du fait que ce que vous faites vous plaît, vous n'allez pas au-delà de vos possibilités ! Et puis, les gens nous encouragent, nous incitent à continuer. Mais il n'est pas évident de trouver son physique, de prendre du temps pour participer à des expos. Finalement, le cheminement entre la création et les à-côtés, la question de savoir ce que l'on fait de cette création, m'amènent au point de me dire que j'aimerais ne plus être dans le commerce, mais me retrouver avec des gamins, leur enseigner que chacun peut faire quelque chose de ses mains, bricoler, être dans l'imaginaire ! 

 

ENTRETIEN REALISE A BANNE, AU FESTIVAL BANN'ART ART SINGULIER ART D'AUJOURD'HUI le 6 MAI 2016.