CHARLINE MEYER, sculptrice

ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS

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       Jeanine Rivais : Charline, vous avez, me semble-t-il, deux sortes de créations : l'une très humanoïde, qui travaille un peu sur l'humour ; l'autre que j'appellerai "technique"? 

Charline Meyer : Technique si l'on veut. Je joue sur le détournement d'objets, pour les sortir de leur contexte premier et en faire autre chose.  

 

J.R. : Vous parlez des bottes, par exemple ? 

Ch. M. : Oui.

 

J.R. : Pourquoi dites-vous que vous les avez détournées ? Elles ont l'air de vraies bottes ! 

Ch. M. : Oui, mis on ne peut pas les mettre aux pieds ! 

 

J.R. : Vous les avez toutes couvertes de branches, de feuilles, etc. On peut donc dire qu'elles sont uniquement décoratives ? 

Ch. M. : Oui, décoratives. 

 

J.R. : Et les tabourets également ? 

Ch. M. : Ce sont des tabourets de méditation, ou des tabourets pour poser des sculptures dans le jardin. Je suis très influencée par ce qui m'entoure, et j'habite en pleine nature. Ces sculptures sont très influencées par mon environnement. 

 

J.R. : Dans le même esprit ou presque, ce sont  vos poteries. Mais ce qui m'intéresse davantage, ce sont vos petits personnages. Ils sont petits mais volumineux. On peut donc dire qu'ils sont tous obèses ? 

Ch. M. : Oui. 

J.R. : Pourquoi ? 

Ch. M. : C'est une série de onze lutteurs, mais ici la série n'est pas complète. Ils illustrent les revendications des Zapatistes qui sont des indigènes du sud du Mexique. Chacun revendique un point de ces revendications : le premier revendique le droit à la nourriture ; celui d'à côté l'accès à la terre, le droit au travail, la liberté, le droit au logement et à l'éducation. Il manque dans cette série la démocratie, l'indépendance, la justice, la paix et la santé. 

 

J.R. : Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de faire cette série sur des thèmes tellement indispensables à la vie ? 

Ch. M. : En fait, à la base, je ne suis pas céramiste. Je me suis formée plus tard. Mais j'ai fait des études d'espagnol, et j'ai fait un mémoire de recherche sur cette communauté zapatiste. Je voulais créer le lien entre mon métier d'avant et mon activité de céramiste actuelle. J'ai fait le choix de faire tous mes personnages gros, parce qu'ils sont dans la lutte et je voulais qu'ils soient imposants. 

 

J.R. : Certes cela crée une unité ; mais en même temps cela donne l'impression d'une certaine maladresse, l'impression qu'ils ne dominent pas vraiment leur corps. 

Ch. M. : Peut-être ? 

 

J.R. : Si je prends le cas de la femme dans la maison… 

Ch. M. : C'est un petit lutin ! 

J.R. : Mais il a de minuscules bras et une toute petite tête ! Je sais bien que les boxeurs ne sont pas réputés avoir de grosses têtes, mais tout de même ! 

Ch. M. : Vous avez parlé d'humour à la base. Je n'avais pas envie de partir sur quelque chose de triste ! C'est pourquoi je ne voulais pas respecter les proportions ! Je ne voulais pas être dans un reflet naturel du corps ! 

 

J.R. : Je crois qu'ils sont tous dans une recherché philosophique sérieuse, sous des aspects ludiques. 

Ch. M. : Ce n'est pas philosophique. Leur lutte est vraiment pragmatique. Ils ne possèdent rien, c'est essentiel. 

 

J.R. : Mais en même temps, on peut dire que ce qu'ils revendiquent est dans les Droits de l'Homme et du Citoyen ! 

Ch. M. :  Oui, tout à fait !

 

J.R. : C'est donc forcément philosophique.

Ch. M. : C'est une philosophie. Mais c'est aussi parce qu'ils n'ont pas le choix. C'est une nécessité. 

 

J.R. : Est-ce le contexte actuel qui vous a amenée à réaliser cette série ? 

Ch. M. : Comme je vous l'ai dit, c'est à cause de mon mémoire. Et j'ai vécu pendant quatre ans au Mexique. J'ai donc été très imprégnée par la réalité sociale mexicaine. 

J.R. : Mais quand vous me dites qu'ils revendiquent le droit au travail, et que je pense au pourcentage de chômeurs en France, je me demande si c'est seulement votre connaissance de la doctrine zapatiste qui vous anime ? Ou si c'est le contexte social chez nous ? 

Ch. M. : Je pense que c'est global. 

 

J.R. : Pour compléter le côté ludique, vous avez créé de petits personnages…

Ch. M. : Ce sont de petits lutins. Ils sont tous masqués. 

 

J.R. : J'allais venir aux masques, mais je voulais dire qu'en fait, ils n'ont pas l'air d'être des masques, on dirait que c'est de la peinture sur les têtes. Mais vus de dos, vos personnages donnent l'impression d'avoir la tête dans un globe. 

Ch. M. : Ce sont vraiment des masques. J'ai choisi de mélanger ces luttes zapatistes avec un autre aspect de la culture mexicaine : c'est la "luta livre", le catch mexicain. J'ai choisi de les masquer parce que les Zapatistes sont sortis de l'ombre masqués, en 94. Ils disent qu'ils veulent se masquer pour avoir un visage et qu'on puisse les entendre. J'ai donc mélangé ces masques zapatistes à ceux de la lutte libre. Ce sont donc de petits lutteurs de catch qui luttent pour ces revendications.  

 

J.R. : Est-ce parce que vous vous êtes plongée pendant quatre ans dans un monde machiste, que vous n'avez pas de femmes dans ces revendications ? 

Ch. M. : A part celui qui est nu, ils ne sont pas vraiment sexués. On pourrait aussi bien penser que ce sont des femmes ! 

 

J.R. : Non ! Ils n'ont pas de poitrine, et leur obésité n'est pas une obésité féminine. 

Ch. M. : Peut-être ? Il est vrai que dans ce milieu, il y a très peu de femmes ! En fait, en les faisant, je ne les ai pas pensés sexués ! 

J.R. : Chaque fois qu'un personnage représente quelque chose qu'il veut, il a les éléments qui correspondent ? Celui qui réclame de la nourriture a une banane ; celui qui revendique l'accès à la terre a une bêche… 

Ch. M. : C'est cela ! Pour l'éducation, il a un petit livre entre les mains ; Celui pour l'accès au logement a un toit sur la tête… Et ils ont tous un petit oiseau qui est comme une mascotte qui les accompagne dans leurs revendications. 

 

J.R. : En somme, tous, et quelle que soit leur revendication, sont en quête de liberté ? 

Ch. M. : Oui. 

 

    J.R. : Venons-en à la question traditionnelle que je pose à tous les artistes : Y a-t-il d'autres thèmes dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

Ch. M. : On ne peut pas être définitif ici, parce que je n'ai pas apporté toutes les œuvres. Mais sur les bottes, il y a toute une partie où je travaille les racines, parce que je suis venue à la terre par le jardin. Et, sur mes décors, j'aime bien faire apparaître des choses qui sont invisibles à l'œil nu, comme les racines, et qui sont pourtant essentielles à la vie. 

 

J.R. : Pourquoi les racines sont-elles évidentes sur des objets aussi quotidiens, matériels et anonymes que des bottes, et qu'on n'en voit pas l'idée avec vos personnages qui sont des revendicateurs.

Ch. M. : Parce que, là, c'était vraiment des thèmes très précis. Et tout mon travail n'est pas là. Mais, par exemple, sur mes pots, je travaille aussi beaucoup les racines. 

 

J.R. : En fait, vous faites des choses très matérielles comme les bottes, dont chacune est unique, d'ailleurs, vous n'avez jamais la paire, et malgré cela, ce sont elles qui portent les racines? 

Ch. M. : Oui. Et c'est en même temps un petit clin d'œil à la nature que nous essayons toujours de dominer, de dompter, mais qui sera toujours la plus forte ! 

 

 

ENTRETIEN REALISE A BANNE, AU FESTIVAL BANN'ART ART SINGULIER ART D'AUJOURD'HUI le 6 mai 2016.