PROPOS A BATONS ROMPUS ENTRE RAAK ANDRE-PILLOIS, DANIELLE LE BRICQUIR ET JEANINE RIVAIS

SUR LES ŒUVRES DE GERARD SENDREY

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Cet entretien a été réalisé suite à l'exposition des œuvres de Gérard Sendrey à l'Espace Hérault Paris, en 1994.

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          Raâk : Quel titre pourrions-nous donner à cette exposition ? 

          Jeanine Rivais : Je propose "Périple en couleurs vers la vie et la mort", car l'œuvre de Gérard Sendrey présente cette double démarche : aucune demi-mesure, aucun pouvoir d'indifférence dans ce travail ; seulement de la violence, un terrible élan vers la vie et vers la mort, en perpétuelle situation antithétique (ou complémentaire) d'une œuvre à l'autre. Parfois même, les deux sont présentes sur une même toile ; les couples en particulier, qui, en fait, ne sont qu'un individu et son ombre, un être et son double, mais son double négatif. A mon avis, le travail de Gérard Sendrey est très manichéen.

          Danielle Le Bricquir : On peut évoquer à son propos les jumeaux, le soleil et la lune, l'ombre et la lumière ; et la présence non de "visages", mais de "masques". Reste précisément à savoir ce qu'ils "masquent" ? 

 

          J.R. : Les personnages sont présentés tantôt en pied, souvent comme des photos d'identité…

          D.L.B. : Des masques mortuaires, plutôt, des empreintes.

          R.A.P. : J'ai en permanence la même sensation que celle éprouvée à seize ans en voyant un film japonais : les protagonistes étaient des êtres de la nuit. A mesure que se déroulaient les péripéties de leur aventure, et qu'approchait la clarté, ils arrachaient leurs masques en s'arrachant la peau ! C'était terrifiant ! Pour Gérard Sendrey c'est comme si les masques se superposaient… En fait, il donne l'impression du masque sur le masque sur… indéfiniment. 

 

          D.L.B. : Oui, certes. Mais les totems présentent aussi le masque au-dessus du masque. Ce qui crée une multiplication soit en épaisseur, soit en hauteur, avec un dédoublement comme pour des jumeaux.

          R.A.P. : Il donne ainsi l'impression d'une quête désespérée de ce qui est "derrière", comme on creuse, comme on essaie de traverser la terre…

          J.R. : Désespérée, oui, surtout dans ses "couples". D'ailleurs, il faudrait savoir pourquoi les couleurs de ses couples sont tellement différentes de celles des personnages seuls ? Les couples sont peints dans des couleurs infiniment morbides, des violets et des noirs, cette morbidité rendue encore plus évidente par l'ajout de rouges sombres. Par contre, les personnages seuls sont peints dans des rouges clairs et des bleus. En fait, ses "cartes d'identité" seraient sa démesure vers la vie, à travers le masque comme nous venons de le dire ; et ses couples seraient sa course à la mort ? 

 

          D.L.B. : Au fond, ce ne sont pas des couples : c'est comme si on ouvrait un personnage, comme si on le fendait en deux moitiés, à la manière d'une pomme. On peut vraiment dire : "Tu es ma moitié !"

Par ailleurs, j'admire le travail du coloriste. Chaque vert est à côté d'un rouge, sa couleur complémentaire ; chaque orange n'est pas loin d'un bleu ; chaque jaune d'un violet. Il recherche des contrastes pour accentuer par le langage de la couleur, la violence de ses œuvres. Il a une science des oppositions qu'il mène jusqu'au bout, en une espèce de systématisation de volonté d'aller jusqu'aux limites d'un savoir pictural. 

          R.A.P. : Ce qui est remarquable, c'est l'impression qu'il donne, tel un chaman, d'avoir créé des milliers de couleurs jusqu'alors inconnues, tant est grande la somptuosité de ses mélanges. 

 

         D.L.B. : Cette recherche des oppositions par le jeu pictural des complémentaires va aussi, d'ailleurs, dans le sens de la violence qu'il crée par les contrastes colorés, par les cernes ! 

          J.R. : Oui, parce qu'en réalité, aucun personnage n'est jamais "en situation" de violence. Ils sont tous posés, rigides, face au spectateur, parfois de profil. Pourtant, elle est bien là, à l'état latent…

 

          D.L.B. : En même temps, ses personnages donnent l'impression de se savoir découverts, et effrayés de l'être, d'affronter un projecteur qui les mettrait à nu. C'est comme pour une radiographie des bagages d'un voyageur, révélant leur contenu. L'artiste a beau ajouter des masques, il ne fait que rendre encore plus visible l'être qui est en-dessous. Et sous le masque, une attente angoissée : en fait, ils attendent tous Godot. 

          J.R. : En effet. Car il est en plus évident que ce sont tous des personnages populaires… Il faudrait également parler du "découpage" des têtes : les énormes cernes noirs ont une grande importance. 

 

          D.L.B. : C'est étrange que tout le monde voie du noir, alors qu'il n'y en a pas : l'artiste fabrique pour la rétine un noir qui n'existe pas, par un mélange des couleurs qui se fait magiquement et instantanément dans notre œil ! Je n'avais jamais tant perçu la magie de sa palette ! 

         R.A.P. : Il faut voir le travail de cet artiste ! La variété et l'éventail de sa création. Et quelle que soit la série, on retrouve cette science de la lumière qui "saute" au tableau ! 

Je propose que l'on envisage la création d'une chapelle, avec des vitraux réalisés à partir des œuvres de Gérard Sendrey. 

          J.R. : Ce serait magnifique ! C'est là que je voulais en venir, quand je vous parlais du découpage effectué par les cernes, sur le visage… 

         Parlons également de l'humour chez Gérard Sendrey. Quand je vois son travail, il me paraît follement ludique et terriblement désespéré. On passe sans arrêt de l'un à l'autre. Parfois, il est presque primesautier (je pense à un personnage avec un grand nez, drôle et plein d'ironie !).

 

          D.L.B. : On voit que l'artiste ne se prend pas au sérieux. D'ailleurs, il se désintéresse depuis des lustres de tout ce qui peut être dit sur lui…

          J.R. : Il y a un aspect de son œuvre que nous n'avons pas évoqué : c'est qu'en fait, sans qu'aucune scène soit volontairement érotique, l'érotisme est également omniprésent sur ses toiles. Est-il lié à cette sensation de violence ? Créé comme elle par les couleurs, par les contrastes ? 

 

          D.L.B. : Oui, les couleurs jouent un grand rôle dans cet érotisme ; et surtout la façon qu'a l'artiste de dire tout à crû, sans détours, sans fioritures ! Il dit les choses dans leur immédiateté. Par exemple, il raconte l'intimité domestique uniquement avec un carrelage, un petit animal… Il n'a, en fait, dessiné que très peu de sexes…

          R.A.P. : Ils sont inutiles, car l'érotisme est partout sous-jacent. Cela accentue la beauté du parcours. 

          J.R. : Parlons un peu de sa démarche. Il est né en 1928. Nous venons de décrire sa peinture. Evoquons le muséographe. Et, puisque toutes les deux, vous le connaissez bien, essayez de définir les interactions de ces deux aventures. 

 

          D.L.B. : Je crois que la meilleure définition du peintre et du muséographe est une infinie générosité. Il est généreux, donc il produit une multitude d'œuvres. Il les donne tout aussi généreusement autour de lui. Ses lettres sont des petits chefs-d'œuvre…

          R.A.P. : Oui. J'ai d'ailleurs commencé un montage à partir de celles qu'il m'a envoyées. Ses "maisons" sont de vraies merveilles…

 

          D.L.B. : Cette générosité se traduit par l'immédiateté que nous venons d'évoquer ; mais le musée en est aussi une preuve : il signifie qu'au lieu de courir après le succès comme tous les peintres du monde, d'assurer ici ou là sa promotion, ce qui l'intéresse, c'est de montrer les œuvres des autres.

       R.A.P. : Il pourrait pourtant remplir un musée à lui tout seul. Celui de Lausanne possède de lui de nombreuses œuvres qui, sans cela, resteraient dans des placards. Il a une production extraordinaire et toute intéressante !

          J.R. : Qu'appelez-vous ses "maisons" ? 

 

          D.L.B. : Ce sont des peintures, des dessins, des pastels. Ce sont surtout des toits ; mais ils jouent le même rôle que les masques : ils ont l'air de cacher des secrets, d'être des "boîtes" que l'on n'ouvre pas. 

          R.A.P. : …En fait, l'œuvre d'un artiste à la recherche de la Licorne.

          J.R. : Tout véritable artiste est supposé être à sa recherche ! 

 

          R.A.P. : Oui. Mais il le fait dans le silence. D'ailleurs, lui-même a un profil de licorne pensive ! De mutant bizarre ! En même temps, un visage tragique à la Pasternak, qui me donne envie de le materner ! 

          J.R. : Définissez très exactement la vocation de son musée.

 

          D.L.B. : Une partie est la galerie IMAGO qui présente les expositions de peintures et de sculptures ; et le FCABI, Fonds de Création Artistique Brute et Inventive, dans lequel il commence à avoir des œuvres absolument magnifiques ; le tout étant situé sur le SITE DE LA CREATION FRANCHE(¹), à Bègles, près de Bordeaux. Chaque année, le musée fait une fête appelée LES JARDINIERS DE LA MEMOIRE(²) et assure des publications, monographies, biographies…

          J.R. : Toutes témoignent de son intérêt pour la création singulière, hors-les-normes, la création franche : toutes les formes d'art négligées ou refusées par les circuits artistiques officiels. Tout cela rend le personnage attachant ! Réjouissons-nous donc de voir à l'automne, à Paris, une nouvelle exposition de Gérard Sendrey.

 

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(¹) Devenu Musée de la Création franche en 1996.

(²) En 2009, les Jardiniers de la Mémoire deviennent "Visions et créations dissidentes"