Jeanine Rivais : Marcel Hasquin, dans quel milieu social êtes-vous né ? Je veux dire, vos parents s'intéressaient-ils à l'art ?
Marcel Hasquin : Je suis né dans une famille de neuf enfants. Nous étions donc onze dans la famille ! Notre mère était une sainte ! Elle réussissait à trouver pratiquement seule, les moyens d'existence pour neuf enfants. Mon père était tailleur de pierre, mais il était souvent malade, et ne taillait la pierre que lorsqu'il le pouvait.
J.R. : A quel moment avez-vous été saisi du démon de la peinture ou du dessin, et comment a réagi votre famille ?
M.H. : J'avais sept ans. J'étais écolier chez les Sœurs et cette année-là, il y avait un concours de dessin religieux. Tout le monde s'était donné beaucoup de mal. Mais ce jour-là -peut-être même bien avant ça- je suis rentré à la maison et j'ai déclaré à ma mère : "Maman, je sais ce que je vais faire dans ma vie ! Je viens de gagner un concours de dessin…". "_Où ça ?" "_Chez les Soeurs…". "_Et alors ?" "_J'ai trouvé ce qui est bon pour moi. Maman, je veux être dessinateur !". Ma mère un peu affolée, a essayé de me raisonner, mais j'ai maintenu mon point de vue !
Dès l'âge de trois, quatre ans, je construisais des pavillons, et il n'y avait que moi dans la famille qui avais envie de dessiner et créer de petits objets. Bien sûr, tout cela est parti à vau-l'eau !
Je me souviens que les nobles du village avaient l'habitude de visiter les gens, maison par maison, pour voir si tout allait bien ? Un jour, un incendie s'est déclaré dans leur château. J'ai vu le château brûler ! Pour moi, c'était un château de conte de fée, j'ai toujours été sensible à la beauté de ce lieu. Rentré à la maison, je me suis mis à dessiner le château sur une grande feuille. Pas le château brûlé, le château tel que je l'avais en mémoire. Je vois encore le châtelain se pencher sur moi et il me demande : "Marcel, mais qu'est-ce que tu fais, là ?" -_Mais je dessine votre château !". Un jour, il est revenu à la maison et m'a demandé où était le dessin ? Je suis allé le chercher et il m'a dit qu'il avait envie de me l'acheter ! Il a ajouté : "Je ne vais pas te demander combien tu en veux, à ton âge. Mais je vais te donner vingt francs belges". Ce n'était pas une fortune, mais c'était une façon de s'intéresser à mon travail !
Didier Bénesteau : C'était une reconnaissance, et c'était très important.
M.H. : Bien sûr, à sept ans, je n'avais encore rien fait d'important !
J.R. : C'était peut-être une façon de vous montrer qu'il avait compris que vous aviez une tendresse particulière pour ce château. Ou à quel point dessiner était primordial pour vous. Et pour lui adulte, une façon de vous encourager à continuer ?
M.H. : Oui. D'ailleurs, ils l'ont gardé très longtemps. Puis il y a eu des décès, des partages, et quand quelqu'un a essayé de retrouver ce dessin, cela a été impossible. Personne n'a su qui l'avait conservé.
J'ai donc continué à dessiner, mais j'ai parcouru un chemin bien caverneux. Je le redis, mon père était malade, et il n'y avait pas beaucoup d'argent à la maison. Cela dit, nous les enfants, nous n'avons jamais manqué de rien ! Ma mère était une femme très courageuse, et pour rien au monde elle n'aurait voulu voir ses enfants manquer de nourriture. Bien sûr, côté vêtements, quand l'enfant le plus âgé ne pouvait plus les porter, le suivant en héritait. J'ai toujours été vêtu avec des vêtements usagés et quand ils m'étaient trop petits, c'étaient mes frères plus jeunes qui les mettaient.
Je me souviens avec tristesse du moment où arrivait la Saint-Nicolas ! Maman faisait ce qu'elle pouvait, elle nous achetait quelques oranges. Mais il lui était impossible de nous acheter des jouets. Heureusement, chaque année, le monastère faisait une petite fête et offrait quelques jouets à ceux qui n'en avaient pas ! Nous descendions dans la neige, et nous allions chercher nos jouets. Ce n'étaient pas des jouets mirifiques, mais nous étions très heureux ! Les enfants de familles aisées racontaient ce que Saint-Nicolas leur avait apporté, mais nous, que pouvions-nous dire ? Y repenser m'a toujours profondément attristé, parce que je me disais : "Où est le partage ? Quelle vie nous est donnée ?". Il m'a fallu comprendre que la vie est ainsi, et que certains reçoivent plus que d'autres ! Il fallait l'accepter. Nous n'avions pas le choix !
J.R. : Etes-vous allé dans une ou des écoles d'Art ? Si oui, avez-vous le sentiment que c'est à cette époque qu'est vraiment née votre vocation ? Et puis qu'aviez-vous envie de peindre ? De dessiner ? Quels sujets semblaient vous tenter le plus ?
M.H. : Je suis allé pendant trois ans dans une école d'art. Mais je n'apprenais rien. J'avais le sentiment de m'ennuyer ! J'aurais voulu aller à l'Académie de Bruxelles. Mais, mes parents n'ayant pas d'argent, je ne savais que faire. J'aurais eu besoin d'aide pour pouvoir y aller ! J'avais bien un voisin qui était peintre amateur. Il m'a apporté beaucoup, parce que, pendant les vacances, au lieu de me laisser aller jouer, il m'emmenait avec lui pour faire des décors de théâtre. Il y avait un autre peintre flamand qui habitait à quelques kilomètres du village et qui m'a lui aussi, apporté beaucoup. Il semble bien que, les uns comme les autres, voyaient en moi quelqu'un qui avait une capacité. Ils m'incitaient à demander à mes parents d'aller à l'Académie de Bruxelles. Plus jeune, mon père aurait dû y aller. Il était fils unique. Mais ses parents qui auraient pu payer ses études, avaient refusé, pensant qu'il ne gagnerait jamais sa vie s'il devenait artiste ! Il avait été frustré, bien sûr. Et il a reproduit le scénario. Mais à aucun moment, je n'en ai voulu à mon père ! Je voyais bien que ma mère faisait l'impossible pour que nous ne manquions de rien. Et moi, qui étais un gosse, que pouvais-je faire ? Je n'avais personne pour m'épauler !
J'ai donc passé ces trois années inutiles. Et puis ma mère m'a proposé de m'envoyer dans une école d'Art de Dinant. J'ai appris là-bas la dinanderie. C'était très beau, mais ce n'était pas ce que je souhaitais, et je n'y pouvais rien. Bien sûr, ma pauvre mère allait de déception en déception, parce qu'elle voulait m'aider, mais c'était impossible ! Je suis allé dans une autre école, où j'ai appris l'architecture. Et chaque jour je me demandais ce que je faisais là ? Et qu'est-ce que j'allais faire de ma vie ?
Je dois dire qu'après toutes ces années, j'ai gardé au fond de moi une tristesse. Des remords, me disant que j'aurais peut-être dû faire plus ? Mais je n'avais moi-même pas une santé extraordinaire. J'étais le plus chétif de la famille. Un jour, on m'envoie dans une soi-disant colonie de vacances pour trois mois. Mais en fait, c'était un sanatorium ! J'avais beau protester que je n'avais pas la tuberculose, le médecin était persuadé que j'allais aller mieux. Mais je suis rentré trois mois après, rien n'avait changé.
J.R. : En fait, vous passez trois ans dans une école d'art où vous n'apprenez rien, en tout cas pas ce qui vous plaisait. Les années passant, à partir du moment où il vous était possible de peindre ou de dessiner, qu'est-ce que vous aviez envie de créer ?
M.H. : J'avais tout de même appris un peu ce qui concernait les écoles flamandes, le Surréalisme, l'Expressionnisme… Je ne vais pas vous dire que je ne regrette rien ! si ! J'ai des regrets ! Mais je vis avec eux. Aujourd'hui, ma vie est bien avancée, je m'efforce de transformer mes regrets en une sorte d'image apaisante.
J.R. : A partir du moment où votre choix a été fait, et où vous avez décidé d'être artiste "à part entière", (en quelle année sommes-nous alors approximativement ?) quel a été votre parcours ? Avez-vous cherché à exposer dans des galeries ? Avez-vous suivi des tendances artistiques se développant à ce moment-là ?) Comment avez-vous avancé ?
M.H. : Ma réponse va être simple. Je commençais à peindre un peu "en aveugle" ! Je ne savais pas où j'allais. J'avais besoin de peindre, de dessiner. C'était plus fort que moi. Mais cela ne m'indiquait pas un chemin. A un moment donné, grâce à cette force en moi, cette envie de peindre s'est manifestée de manière très pointue. J'avais peut-être dix-sept ou dix-huit ans. Mais alors, j'ai été obligé de travailler pour gagner un peu d'argent. Ce chemin de vie qui était en moi, cette envie terrible de peindre, je ne pouvais les suivre que d'une seule façon ! D'autant que, quand je gagnais un peu d'argent, j'en remettais une partie à ma mère qui en avait tellement besoin. Donc, il ne me restait pas grand-chose !
Des amis me disaient que j'aurais dû faire du vélo ! Je dois dire aussi, que je ne suis pas un grand sportif. J'étais désemparé. Pourquoi faire, du vélo ? Un jour, on m'offre un vélo vraiment lourd ! Malgré tout, bien que n'ayant pas une force extraordinaire, j'ai gagné deux ou trois courses. Mais je n'étais pas fait pour cela !
Didier Bénesteau : J'ai tout de même envie de dire, Marcel, que ton enfance a été troublée parce que tu as vu ta mère malheureuse du "départ" de deux de tes frères. Ce sont toutes ces émotions qui t'ont troublé, toutes ces émotions que tu as peintes. Ta façon de dire les choses, qui m'ont ému. Quand j'ai découvert certaines de tes œuvres, j'ai su que tu faisais partie des grands ! Et tu n'avais qu'un peu plus de vingt ans !
D'ailleurs, tu l'as prouvé avec "La Maison d'enfance", que tu as peinte à la mort de ton père. J'ignorais ce dont il s'agissait, mais j'ai vu la tristesse, j'ai vu l'amour dans cette petite maison dans la neige, le froid. Cette sortie dans la neige a été ta façon d'exprimer tes sentiments à la mort de ton frère.
M.H. : Oui, mais j'ai envie de te dire que la neige est pour moi un peu réconfortante. C'est bizarre de dire cela. Mais la neige m'enveloppait réellement, me réconfortait.
J.R. : Les années passent. Vous commencez vraiment à peindre. Rencontrez-vous d'autres artistes ? Avez-vous le sentiment qu'ils suivent le même chemin que vous ? Les questions que vous vous posez vous font-elles avancer ? Comment se passent les choses pour vous ?
M.H. : Je n'avais personne autour de moi. J'étais comme un être humain dépourvu de tout. J'étais aimé par mes parents. Avec mes frères et sœurs, nous nous entendions très bien. Mais hors de cela, je devais me réconforter moi-même ! J'étais quelqu'un un peu perdu dans un paysage, et qui cherchait en vain une issue. Et cette issue-là, aujourd'hui encore, je me pose la question de savoir si je l'ai trouvée ?
J.R. : Tout à l'heure, vous avez dit : "Je suis venu en France pour la peinture !". A quel moment êtes-vous venu ? Et qu'attendiez-vous de la France par rapport à la Belgique ?
M.H. : Je suis arrivé en France à trente-trois ans. Donc il y a une cinquantaine d'années que je suis ici. Dans l'atelier, en Belgique, venaient quelques nobles, et ma femme faisait de la couture pour gagner un peu d'argent. J'avais dit à mon épouse que je voulais aller en France. Malgré ses réticences, je tenais bon. Je lui disais que je voulais grandir, rencontrer de vrais artistes. La châtelaine essayait de me convaincre de rester en me promettant de m'aider, mais nous étions là depuis des années, et elle n'avait jamais rien fait.
J.R. : Comment s'est passée votre arrivée en France ?
M.H. : Mon arrivée n'a pas été celle que j'espérais. Mais j'avais pris cette décision, il me fallait l'assumer. Avant d'arriver, j'avais fait quelques économies, pensant que je pourrais vivre dessus indéfiniment ! J'étais d'une naïveté totale, et une fois arrivés en France mes petites économies ont fondu comme neige (je reviens à la neige) ! Nous avions deux filles en bas âge, et ma femme m'a fait remarquer qu'elle était seule à travailler. Je voulais bien montrer de la bonne volonté, mais au fond de moi-même, je n'étais pas là pour faire de la charpente ou de la menuiserie. Je me suis engagé dans une entreprise de restauration de monuments historiques. Mais il fallait monter sur des échafaudages à huit-dix mètres de hauteur, il fallait donc être costaud ! J'ai travaillé là-bas pendant un an, mais je ne pouvais plus peindre ! Quand je rentrais le soir tard, il fallait en plus que j'aide ma femme aux tâches ménagères ! J'ai décidé d'arrêter le travail. Ma femme était très inquiète. J'ai donc repris six mois de travail dans la même entreprise, mais au bout de six mois, j'ai décidé que c'était terminé, sinon autant rentrer en Belgique ! Dans la ville de Namur, il y a des bâtiments qui datent du XVIIIe siècle, dont j'ai refait les frontons, des bandeaux. J'ai même travaillé dans des cimetières. C'était beau, mais ce n'était pas ce que je voulais !
J.R. : Je crois que nous sommes alors au long des années 70 à 80. Vous peignez "Le festin carnavalesque" (1973), "Le prophète" (1978), "Le Golgotha" (1979) etc. Des œuvres très colorées dans des couleurs glauques, où les personnages imbriqués les uns dans les autres sont autour d'une sorte de vide sidéral pour le premier et le troisième ; ou au contraire où la tête plutôt petite ceinte d'une large auréole occupe le centre d'un entourage vide. Ces œuvres sont apparemment proches du Surréalisme. Or, le Surréalisme a alors plus de cinquante ans, comment vous rattachez-vous à lui ? est-ce la raison pour laquelle vous semblez ensuite avoir changé d'expression picturale ?
M.H. : Je vais commencer par le rattachement. On peut se rattacher même quinze ou vingt ans après ! Le Surréalisme, l'Expressionnisme, l'Impressionnisme ont été des écoles intéressantes. Mais là encore, ce n'était pas ce que je recherchais. Mon envie, c'était ce que moi je ressentais ! J'ai fait un grand nombre de petits Hasquiniens, mais le Surréalisme, le Fantastique, tout cela était inné en moi ! J'étais attiré par ça, tout ça qui me plaisait bien, me nourrissait bien. Pour combien de temps ? Je ne savais pas ! Et puis, je cherchais à me trouver là-dedans. En réalité, quand j'ai peint les titres que vous évoquez, sans aucune prétention je le jure, je me cherchais. Je ne comprenais pas toujours ce que je faisais ? Je me posais souvent la question.
Et puis, à un moment donné, je n'ai plus cherché. Ça m'épuisait ! Ça m'agaçait ! Alors j'ai décidé : "Je peins ce que j'ai envie de peindre, on aime ou on n'aime pas, ce n'est pas mon problème ! La décision sera maintenant et toujours la mienne".
Didier Bénesteau : Il faut dire que tu es quelqu'un qui aime aller de l'avant, inventer, trouver des techniques nouvelles. Tu es toujours en recherche. A la fois, tu as ton vécu qui est dans ta peinture, et à la fois cette volonté d'aller de l'avant. On est toujours surpris en voyant tes œuvres, de constater que tu as changé, mais on reconnaît toujours les traits d'Hasquin. Tu n'as jamais cherché à plaire, tu es dans la marche du temps. Je suis sûr que ta peinture va passer les siècles, grâce à son authenticité, sa sensibilité extrême. Ton œuvre est ce que tu as reçu et ce que tu donnes…
M.H. : Je crois que ce que je peux donner comme réponse là-dessus, c'est qu'il y a des moments qui me font peut-être comprendre mon questionnement. C'est peut-être à ces moments-là qu'il y a une sorte d'évolution ? Ce qui peut aussi amener des gens à ne pas me reconnaître ?
Mais je veux dire que ce n'est pas important pour moi ! Depuis que je connais Didier, je ne suis plus isolé. Mais avant, j'étais isolé dans mon monde. Donc, je vivais ce que je ressentais et ce que je peignais était véritablement l'image que je ne pouvais que peindre !
Je ne sais plus qui a parlé des galeristes ? Mais j'ai dû à un moment en sortir certains qui étaient de vrais chiens enragés. Ai-je bien réfléchi quand j'ai dit ça ? Qu'importe, je l'ai dit, je ne reviens pas dessus. Je n'ai pas de temps à perdre à revenir dessus ! Ce que j'ai fait appartient au passé. On le garde ou non. On le banalise ou non. Ce n'est pas mon problème ! C'est la raison pour laquelle j'avance. Je ne fais pas partie de ces peintres qui disent décider des périodes où ils changent de style. Moi je change quand je sens que j'en ai besoin. Je ne suis pas le premier, il y en a eu beaucoup, Picabia et tant d'autres. A quoi bon me tourmenter sur des passages ? Je traverse le pont pour ne pas être ennuyé !
J.R. : Quelques années plus tard (1984), vous découvrez une naïve Piéta dans une grotte et la reproduisez si bellement qu'un critique a écrit qu'il s'agit-là d'une œuvre conçue "dans l'élan d'une innocence partagée, qui est un chef-d'œuvre, réalisée avec une nouvelle technique". Que s'est-il passé ? Etiez-vous alors animé d'une sorte de mysticisme pour réaliser cette œuvre avec une telle ferveur ?
M.H. : Je vais commencer par le mysticisme. Le mysticisme est probablement l'essence-même de ma vie. Il ouvre extraordinairement des portes. Et pour en revenir à cette grotte qui est à Doué-la-Fontaine : Je l'ai visitée au cours des premières années où j'étais en France. Et quand je l'ai vue, ah !!! Quelque chose m'a frappé ! ! Je ne savais plus raisonner. Les personnages pourraient facilement être mis dans un art brut ! Ils me parlaient fortement. Je suis rentré à la maison, encore tout plein de cette ambiance qui m'a traversé partout. Et j'ai eu envie de passer du temps dessus. C'était une autre période. Mais quand on parle de périodes, elles sont longues ou courtes, impossibles à commander.
Didier Benesteau : Cette œuvre est magnifique. C'est une peinture à l'huile. On voit du relief. Mais si vous touchez, c'est plat comme un livre. Il s'avère que Marcel, n'ayant plus de moyens, a pu travailler grâce à Stani Nitkowski qui lui donnait ses restes de tubes de peintures qu'à cause de sa maladie il ne pouvait pas vider. Un jour, s'est produit un miracle. Marcel a fait tomber quelque chose -nous n'en dirons pas plus- sur la peinture. Il s'est produit une réaction chimique. Il venait de découvrir une nouvelle technique. Pour laquelle il a obtenu à New-York Le Prix de la technique.
M.H. : Revenons sur Stani Nitkowski. Je trouve triste, même indécent à la limite, que les gens aient eu pitié de lui parce qu'il était handicapé. C'est vrai que lui non plus ne roulait pas sur l'or. Je me souviens des moments que nous passions ensemble, nous mangions des haricots chez lui comme chez moi ! Sa femme nous faisait un gâteau avec ce qu'elle possédait, et nous étions heureux ! Quelquefois, Stani me cassait un peu la tête ! Je me souviens d'une fois où il m'avait demandé si j'avais tout ce dont j'avais besoin, j'ai répondu que non bien sûr ! Et quand il me donnait ses tubes à moitié pleins, c'était important.
Je reviens sur ce qu'a dit Didier. Un jour, je n'avais presque plus de couleurs et je voulais en faire plus avec ce qui me restait, ce qui n'était pas facile !! Alors, j'ai recueilli les petits paquets de peinture sèche qui étaient restés collés à ma palette, et je les ai recollés sur la toile, d'où une apparence de reliefs qui, en fait, n'en étaient pas !
Je voudrais aussi dire qu'à Pâques dernier, je suis allé à la messe. Et comme c'était Pâques, je dis à ma femme : "Je vais offrir au prêtre "La Passion. Voici l'Homme" (qui avait été exposé à l'Eglise de la Madeleine, à Paris). Moi, je pensais faire un beau geste. C'était de bon cœur. Mais ce n'est pas moi qui vais le lui donner. C'est toi. Elle a protesté, bien sûr. Finalement, elle est allée le lui donner. Je n'ai jamais eu une réponse. Alors j'ai essayé de comprendre pourquoi ? Je ne suis pas allé voir le prêtre pour lui demander ce qu'il en pensait ? Non ! Ce n'est pas dans mon tempérament. Mis j'ai beaucoup médité, beaucoup réfléchi là-dessus. Je me suis dit : "Je pense avoir trouvé ce qui ne lui a pas plu". Et peut-être à d'autres ?
J.R. : Il semble que vous jetez le Surréalisme par-dessus les moulins et qu'une facture nouvelle caractérise les vingt années suivantes. Les personnages s'emparent de l'espace, sont quelquefois au centre d'une épaisse gangue comme "Le voyage initiatique" (1989), "Le Christ de Fatima" (1994) ou "La légende de Lucile" (1980) qui semblent s'arracher à ce qui serait un magma ; ou bien ils sont surlignés de minces traits noirs qui semblent parfois aléatoires comme pour "Jésus au jardin des Oliviers" (1996). Comment vivez-vous cette série qui est profondément mystique où la matière semble jouer une place primordiale ?
M.H. : C'est une vaste question ! Elle est profonde, elle n'est pas simple, mais je vais y répondre. Tout à l'heure, nous avons effleuré tous ces petits personnages. En ce qui concerne le Surréalisme que j'admire beaucoup, oui, je l'ai jeté par la fenêtre. J'ai défenestré le Surréalisme à ma façon ! Ce n'est pas bien grave, parce que je ne vais pas vous dire qu'avant de jeter le Surréalisme par la fenêtre, il m'a tout appris. Non, pas du tout ! J'ai senti qu'il ne fallait pas que je m'attarde dessus. Je ne regrette rien, mais il fallait que je change cette chose qui n'allait pas unifier tout ce qui se passait dans ma vie. Pas du tout !
Par contre, tous ces personnages avec les traits m'ont ouvert la voie. Ce n'est peut-être que là que j'ai trouvé ma voie. Par le trait. Je ne suis pas le seul. Le trait appartient à tout le monde ; et tout le monde l'exprime à sa façon. Mais pour moi, cela a été beaucoup plus important. Le trait est constructif, c'est-à-dire qu'il construit mes personnages.
D'ailleurs, à l'intérieur de mes personnages, il n'y a pas grand-chose. Mais par contre, ce qu'il y a à l'extérieur suffit pour comprendre l'intérieur.
J.R. : En alternance, apparemment, vous peignez pratiquement plein cadre des personnages seuls ou en couples, ("Le baiser de Bière", "L'innocence", "Danse mystique", avec des têtes penchées, de gros yeux et des bouches ouvertes. "La femme des îles", "La femme de feu". Comment les situez-vous par rapport aux précédents évoqués ?
M.H. : Pour moi, c'est probablement là une grande évolution. On est à cheval à la fois sur le Surréalisme. Pas sur le fantastique, mais on entre presque dans l'Expressionnisme, même dans l'Impressionnisme. Je donne cette impression-là. Et ça, je pense que c'est peut-être… je ne vais pas dire le moment de ma carrière de peintre, ce serait prétentieux, mais le moment de mon chemin où j'ai senti des choses beaucoup plus fortes…
Pour les personnages aux gros yeux, je vais y mettre un peu d'humour. C'est pour mieux voir ce que j'ai à faire dans l'avenir.
J.R. : Si le passage du siècle est encore profondément mystique, vous vous retrouvez avec apparemment beaucoup d'humour, photographié debout au milieu d'étranges personnages ectoplasmiques, gondolés, tordus, biscornus, les yeux de travers… semblant néanmoins avoir adopté des attitudes très humaines ? Ai-je bien fait de dire "humour", vu qu'à les considérer les uns après les autres, ils semblent tellement attendrissants !?
M.H. : Ils sont attendrissants, oui. On ne peut pas ignorer cela. Ou alors, je crois que l'on fait une mauvaise lecture. Après, la lecture est à tout le monde, à chacun de faire la sienne.
J.R. : Le XXIe siècle franchi, vous vous lancez dans une série de personnages en pied, de toute évidence handicapés physiques ; presque ou tout à fait monochromes ou carrément en noir et blanc sur fonds colorés, le summum de cette série me semblant être les deux œuvres titrées "A Stani Nitkowski" où l'on vous voit le portant sur votre dos, avec son fauteuil vide, lequel restera vide puisque vous l'envoyez seul, saluant de la main, vers le ciel. Est-ce à dire que, l'âge venant peut-être, la personnalisation de vos sentiments a remplacé la généralité ? Certes, votre peinture a toujours été personnelle, mais maintenant, vous "êtes dedans" ! Etes-vous d'accord avec ce sentiment ?
M.H. : Oui. Je veux aussi dire, quand vous parlez de handicapés, que je crois que nous sommes tous handicapés dans la vie. Parce que nous ne voyons pas toujours les choses telles qu'il faudrait les voir. Que vais-je répondre ? En fait, votre question est tellement pertinente que j'ai l'impression qu'elle donne en même temps la réponse.
J.R. : Alors, continuons ! Dans toute cette série, vous semblez crier, vous débattre… que criez-vous ? Contre quoi vous débattez-vous ?
M.H. : Me débattre ! Je me débats contre moi-même. Contre ma vie en elle-même, parce que ce n'est pas celle que j'aurais peut-être aimé avoir ! Mon chemin a été perturbé par le besoin d'argent, de ceci, de cela !
J.R. : Trois-quarts de siècle se sont écoulés depuis que vous avez commencé à peindre. Avez-vous le sentiment d'avoir réalisé le parcours dont vous rêviez ? Diriez-vous que vous êtes un artiste accompli et un homme heureux ?
M.H. : Non, je ne dirai jamais que je suis un artiste accompli ! Parce qu'on apprend tous les jours. Pour moi, personne n'est accompli ! Il y a des artistes qui meurent jeunes et on se dit qu'ils auraient pu faire autre chose. Pour moi, non, je ne crois pas à un accomplissement, parce que l'art est perpétuel, alors si on quitte un élément, il nous ramène à un autre élément. Et on continue. On apprend sans cesse. Donc, non, je ne crois pas !
J.R. : Pour terminer, je voudrais évoquer la façon dont à ma honte et ma colère, j'ai découvert votre œuvre et aujourd'hui vous-même : c'était il y a quinze jours, grâce à votre ami Didier Bénesteau que je venais également de rencontrer. Pouvez-vous parler de votre rencontre avec lui et du chemin que vous avez ensuite parcouru ensemble ?
M.H. : Oui, ce sera très facile. Je suis à l'aise pour raconter cela. Nous nous sommes connus en 91. Lui me connaissait, moi non. Le premier jour où nous nous sommes rencontrés, en lui comme en moi, nous avons senti qu'il y avait quelque chose, mais en aucun cas nous ne pouvions identifier quoi. Pour moi, cela a été très important ! Quelquefois il est gêné quand je le dis, mais si je ne le dis pas, qui le dira ? Bien sûr, je ne le lui dis pas tous les jours, c'est agaçant, c'est mortifère ! Mais ma carrière d'aujourd'hui, à qui la dois-je ? C'est lui qui m'a permis tout ce que je fais. Nous parlions d'argent qui est le nerf de la guerre, et sans Didier, où aurais-je pris l'argent ? Ce que je possède aujourd'hui, si je n'avais pas eu Didier à côté de moi, je n'aurais pas ce que j'ai ! Certes, je n'ai pas le Pérou avec moi ; mais il faut être honnête et sincère, sans lui, je ne sais pas où je serais aujourd'hui ! Je ne sais pas ce qu'aurait été mon chemin de vie ? Je ne sais pas ? Je n'ose même pas y penser, parce que j'aurais peur que cela ait été une catastrophe ! Didier, c'est donc mon ange gardien. Il le sait, mais il n'aime pas trop quand je le dis !
Didier Benesteau : Non. Mais je dis qu'à la limite, je peux te renvoyer la pareille ! J'ai rencontré ton œuvre en 80. J'étais étudiant aux Beaux-Arts. On ne pouvait plus parler de Matisse et tous ces gens-là. Dans les vivants, je pense que c'est Marcel qui m'a permis de grandir, et que c'est grâce à lui que, un peu comme Jeanine, j'ai donné ma vie à l'art. Je n'aime pas la gloriole, mais je trouve qu'aujourd'hui, il a droit à une reconnaissance. C'est comme quand j'ai vu le travail de Michel (Smolec). Je n'ai pas hésité ! Je ne le connaissais pas. Je m'en veux un peu, parce que c'est mon domaine.
M.H. : Ce que j'ai dit à Didier… Il a bonne mémoire, mais parfois il la laisse se reposer tranquillement. Alors, je lui ai dit : "Didier, au seuil de ma mort, si j'ai encore tout mon esprit, avant de partir, je te dirai Merci Didier. C'est grâce à toi que j'ai réalisé tout cela."
J.R. : C'est une belle dédicace !
Pour terminer, pensez-vous que j'aie oublié des points importants dans mon questionnaire ? Y a-t-il des sujets que vous auriez aimé traiter et que je n'ai pas abordés ?
M. H. : Jeanine, dans ce que vous avez évoqué, il y a énormément de choses ! Bien sûr, on peut toujours aller plus loin. On peut toujours creuser… Il peut toujours se passer autre chose…
ENTRETIEN RÉALISÉ A LA COLLEGIALE DE LOUDUN (Vienne) LES 7 ET 8 SEPTEMBRE 2022.