TATIANA SAMOÏLOVA, dessinatrice

ENTRETIEN AVEC JEANINE SMOLEC-RIVAIS

*****

Jeanine Smolec-Rivais : Tatiana, vous êtes russe ? Vous vivez en France depuis longtemps ?

Tatiana Samoïlova : Depuis quinze ans Je viens de rentrer de Saint-Pétersbourg.

 

J.S-R. : N'est-ce pas étrange de passer de Saint-Pétersbourg à Bézu-Saint-Eloi ?

T.S. : Non, le contraste est intéressant ! C'est enrichissant ! Et je trouve que j'ai beaucoup de chance de posséder deux cultures.

 

J.S-R. : Vous retournez souvent en Russie ?

T.S. : J'y retourne chaque année. Je tiens à revenir chez moi parce que ma ville me manque et mon climat aussi.

 

J.S-R. : Et pourquoi êtes-vous venue en France, si vous avez tant de nostalgie ?

T.S. : J'ai fait mes études en France. Et mon mari est français. Je vis donc ici pour ces deux raisons.

 

J.S-R. : Il y a longtemps que vous dessinez ?

T.S. : Oui, je peux dire que j'ai dessiné toute ma vie.

 

J.S-R. : Je dois dire que nous avons créé le prix "Atticisme" (¹) juste pour vous ! Avant, nous ne l'employions pas. Ceux qui faisaient du dessin étaient classés dans "Expression", "Mouvement", etc. J'ai suggéré à Jean-Luc Bourdila que, vu la qualité de vos dessins, nous ne pouvions pas ne pas faire une rubrique spéciale. Bien sûr, il a été tout de suite d'accord. Il restait à trouver le mot !

T.S. : Tout cela me fait très plaisir.

 

J.S-R. : Vos œuvres ne sont réalisées qu'à l'encre de Chine ?

T.S. : Oui, pour cette exposition. D'autres fois, je fais aussi des collages.

J.S-R. : Je remarque que tous vos tableaux sont verticaux, sauf un qui est complètement différent des autres. Est-ce parce que vous remplissez mieux l'espace quand ils sont verticaux ?

T.S. : C'est simplement que, dans ce format, je peux faire des figures plus fines !

 

J.S-R. : Dans vos tableaux, mis à part "Adam et Eve" où deux personnages se rejoignent par une boule rouge, tous les autres semblent être des biographies. Est-ce des moments de vie qui vous ont concernée directement ? Comme cette grand-mère qui est tellement remarquable. Diriez-vous que ces œuvres sont autobiographiques ?

T.S. : Pas vraiment ! Pour deux tableaux qui sont liés à mon enfance dans la Russie soviétique, c'est vrai. Avec chaque tableau, j'essaie de raconter telle ou telle histoire qui m'intéresse. Mais alors, peut-être peut-on dire que c'est autobiographique, puisque cela me touche ? Mais ce n'est pas spécialement vécu.

J'ai déjà exposé ces deux tableaux dans une grande exposition intitulée "Au Pays des Merveilles". J'ai réfléchi longtemps en pensant à cette époque soviétique, et finalement j'ai décidé de créer "Au Pays des Merveilles" entre guillemets". Sur le tableau, c'est au pays des merveilles/L'enfant ; puis le pays des adultes où les gens se battent avec des marteaux et des faucilles, avec le tsar et la tsarine qui fuient parce que c'est fini. Pour le second tableau, il est plus lié à l'instant parce que, chaque fois que je reviens chez moi, je sui émotionnellement très tendue ! Cela me touche beaucoup voir les femmes âgées en train de mendier. Cette femme est restée soixante-dix ans sous le régime socialiste, elle a perdu sa maison, il ne lui reste plus rien. En même temps, sur les icônes russes en général, on voit Saint-Georges terrassant le dragon ; le dragon qui représente habituellement le mal. Ici, c'est le contraire, le dragon mange le jeune soldat russe ! C'est souvent l'histoire du Bien et du Mal.

 

J.S-R. : Restons dans le domaine du conte, avec cette femme dont les bas sont une pure merveille.

T.S. : C'est le Printemps : "En mai, fais ce qu'il te plaît" ! Il y a aussi un autre proverbe : "Jeter les bonnets par-dessus les moulins" ! C'est pourquoi j'ai décidé de dessiner un moulin. Et, à Paris je n'ai trouvé que le Moulin Rouge ! C'est donc une fille qui attend le printemps. Le printemps qui arrive. Les joies de la vie. Il y a les oiseaux, le chasseur…

J.S-R. : Ce tableau est plus fantasmatique que les deux précédents. Parce que, si je considère cette espèce d'ange avec de très grande ailes, vu de dos et regardant le moulin rouge, qui est-ce ?

T.S. : C'est un oiseau qui s'assoit sur une branche !

 

J.S-R. : C'est tout de même très allégorique ! Et vos papillons ?

T.S. : Ce sont des liens, des liens entre le passé et le présent. Le destin d'une fille, aussi. Pour l'une, la petite fille, c'est l'avenir; et pour l'autre, sa grand-mère, c'est le passé. Et finalement, tous ces papillons, avec les visages de défunts de leurs familles, illustrent une légende qui dit que les papillons sont l'âme de nos proches qui sont partis. Il y a les photos, le passé qui remplit le cœur de cette femme âgée avec une partie de la sa famille déjà décédée. Mais finalement, certains sont partis, mais d'autres arrivent. Et la petite fille, tenant sa poupée, va continuer ce cheminement.

 

J.S-R. : Votre démarche est parfois paradoxale, parce que pour certains tableaux, vous avez laissé des marges, importantes même. Et, néanmoins les tableaux paraissent beaucoup plus pleins que ceux qui n'en ont pas ! Il me semble qu'il y a plus de personnes dans les premiers (et je ne parle pas de la boîte de sardines où ils sont vraiment "serrés" ).

Certains de vos personnages sont également costumés comme par le passé, avec par exemple une coiffure Louis XVI… Est-ce que ce sont des pages d'histoire ? Des influences diverses que vous avez voulu exprimer ?

T.S. : Finalement, c'est un seul sujet. C'est une série intitulée "Les rencontres". Plus précisément, les rencontres Internet. Mais un peu improvisées. Je voulais parler des rencontres entre les gens, et je trouve que les rencontres Internet sont un sujet assez moderne. A un endroit, par exemple, c'est l'attente du bonheur / jeune fille entourée d'admirateurs. Mais pour arriver jusqu'à son cœur, c'est comme un labyrinthe dans son dos. Ailleurs, c'est aussi l'attente du bonheur, une fille heureuse dans la forêt profonde, en train de chater avec de nombreux hommes, qui rêve, qui s'envole, etc. Finalement, il y a aussi une poupée masculine dans les bras de jeunes femmes appliquées et sérieuses, en train de fixer tous les autres hommes.

J.S-R. : Elles sont en train de les punaiser pour les garder plus sûrement ?

T.S. : Oui, c'est cela. Mais c'est aussi cette série de rencontres. Ailleurs, c'est une poupée féminine qui veut jouer entre les mains du jeune homme. Ailleurs encore, c'est un couple, mais un couple malheureux, parce qu'ils galopent sur le même cheval, mais dans le sens opposé. Par contre, les "sardines" sont pour l'instant heureux, mais ils sont tellement serrés qu'ils ne pourront pas résister longtemps !

 

J.S-R. : Vous n'avez strictement que deux couleurs d'encres : du rouge et du noir ! Avec le noir, vous faites du gris. Le tout sur blanc. Pourquoi ajoutez-vous si souvent du rouge ?

T.S. : C'est parce que je trouve que ce n'est pas vraiment plus tragique, mais c'est plus aigu. Ce mélange de blanc, noir et rouge est très expressif.

 

J.S-R. : Il arrive aussi que vous ajoutiez des mots en russe ! Est-ce pour le caractère visuel de l'écriture ?

T.S. : C'est pour deux choses : d'une part, je trouve que les lettres sont très décoratives. Surtout qu'en général, on n'arrive pas à les déchiffrer facilement. En même temps, il y a un sens. Parce que ce sont les slogans de l'époque. Alors, quand on les déchiffre, cela aide à comprendre un peu mieux le sens. Mais en même temps, il me semble que ce n'est pas important de tout déchiffrer. Que le spectateur peut avoir sa version sans connaître l'histoire. Et finalement, que c'est une co/création. Ce qui encore plus intéressant. Dans ce cas, le texte qui n'est pas clair n'a qu'un rôle décoratif.

 

J.S-R. : Chacun de vos tableaux comporte des fleurs, des objets, des personnages bien sûr, le tout étant si finement dessiné que je vous imagine passant des heures le nez collé sur chaque œuvre ?

T.S. : Il est vrai que cette technique prend beaucoup de temps. Par exemple, pour réaliser les grands tableaux, c'est un mois de travail. A plein temps ! Mais, quand on aime, on ne compte pas ! Et quand on regarde les broderies de femmes des générations précédentes ; quand on admire les dentelles dont elles ont garni leurs draps, on se dit qu'elles y passaient aussi un temps infini !

J.S-R. : Avez-vous déjà exposé ces tableaux en Russie ?

T.S. : Non.

 

J.S-R. : Pensez-vous que vous pourriez les exposer sans avoir d'ennuis, en particulier celui de la grand-mère mendiante ?

T.S. : J'ai été invitée cette année par l'Association franco-russe, pour faire une exposition. Je n'ai pas exposé ces tableaux et je le regrette un peu. Ils m'ont proposé de le faire, bien que des représentants du Consulat russe soient venus. Je ne pense donc pas que ce serait politiquement encouragé ; mais en même temps je pense que c'est possible ! De toutes façons, quand on va sur Internet, on voit beaucoup de choses très différentes, et c'est un bon signe.

 

J.S-R. : Nous en arrivons à ma question traditionnelle : Y a-t-il d'autres thèmes dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

T.S. : Non, je pense que vous avez bien senti ce que je veux exprimer !

 

J.S-R. : En tout cas, en plus de votre œuvre, bravo pour votre français !

T.S. : Ah ! Merci pour les deux.

 

ENTRETIEN REALISE LORS DU GRAND BAZ'ART A BEZU, LE 7 JUIN 2014.

 

(¹) L’Atticisme (dit Atticisme parisien) est un mouvement pictural français du XVIIe siècle que l'on peut définir comme un classicisme rigoureux. C'est une dénomination due à Jacques Thuillier et nouvellement adoptée par des historiens de l'art.

L'atticisme («qui est propre au dialecte attique») est d'abord un courant de la rhétorique grecque dans le premier quart du Ier siècle av. J.-C. ; mais ce terme peut aussi désigner les tournures et expressions caractéristiques de cette langue littéraire, par opposition au grec parlé, qui a poursuivi simultanément son évolution vers la koinè. Par extension (ou affectation de langage), ce terme en vient même à désigner tout classicisme.