OANA AMERICAI, co-organisatrice du GRAND BAZ'ART A BEZU

Entretien avec JEANINE SMOLEC-RIVAIS

*****   

Oana Americai s'apprêtant à remettre un Osk'Art
Oana Americai s'apprêtant à remettre un Osk'Art

Jeanine Smolec-Rivais : Oana Americai, votre apport de cette année est dans le même esprit que celui de l'an dernier : Adjoindre au festival des œuvres plus naïves que celles qui s'y trouvent habituellement. Mais cette année, il y a une plus grande variété, parce que vous avez apporté des Polonais… 

Oana Americai : Des Serbes, des Roumains, une Slovaque, une Bulgare.


J.S-R. : Vous connaissez sans doute tous les Roumains ? Mais comment avez-vous pu inviter les autres ? 

O.A. : Nous avons envoyé des courriers aux ambassades. Qui ont diffusé l'information. C'est ainsi que nous sommes entrés en contact avec l'Institut culturel polonais. L'Institut nous a fourni une très belle collection de ce qu'ils appellent toujours des "Naïfs", mais qui s'en sont pas vraiment ; et sont plutôt des Singuliers, voire même des Bruts. Nous avons aussi créé un blog sur lequel nous avons diffusé l'information ; et nous avons sollicité quelques revues. Donc, hormis les Roumains que je connais tous, nous ne connaissons pas les autres ; ils se sont proposés. Et nous en avons choisi.


J.S-R. : Il me semble tout de même qu'il y ait un petit hiatus par rapport à l'année dernière : je trouvais que les prix proposés par les artistes étaient tout à fait abordables. Par contre, cette année,  -je ne parle pas des Polonais dont les œuvres ne sont pas à vendre-, quand je vois 4500 € pour une œuvre, je me dis que je rêve ! 

O.A. : Ce sont les prix que nous ont fournis les artistes, parce que, pour les assurances, il faut savoir à combien les œuvres sont évaluées. En fait, nous ne sous mêlons pas de ce problème, nous laissons chaque artiste évaluer lui-même son travail.


J.S-R. : Mais tout de même, les artistes roumains qui exposaient l'an dernier étaient apparemment aussi célèbres que ceux de cette année ; en tout cas leurs œuvres étaient aussi bonnes, et les prix ont doublé, voire triplé ! 

O.A. : Néanmoins, il me semble que les Roumains sont les moins chers ! 

J.S-R. : Cette année, presque tous parlent des paysans. Est-ce par hasard ? 

O.A. : C'est vrai. Je ne pense pas que ce soit par hasard : Dans l'Art naïf, la thématique principale vient du quotidien. La vie de tous les jours de gens simples qui n'ont pas eu accès à l'éducation artistique, et aux grandes sources culturelles. Et dans l'est de l'Europe, ce monde rural archaïque existe toujours. Pour ce que j'ai vu d'artistes naïfs français, ils parlent également de leur quotidien, de thèmes populaires. Mais comme la France est beaucoup plus urbanisée, on voit plutôt des scènes de petites bourgades moins archaïques, alors que les équivalents de l'Est vivent en milieu non modernisé, non mécanisé. 


J.S-R. : En tout cas, nous avons attribué hier le Prix de l'Humour pour l'ensemble des Pays de l'Est, parce qu'il nous a semblé que, justement, ce quotidien était traité de façon amusante, de la fille au milieu de ses cochons, à l'épouvantail et le coq sur le toit… On pourrait les prendre un par un et voir l'humour dans chaque tableau. Alors, est-ce que cet humour est caractéristique de l'Art naïf de la Roumanie ou de la Pologne ? Ou, est-ce une sélection que vous avez faite ?

O.A. : Non, pas du tout ! Nous n'avons pas cherché l'humour. Mais je pense que cela fait partie d'une spiritualité, d'une façon d'être, d'une façon de vivre. Je peux affirmer que cela est vrai pour la Roumanie où l'on aime bien rire même quand on n'a pas trop de raisons de le faire. C'est aussi une façon de survivre aux privations, à la dureté de la vie. Pour ce peuple qui a vécu des épreuves particulièrement graves, il reste la faculté de rire dans les pires situations. 

Ce n'était pas du tout recherché, mais le fait que cela se retrouve partout justifie la supposition que c'est le même esprit partout dans les Balkans. J'ai pu constater dans des situations tangibles que la gastronomie, la musique sont les mêmes ; les coutumes traditionnelles sont très ressemblantes. Cela doit donc exister à un niveau plus profond aussi.


(Lire les images de droite à gauche, comme elles étaient disposées sur les cimaises)


J.S-R. : Les icônes  sont de quelle origine ? 

O.A. : Elles viennent de la Roumanie, et l'artiste qui les fait est un personnage très intéressant : c'est une œuvre d'art à lui tout seul ! Aucun n'est un artiste professionnel. Mais lui, il est botaniste, inventeur. Il a de nombreux brevets pour quelques cent-trente inventions. Il est très prolifique. Il s'exprime aussi artistiquement, mais il na pas conscience que ce sont des icônes. Un jour, quelque chose est survenu dans sa vie ; il en parle très discrètement et laisse à comprendre qu'il a envisagé de se suicider. Et le fait qu'il ait survécu à cette tentation est pour lui un bienfait divin. Il voit cet évènement comme une deuxième chance que Dieu lui a donnée. Mais cela l'oblige maintenant à travailler, labourer, pour sauver son âme. Racheter ce péché du désespoir. Sa manière de le faire est de peindre des icônes dans un style archaïque, même si les matériaux sont modernes. Et de les répandre dans le monde : Il est très prolifique, il en a fait 3500 qui sont un peu partout, mais aussi dans des monastères et des collections privées. 


J.S-R. : Quittons les icônes et venons-en à votre deuxième Grand Baz'Art. Comment vivez-vous ce plongeon dans la vie française ? 

O.A. : Je le vis très bien. La vie française est plaisante. Tout se passe très bien. Ce n'est pas l'ajustement Roumanie/France qui est difficile, c'est l'ajustement grande ville/petit village. 


J.S-R. : Quelles sont en général les réactions des artistes quand vous allez les voir et leur dites que vous souhaiteriez prendre quelques-unes de leurs œuvres pour les exposer dans un festival français ? 

O.A. : Leurs réactions sont plutôt bonnes : ils sont toutefois un peu méfiants parce que les Pays de l'Est le sont généralement à cause des choses qu'ils ont vécues. Mais ensuite, ils sont enthousiastes. Certes, il y en a comme le peintre serbe qui sont connus dans le monde entier et qui ont pas mal exposé. Mais d'autres qui en sont à leur première exposition ou ont très peu exposé sont très heureux à l'idée d'être choisis pour un festival français ! La France a un grand prestige culturel en Roumanie. 


J.S-R. : Pour clore l'entretien, je vais vous poser ma question traditionnelle : Y a-t-il d'autres thèmes dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

O.A. : Non, je pense que nous avons tout couvert.

Mais ce que je voudrais préciser, c'est que l'idée de cette exposition était de montrer côte à côte des œuvres qui, visuellement, sont très différentes.  Mais qui, dans les Pays de l'Est où la constellation des arts marginaux est très peu connue, sont tous classifiés, malgré des évidentes différences, comme de l'Art naïf. Donc, j'ai essayé de faire une sélection représentative. C'est pourquoi nous avons une Slovaque. Parce que la Slovaquie a une grande tradition de la peinture naïve. C'est d'ailleurs une des régions où la peinture marginale est le plus connue. J'ignore si elle survécu à la crise, mais ils ont eu pendant un moment la Biennale d'Art marginal de Bratislava qui avait beaucoup popularisé l'Art naïf  de la Slovaquie. Il y a aussi l'Ecole de Kovacita en Serbie qui est très célèbre. Mais ce que l'on ne sait pas, c'est que la plupart de ces artistes sont des Slovaques. Toujours des Slovaques. Sauf qu'ici, nous avons une Slovaque de Slovaquie et des Slovaques de la Serbie. Ici, la tradition va vers un art naïf plus contemporain, plus proche de l'illustration. Et puis, il y a des autodidactes qui n'ont rien à voir avec le circuit, car il y a tout de même un circuit pour l'Art naïf.

Stefan Mocanu
Stefan Mocanu

J.S-R. : Cela me semble le cas pour le Musée du Village ou le Musée de la Ville de Bucarest, qui sont des musées d'Art naïf.

O.A. : Plutôt d'Art populaire, mais où l'Art naïf peut percer. Ils sont liés, au sens anthropologique, à la culture paysanne, mais ils ouvrent aussi la porte à l'Art naïf. D'où un circuit officiel pour cet Art naïf aussi.

Mais dans ma sélection roumaine, j'ai choisi des gens qui sont complètement en dehors de ces circuits : des gens qui commencent à percer, mais qui ne sont pas encore complètement établis, comme Maria Margos avec son paysage sous-marin… Pour chacun, j'ai rédigé un petit carton biographique parce que, pour certains, la biographie est très importante, comme celle de Nikifor qui est très émouvante, parsemée de traumas. Il avait une infirmité qui, de nos jours, est d'une banalité extraordinaire ; un bec de lièvre. Dans la Pologne du siècle dernier, c'était un grand handicap, et le dessin était sa seule façon de s'exprimer. Il y a aussi Katarina Gawel qui est une paysanne sans éducation qui a appris seule à lire et écrire, et qui s'est mise à peindre sur les murs de sa maison. Puis elle a peint une deuxième maison voisine de sa ferme. Et elle a été découverte par un artiste officiel qui l'a fait sortir de l'obscurité dans la quelle elle vivait, en la faisant exposer. Je trouve ses tableaux tellement émouvants, à la fois enfantins, authentiquement religieux… 

J.S-R. : Il y a aussi un instinct grégaire que l'on ne retrouve pas dans les autres œuvres, où les personnages sont souvent à un ou deux.

O.A. : Oui, c'est vrai. Je ne l'avais pas remarqué,.

Pour en revenir à cette petite exposition, elle était censée montrer la barrière entre ce que l'on appelle brut, singulier, populaire, naïf et qui est très difficile à tracer ! 


Nikifor
Nikifor

ENTRETIEN REALISE LORS DU GRAND BAZ'ART A BEZU, LE 7 JUIN 2014.