BEGLES : VISIONS ET CREATIONS DISSIDENTES 2016

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LES VOYAGES A TRAVERS LE MONDE DE BARRY KAHN

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     Lorsqu'une personne est atteinte de syllogomanie, on dit qu'elle "souffre" d'un besoin d'accumulation compulsive, qu'il lui est impossible de jeter quoi que ce soit ! Qu'il lui faut accumuler de manière excessive des objets, indépendamment de leur utilité, de leur valeur. Incontestablement, Barry Kahn en est atteint, lui qui depuis l'âge de trois ans, conserve précieusement autour de lui tout ce qu'il peut glaner (papiers, journaux, CD, etc.).

          Pourtant, peut-on dire qu'il en "souffre", lui qui se sert de tous ces objets récupérés pour créer des collages et surtout des dessins ? 

          Et quels dessins ! Des personnages à perte de vue, vêtus d'habits richement ornementés, faisant souvent penser à des tenues de parade, ou aux croisés de naguère, d'autant qu'ils portent broches, médailles, etc. Toujours tournés vers le visiteur en off, mais paradoxalement presque tous louchant de façon à –sauf en de rares occasions- ne pas le regarder en face. 

          Car Barry Kahn ne les présente presque jamais seuls : parfois par trois, plus souvent en foule. ! Et ainsi, rarement délinéés ou limités par une infime ligne noire, ils couvrent de teintes sombrement bigarrées, les espaces semblablement colorés dont ne sont visibles que de minces interstices entre les silhouettes ainsi campées. Et, grâce à ce sens inné qu’il possède des complémentarités de couleurs, il fait joliment vibrer l’ensemble, génère une sensation de polychromie, alors qu’en fait, il n’use au plus que de trois couleurs : du brun parfois grisé, ou du vert bleuté ; du rouge et du vert foncés ! 

          Monolithiques, ces êtres sont réduits à des visages, au plus à des troncs, mais toujours sans jambes. Ces visages ont plusieurs traits récurrents : le nez épais, avec la base triangulée, telle une patte d'oiseau. Les yeux à la pupille noire, qui regardent toujours aux quatre horizons comme il est dit plus haut, presque jamais de face ! Les cheveux raplapla, parfois simplement posés sur la tête comme une perruque, d'autres fois encadrant strictement les joues ou tout bonnement dissimulés sous quelque coiffe. Ces individus ont des épaules tombantes, de longs cous portant souvent collier. Et ils ont de grandes oreilles ; des rides à l'infini, ce qui laisse penser qu'ils sont tous d'un âge… certain !  Et s'ils ne font pas une moue dédaigneuse ("Japanese party mix"), ils crient, comme à la manif ("Crowd scene in Japan"), sans que le visiteur puisse deviner ce qu'ils crient ? 

     Et puis, il y a les collages de mots, telles des banderoles ! Introduire des mots dans la peinture est un procédé presque aussi vieux que l'invention de l'écriture. Pourtant, marier texte et images dans une unité indélébile est, semble-t-il, une recherche propre au XXe siècle. Néanmoins, comme l’écrit Michel Butor : "Des mots dans la peinture occidentale ? Dès qu’on a posé la question, on s’aperçoit qu’ils y sont innombrables, mais qu’on ne les a pour ainsi dire pas étudiés". Mais en fait, chez Barry Kahn, les uns (les mots) sont tellement intégrés dans les autres (les images) que la combinaison semble aller de soi ! Cette conjugaison image/mots apparaît comme primordiale dans la démarche de l'artiste : l’écriture, composée, en fait, de lieux de par le monde, semble l'affirmation qu'il voyage beaucoup, à travers livres, films, cartes postales… Ainsi a-t-il "visité" la France, le Japon, fréquenté des guinguettes à Paris, marché dans quelque forêt… Et avec sa façon de montrer que partout et toujours, les hommes sont les mêmes, il est vraisemblable que toutes ces destinations, dûment consignées, l'aident à vivre ? 

          Se posent alors quelques questions : Pourquoi Barry Kahn peint-il toujours des personnages masculins : Est-ce parce que chacun des multiples personnages est son autoportrait vivant au gré de ses "escales" ? 

          Pourquoi ne dote-t-il jamais ses personnages de jambes ? Est-ce parce qu'empêché par sa maladie d'aller "ailleurs", il ne veut pas que ses autres lui-même puissent y aller ? 

Est-ce une façon d'affirmer son originalité en n'essayant jamais d’investir l’espace en scènes narratives ? 

          Est-ce une manière de susciter avec chaque dessin une émotion telle que le spectateur n’a plus qu’à créer sa propre histoire à partir de l’évidence qui lui est proposée ? Par ce style tellement proche des "dits" de l'Art brut, est-ce un moyen pour lui de récuser finalement le monde extérieur qui le ramène à une réalité : son empêchement de vivre librement ?

 

          Une chose est sûre : allant de découvertes aléatoires en conjugaisons volontaires, Barry Kahn a fait de sa maladie SON propre art de vivre ! Ayant recours à la profusion, à la répétition, à l’excès pour la réalisation de ses créations, il produit une œuvre en grande partie instinctive, atemporelle, sans aucune connotation de situation sociale. Tout est donc pour le mieux dans SON monde puisque, ayant défini ce qui lui est indispensable, il crée sans se soucier de modes… Pour son plaisir, tout simplement !

Jeanine RIVAIS