L'ART D'ETRE CRITIQUE... D'ART...

Jeanine RIVAIS

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 "La critique est aisée, et l'art est difficile". ( Destouches)

"Aisée", voilà qui est vite dit ! S’il n’est que de démolir (¹), jeter à tous les vents des phrases lapidaires, soit ! Mais s’il s’agit de conquérir pas à pas le territoire privilégié d’autrui ; d’un artiste qui plus est, dont toutes les sensibilités sont exacerbées, voilà une autre affaire ! Il y faut de la pédagogie, du doigté, beaucoup d’amour, de respect, une vaste culture, et le goût du risque !!

Ces grandes lignes ont été jetées au milieu du XIXe siècle, par deux écrivains réputés : Théophile Gauthier qui, en 1816, "mettait sa verve imagée et son dilettantisme perspicace au service de l’art et du beau… tentant de répandre ses idées esthétiques, d’éduquer et former le goût de ses lecteurs en une critique partiale et engagée "(¹). Et, dix ans plus tard, Baudelaire qui donnait à cette dernière,  "un accent de sincérité et un cachet d’indépendance, mettait en œuvre intelligence, clarté, volonté, buts avoués, moyens maîtrisés : en somme, l’originalité et l’individualité"(¹).

En décernant à "la Critique" ses lettres de noblesse, tous deux ont donné "au critique", sa place dans le domaine de l’art. Depuis lors, ces définitions ont connu de multiples vicissitudes (censure, mode, copinage, facilité intellectuelle consistant à paraphraser l’œuvre picturale sans chercher à construire à partir d’elle, etc.). Mais toujours, ont affleuré les purs et les durs, ceux qui, contre vents et marées, affirment leurs opinions, définissent clairement –et s’y tiennent- les critères selon lesquels ils s’arrogent le droit d’aller puiser au tréfonds des créateurs, les forces vives qui les animent. Sans prétendre se comparer à Théophile Gauthier ou Baudelaire, tout critique se doit d’appliquer honnêtement ces principes, déclarer sans ambiguïté ce que lui "soufflent" chaque œuvre et chaque artiste.

Et d’abord, ne pas se sentir "obligé" d’"être dans la mouvance", mouton de Panurge prêt à écrire "un texte de plus" sur un artiste déjà encensé, déjà célèbre et égotiste. Au contraire, chercher, glaner, le poète ou le plasticien peu, mal connus, voire totalement inconnus ! Ceux-là ont "besoin" qu’un œil extérieur chaleureux (mais objectif) fouaille leur subconscient, titille leur égocentrisme, découvre ce qu’ils ignorent d’eux-mêmes, mette au jour ce que parfois ils refusent de voir, parle de leurs lacunes et de leur talent : les aide en somme à se connaître mieux, à se mettre en cause, DONC à progresser. 

Pour ce faire, il faut spontanément "aimer" le poème, la peinture ou la sculpture "rencontrés", être intuitivement persuadé de l’absolue sincérité des artistes face à leur création, de l’honnêteté viscérale de leur démarche : retenir, quelle que soit la forme de leur art, (abstrait, figuratif, brut, singulier…), de leur poésie (humoristique, macabre, intellectuelle, lyrique…), ceux dont l’œuvre a un point commun évident : "un dit" né de la mémoire de leurs racines, d’un "lien" très fort à leurs origines, et malgré cela original et intemporel, emmenant leur lecteur ou leur spectateur aux quatre coins de l’univers intellectuel et (ou) psychologique. 

Mais, dans cette double perspective, combien ont délaissé le "psychologique" pour le remplacer par l’unique "intellect" ; devenant tellement abscons qu’ils en arrivent très vite à remplacer l’œuvre par le discours, le "faire" par le "dire"… ; le texte du critique aussi hermétique que l’œuvre critiquée, bien sûr, (parce que son vocabulaire est devenu celui de cette catégorie d’artistes ; parce que son esprit a glissé vers le même snobisme ! C’est pourquoi, se détournant de ces créations à propos desquelles il a le sentiment d’être moqué, le public va de plus en plus vers les poètes "oubliés" des grandes voies médiatiques ; les créateurs hors normes souvent autodidactes… Vers d’autres aussi qui, s’estimant dé/formés par des écoles avec lesquelles ils ne se sentent plus en parenté, essaient de revenir à des expressions où ils sont plus profondément investis. Tous ces gens-là se situant "dans la marge", les critiques qui les aiment accompagnant leur parcours ; suivant au plus près leur imaginaire, qui les entraîne toujours vers des créations véhémentes, où chacun laisse percer la gentille fée ou le grand méchant loup, le monstre ou le diable qui sommeillent en lui ! S’il sait être créateur à partir de toutes les folies de ce monde vertigineux, fantasmatique, le critique d’art curieux et attentif trouve une compensation aux rayures tristes à mourir de Buren ; aux kilomètres d’automates désincarnés de Combas, etc. Parfois, il doit aussi crier casse-cou à ces nouveaux aventuriers ! Car, s’ils seront incontestablement "la culture poétique et picturale" du XXIe siècle, il leur faudra éviter les pièges qui ont tari l’imagination des officiels, des conventionnels même talentueux, de la fin du siècle dernier : continuer à créer de truculents petits morceaux de vie, et non commencer à se satisfaire d’enfantements approximatifs ; se boucher les yeux et les oreilles face à la force des sirènes de la mode !

Tenir ces rôles, brandir sans faiblesse tous ces étendards, savoir a priori que le beau est toujours bizarre et souvent déroutant ; par voie de conséquence, débusquer les faiseurs et encourir leur vindicte, telle est l’obligation à laquelle le critique d’art se doit de souscrire : N’est-ce pas là ce qui, plus haut, s’appelait "avoir le goût du risque" ? 

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(¹) *François Moulinat : "Présentation" d’écrits sur l’art de Baudelaire.

(↕) Le critique d’art doit aussi se dire qu’il peut se tromper. Et que, "démolissant" un artiste, il peut le blesser… Sauf si ce dernier est indifférent à ce qui s’écrit sur lui,  tel Jean-Edern Hallier qui disait de ses détracteurs : "Je me fous de ce qu’ils disent, du moment qu’ils parlent de moi" ! Détruire n’a jamais été mon propos. Mieux vaut ignorer ce que l’on n’aime pas !