L’ART BRUT ET LA SUITE : 

UNE AVENTURE BIEN SINGULIERE !

Jeanine RIVAIS

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Ce texte ne saurait avoir la prétention d’expliquer toute l’histoire de l’Art singulier. Ni d’apporter un regard neuf sur cette vague qui a pris, dans la dernière partie du XXe siècle, une telle importance : Des centaines de publications s’en sont chargées. Il s’agit simplement de l’aborder ; essayer d’en cerner les principales composantes ; trouver la complicité avec ceux qui connaissent “tout” sur le sujet ; éveiller la curiosité de ceux qui jusqu’à présent ne l’ont jamais côtoyé !

 

Il faut, bien sûr, parler d’abord de L’ART ASILAIRE.

    “L’art des fous”, comme il était autrefois brutalement appelé, est entré au musée sous l’impulsion de Jean Dubuffet qui a créé pour lui l’expression “Art brut”. Mais il était depuis plus de cinquante ans systématiquement exploré ; et depuis plusieurs siècles au centre des intérêts et des perplexités de nombreux philosophes et médecins.

L’Art asilaire est produit par des êtres souffrant de ce qui a été baptisé “schizophrénie”, maladie qu’a explorée au début du siècle, le psychiatre allemand Prinzhorn. Dans ce cas clinique, Prinzhorn s’est intéressé à l’individu qui, entraîné vers un repli autistique est malgré tout capable de remonter la pente ; et, sans se débarrasser jamais de sa souffrance, d’exploiter pour se reconstruire une expression picturale intuitive.

Insouciante par conséquent des définitions et des exigences de la création classique ; porteuse de tant de richesses et de formes tellement inattendues, apparaît alors cette production artistique à caractère obsessionnel qui a prédominé dans le domaine plastique, sans doute parce que l’exigence d’un code y est moindre qu’en poésie. “La maladie ne donne pas de talent”, écrit Prinzhorn. “Mais presque tout individu est capable de constituer des formes complexes. Ceux qui ont ainsi pu briser les barrières de l’autisme ont amorcé une marche vers un mieux-être : Figures pétries dans de la mie de pain, statues taillées dans des matériaux de fortune, dessins tracés sur du papier hygiénique, etc. sont les manifestations les plus courantes de cette lente remontée”.

 

Une telle démarche n’a, d’emblée, été ni évidente ni facile. Et la plupart des oeuvres de l’hôpital d’Heidelberg que fut chargé d’étudier Prinzhorn et d’où est partie toute cette aventure, appartiennent à une époque où, face à l’indifférence, voire à l’hostilité des médecins, le malade devait ruser, travailler en cachette pour réaliser ce qu’il lui “fallait” exprimer. Dès qu’il avait découvert cette possibilité, son volontarisme et son acharnement à continuer laissent penser que cette création autistique lui apparaissait comme le seul recours à l’hospitalisation prolongée et à l’absence de toute aide thérapeutique. Ainsi sont nées “dans la clandestinité” les oeuvres de Wölfli, Aloïse, Brendel, etc.

Certes, dès le XIXe siècle, de nombreux hôpitaux avaient constitué leurs “collections” ; mais elles étaient les équivalents des bocaux des musées pathologiques ! On trouvait avec les dessins, les corps étrangers avalés par les malades, des spécimens d’écritures ou de tatouages, des armes improvisées, etc. Et toujours, la folie restait considérée dans son étrangeté qui disqualifiait les oeuvres des malades : Ainsi, au début du siècle, MARCEL REJA, dont le livre fit autorité et que connaissait Prinzhorn, désignait dans “L’ART CHEZ ES FOUS", “un ailleurs”,  un monde  où  l’on peut trouver “presque toujours une formule d’art plus ou moins archaïque, attestant parfois d’un grand talent... mais dans lequel on ne peut guère relever que des lueurs plus ou moins isolées, auxquelles il manque toujours quelque chose pour prononcer le mot “génie” .

 

          Néanmoins, ces regains d’intérêts et ces changements de mentalités interviennent au moment-même où en France, une nouvelle vague artistique propose dans les galeries toutes sortes d’objets singuliers : Cézanne découvre la sculpture nègre ; En 1907, Picasso présente Les Demoiselles d’Avignon. Fauves, Expressionnistes, Surréalistes clament l’influence qu’ont sur eux les arts primitifs...  etc. Dès lors, il devient inutile de continuer à endiguer derrière des murs d’hôpitaux, une partie de ces créations étranges. Le Dr. Morgenthaler publie (1921) une importante étude sur Wölfli qui précède de peu  le livre de PRINZHORN (1924). 

  Son livre, "EXPRESSIONS DE LA FOLIE" marque la fin de l’exclusion. On assiste désormais à l’avènement de l’artiste schizophrène. Les documents jusque-là traités comme “pathologiques” fuient les dossiers asilaires et sont considérés comme un art à part entière. Dès sa parution, des artistes comme Max Ernst, Paul Klee, Kubin, émerveillés de ce qu’il leur révèle, saluent comme leurs pairs ces créateurs anonymes “qui s’étaient mis à la tâche, en toute ignorance, derrière les murs de leurs asiles ". Des poètes célèbrent ces talents nouvellement découverts, comme Henri Michaux qui compose des pages magnifiques consacrées aux “Ravagés” ! Ainsi, à propos d’Aloïse, tombée follement amoureuse de l’Empereur Guillaume II, aperçu lors d’un défilé, et qui mène en rêve avec lui une aventure exaltée, qu’elle va développer pendant quarante ans d’enfermement, sous forme de pages entières d’écrits et de dessins aux crayons de couleurs, il écrit : “Celle pour qui seul l’amour d’un prince royal entraperçu derrière la grille d’un parc magnifique, aurait paru suffisant, reçoit, isolée, méprisée, en habits misérables, dans l’espace étroit d’une chambre d’internée, l’inouïe revanche d’une liberté incomparable”.

 

L’aventure est en marche. Une marche qui, de nos jours, est quasiment révolue : En effet, l’art-thérapie devient une routine. Intégrés au monde extérieur, les malades bien souvent créent non plus pour surmonter leur intolérable douleur, mais pour réaliser ce que l’on attend d’eux ! Par ailleurs, les neuroleptiques adoucissent les phases aiguës de la maladie. De plus en plus, les séjours en hôpitaux psychiatriques sont réduits au minimum. Le phénomène d’exclusion qui frappait les malades a grandement diminué : Voilà les schizophrènes inclus dans la cité ; invités à des apprentissages similaires à ceux des gens dits “normaux” !

  Alors, s’il faut pour eux, se réjouir de ces améliorations sociales, médicales et psychologiques, il faut aussi admettre que leur production est désormais en voie de disparition ; et par toutes les influences culturelles et médiatiques qui s’exercent sur ces libérés de leurs murs, des mots comme art asilaire ou art brut  sont pratiquement devenus obsolètes.

 

Dans ces conditions, qu’est-ce que L’ART BRUT ?

  JEAN DUBUFFET, “créateur” de ce mot qu’il a très vite interdit d’employer pour des oeuvres autres que celles de sa collection, le définit, revient sur ses nuances, le peaufine dans tous ses livres s’y rapportant, comme Prospectus et tous écrits suivants (4 volumes), et surtout L’Homme du commun à l’ouvrage. 

Ainsi, écrit-il dans un texte publié en 1947 et intitulé L’Art brut.  “Il y a”, (il y a partout et toujours) dans l’art, deux ordres. Il y a l’art coutumier (ou poli) (ou parfait) (on l’a baptisé, suivant la mode du temps, art classique, art romantique ou baroque, ou tout ce qu’on voudra, mais c’est toujours le même) ; et il y a (qui est furtif comme une biche), l’Art brut...

    Formuler ce qu’il est, cet Art brut, sûr que ce n’est pas mon affaire. ... L’Art brut est un art modeste et qui souvent ignore même qu’il s’appelle “art”.

En Octobre 1949, dans L’Art  brut préféré aux arts  culturels, il reprend : “...Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique ; chez lesquelles donc, le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part ; de sorte que leurs auteurs y tirent tout de leur propre fond... Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur ; à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art, donc, où se manifeste la seule fonction d’invention”... C’est pourquoi nous ne voyons aucune raison de faire, de l’art des fous, un département spécial... L’acte d’art, avec l’extrême tension qu’il implique, peut-il jamais être normal ? Notre point de vue est donc que la fonction d’art est dans tous les cas la même ; et qu’il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genou”.

En somme, et bien qu’il s’en défende, Dubuffet définit de façon très précise ce qu’il entend par Art brut : un art où le besoin de création est si violent qu’il entraîne de façon rédhibitoire l’individu vers l’extériorisation de cette pulsion : un art spontané, primal, créé du tréfonds de leur instinct par des individus idéalement vierges de toute influence ; des gens du commun idéalement acculturés  !

Peut-on imaginer que ces conditions idéales aient réellement existé, même à une époque où le flux d’apports extérieurs était tellement moindre qu’aujourd’hui ; même si les créateurs qui ont intéressé Dubuffet étaient en milieu asilaire, carcéral ; ou seuls et méconnus au fond de leur jardin de campagne ? Il semble bien que Dubuffet ait défini une utopie, SON utopie ; et œuvré pendant près d’un demi-siècle à s’en rapprocher le plus possible. L’on peut penser qu’il a vécu des moments difficiles lorsque, à la fin de sa vie, comprenant qu’il serait aberrant de s’en tenir strictement à cette définition restrictive, il l’a élargie à des créations d’artistes extérieurs à ces univers contraignants. Et que, de la Collection originelle de l’Art brut créée en 1947, alors qu’elle  séjournait dans les sous-sols de la galerie Drouin à Paris, il a séparé environ deux mille oeuvres qu’il considérait comme des déviances de cet Art brut pour les regrouper d’abord sous le titre de Collections annexes, puis sous celui, définitif,  de Neuve Invention.

 

          Plus d’un siècle s’est écoulé. Le terme " Art brut " qui aurait dû demeurer exclusivement entre les murs du musée de Lausanne, n’en finit pas de courir le monde. Dans le même temps, que s’est-il passé dans le microcosme de l’Art Singulier dont la dénomination a pris la suite de l'Art brut ? En sont devenus partie prenante, nombre de gens formés par les Beaux-arts, soucieux de se libérer des carcans, et sincèrement désireux de trouver dans cette marginalité, une fraternité, une convivialité qu’ils ne trouvaient nulle part ailleurs. Quoi qu’il en soit, fini la seule création autodidacte ! Une nouvelle vague était née, qui traversa plusieurs décennies. Mais ces nouveaux venus non plus " indemnes de culture artistique "** mais possédant souvent de solides connaissances, étaient trop remuants pour rester dans le monde réservé où étaient cantonnés leurs prédécesseurs. La mouvance Singulière grandit de façon tentaculaire, conservant encore, heureusement, beaucoup de fraîcheur et de sincérité. Et puis, très vite, elle commença à essaimer…

Aujourd’hui, l’Art brut appartient à chacun et n'importe qui, et l'Art singulier qui a pris sa suite et demeure malgré tout porteur de tant de richesses, de fantasmes et de formes tellement inattendues, continue à susciter surprise et émotion. Mais il s’exprime désormais dans un champ aussi large et diversifié que l’Art contemporain. Souvent côte à côte avec lui, d’ailleurs. Dans ces conditions, il reste à se demander combien de temps il résistera au chant des sirènes, et préservera sa si passionnante hors-normalité ?

J.R.

 

** Jean Dubuffet.

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 2002.