DELPHINE CADORE, peintre

ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS

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Jeanine Rivais : Delphine Cadoré, il y a bien longtemps que nous sommes amies sur Facebook. Bien longtemps aussi que j'admire votre travail, ainsi que vos (vrais) petits bébé tout ronds, tout mignons, ce qui montre que vous joignez le sentiment à l'artistique ! 

Il me semble, par contre, à vous lire, qu'il vous arrive parfois, de ne pas avoir le moral. Et que cela se répercute sur vos œuvres ? Pouvez-vous me dire pourquoi vous peignez ce que vous peignez ; et pourquoi dans vos œuvres il se passe toutes ces choses que j'ai pu noter sans vous connaître encore ? 

Delphine Cadoré : C'est un peu compliqué ! Je travaille à l'émotion. Alors, je raconte parfois ma vie, d'autres fois pas du tout ! L'un de mes tableaux, par exemple, est parti d'un panneau publicitaire que j'ai récupéré. Et après, je transcris en direct. Je ne fais jamais de croquis, je dessine toujours directement sur la toile. 

 

J.R. : Vous faites beaucoup de dessins en noir et blanc ! 

D. C. : Je suis venue plus au noir et blanc quand j'ai commencé à faire des livres avec Eric Démélis (¹) et des œuvres à quatre mains. Aussi parce que je n'ai pas d'atelier, et qu'avec les enfants la peinture est très compliquée ! Alors qu'avec les crayons et le papier, cela me donne beaucoup plus de possibilités. En général, mes dessins en noir et blanc sont beaucoup sur la femme, la maternité, les états d'âme.

J.R. : Dans les cinq tableaux que nous avons devant nous, je dirai presque que nous avons cinq styles différents ! Et cependant, il est facile de les reconnaître ! 

D. C. : Oui, peut-être au niveau des couleurs, parce que je travaille souvent dans les mêmes tons ? Et puis, même si je reste toujours dans le figuratif, j'ai aussi de temps en temps envie d'être aussi dans l'abstrait. J'en prends pour exemple, mon "Barbe-Bleue" au-dessus de nos têtes.

 

J.R. : Je l'ai bien regardé, et il ne m'apparaît absolument pas comme abstrait ! Par contre, il est paradoxal, parce que c'est un homme et il a la barbe bleue, d'où la connotation par rapport au conte. Mais en même temps, il est en train de respirer une fleur, d'où un côté romantique. Comment reliez-vous la barbarie consécutive au conte, et le romantisme généré par la fleur ? 

D. C. : Je ne sais pas, parce que c'est un peu du hasard. En raison de la tache rouge –J'avais déjà fait un autre dessin sur ce support- j'en suis venue là. Le vrai titre est : "Cheveux de pluie, Barbe-Bleue et bouche cousue". 

Le hasard va jouer dès le début du dessin ; puis le choix des couleurs. Je vais vraiment le tourner dans tous les sens, et viendra un moment où je vais voir quelque chose. A partir de là, je commence à "faire venir" mes idées sur le tableau. 

 

J.R. : Ce qui est paradoxal, aussi, c'est que finalement, cette fleur se lit presque à l'envers. La première fois que j'ai regardé le tableau, j'ai pensé qu'elle se lisait de haut en bas ! J'avais vu une tache, avec une couture ! Ce n'est qu'en revenant sur le tableau, que j'ai réalisé qu'il s'agissait d'une fleur sur la bouche de quelqu'un dont on ne l'attendrait pas du tout ! 

Par contre, si je considère l'"Homme au chapeau", il est, lui, mise à part la visière, très proche de l'abstrait ! 

D. C. : Oui, c'est vrai ! 

J.R. : Personnellement, je trouve qu'en abstrait, tout a été dit et redit, en ne considérant que le travail sur la forme. Tandis qu'en figuratif, il y a tant de choses à relever, tant de choses à dire. Même si tant de choses ont été dites, là encore, même si je ne peux pas dire "j'ai découvert le figuratif", je peux dire "j'ai découvert une façon d'exprimer le figuratif". Il me semble dommage que certains artistes qui ont tant de choses à dire comme c'est votre cas, soient tentés par l'abstrait ! 

D. C. : C'est une autre démarche ! C'est quelque chose qui me libère un peu plus. Je n'ai pas de pression, mais en même temps, je n'arrive pas à être constante dans ce que je fais. Et je n'ai pas l'obsession de remplir, remplir, remplir… J'ai besoin de m'amuser ! 

 

J.R. : Il est vrai que, dans l'abstrait, à part les passages très gestuels où les artistes peuvent jouer des formes ou plutôt des non-formes, et des couleurs, il n'y a pas de psychologie à exprimer ! Alors qu'en figuratif, il y a tant de nuances possibles ! 

D. C. : Mais moi j'ai vu des œuvres d'artistes abstraits qui exprimaient des choses… 

 

J.R. : Mais c'étaient dans les années 50 ! 

D. C. : On arrive à voir ce que l'on veut ! Je vois des formes, des personnages… Quelqu'un d'autre verra autre chose ! 

 

J.R. : Oui, mais vous cherchez quelque chose de figuratif, dans une création qui ne l'est pas! 

D. C. : Ah ! Toujours, toujours ! Je ne suis pas admirative de toutes les formes d'abstrait, mais j'y trouve toujours quelque chose ! Je ne pense pas que je m'en irai définitivement vers l'abstrait : mais de temps en temps, il m'apporte quelque chose ! 

          J.R. : Parlons des deux tableaux en face de nous : le personnage/chat avec le poisson, et le jeu de mot possible ; et les deux personnages dont l'un tient un objet familier, sont non seulement d'une même série, mais aussi d'un même quotidien ? D'abord, les couleurs les rapprochent ; mais aussi la récurrence des animaux ou des objets favoris. Par contre, l'un est brillant, l'autre est mat. Pourquoi ce choix ? 

D. C. : C'est tout bêtement parce que je n'ai pas eu le temps de vernir le deuxième !

 

J.R. : Il faut tout de même remarquer aussi que le chat est pratiquement découpé en tronçons de couleurs différentes ; alors que le couple est presque monolithiques , que l'homme et la femme sont presque des siamois ! 

D. C. : Oui. C'est que la façon de peindre a été complètement différente. Sur l'un, j'ai commencé tout de suite à mettre les premières couleurs ; et ensuite, j'ai regardé l'effet produit, et j'ai continué en ce sens. Tandis que pour l'autre, j'ai tracé un peu au marqueur, la forme initiale du poisson. 

 

J.R. :  En fait, vous ne faites donc pas d'abord le fond, puis les personnages. Vous créez d'abord les personnages ? 

D. C. : Non, je fais d'abord mon fond avec les couleurs ; et c'est ce "lieu" qui va déterminer ce qui va suivre. Je peux commencer par une patte et continuer à partir d'elle… Et, en raison de mon quotidien qui tourne autour de mon bébé et de ma fille de quatre ans, je reviens très souvent sur le thème des enfants. 

          J.R. : Ce cinquième tableau noir et blanc me semble complètement différent ? Et je ne sais pas si je fantasme sur lui, mais je le trouve très sexuel ? Je vois vraiment une vulve au milieu, et un sexe masculin au-dessus ? 

D. C. : La vulve, oui, mais le sexe masculin au-dessus, pas forcément ! Avant, je mettais beaucoup de sexes masculins dans mes dessins. J'avais eu deux garçons au début (ils sont grands maintenant, dix-sept et vingt-deux ans !). Mais quand j'ai eu ma fille, c'est comme si elle me renvoyait à ma propre image ! J'ai commencé à faire beaucoup de femmes, avec des vagins ouverts, etc. Comme après l'accouchement. Mais j'en ai mis de plus en plus ! Par exemple, comme dans la famille, il est rare que j'habille mes personnages. Ce sont souvent des femmes, et elles sont souvent nues. La plupart de mes dessins sont des femmes. 

 

J.R. : Il faudrait que vous m'expliquiez pourquoi vous avez apporté une œuvre figurative, une que vous avez revendiqué comme étant presque abstraite, deux autres à cheval entre figuration et abstraction et le dernier carrément abstrait ? 

D. C. : Parce que j'aime changer. 

 

J.R. : Oui, mais changer dans quel sens ?

D. C. : Sauf rarement, je ne peux pas faire des œuvres en série, je m'ennuie. Il faut donc que je fasse autre chose ! De même que j'ai besoin des dessins au stylo. Même quand je suis sur les dessins très fouillés en noir et blanc, je ne peux pas non plus y rester, il faut que je fasse autre chose. En ce moment, comme je le disais, où faire de la peinture est compliqué, elle me manque vraiment ! C'est un autre geste ! Ce sont des démarches complètement différentes ! 

          J.R. :  D'accord. Mais quand vous "avez besoin" de changer, comment décidez-vous que vous allez changer selon la première facture ou selon la cinquième ? 

D. C. : A chaque fois, le premier trait va déterminer ce que je vais faire. Il peut s'agir d'un tableau que j'ai fait et abandonné pendant quelques mois, et sur lequel je suis revenue. 

 

J.R. : Je voudrais parler des titres, parce que, paradoxalement, je ne les trouve pas créatifs, je trouve qu'ils font doublons avec les œuvres. Le personnage avec un chapeau s'intitule "Le chapeau" ; la famille s'intitule "La famille". Je trouve donc que vos titres n'apportent rien ! 

D. C. : Avant, je ne mettais jamais de titre. C'était toujours "Sans titre…". On m'a fait la réflexion. Notamment mes collectionneurs qui m'ont dit : " Ecoute, Delphine, ce serait bien que tu mettes des titres". Ce que je fais maintenant. Mais ce n'est pas pour un rôle précis. En fait, le titre n'apporte rien. 

 

J.R. : Il nous faut maintenant parler de l'ensemble des couleurs. Je dirai que vous êtes une très bonne coloriste ; que vos harmonies de couleurs sont toujours très agréables à l'œil.  Surtout, ne me dites pas que c'est pour changer, mais dites-moi ce que le noir et blanc vous apporte par rapport aux belles couleurs que vous choisissez ? 

D. C. : Franchement, je n'ai pas de réponse à cette question ! Je ne sais pas ce qu'il m'apporte ? 

 

J.R. : Une question que j'aurais pu poser au départ : êtes-vous autodidacte ? Ou bien avez-vous étudié aux Beaux-arts ? 

D. C. : Non, j'ai raté le bac. Or, il faut l'avoir pour entrer aux Beaux-arts. Mais, finalement, je ne le regrette pas, parce que je n'ai pas une grande culture au niveau de la peinture, de l'art, de l'Art singulier, et découvrir m'est beaucoup plus agréable. J'ai toujours dessiné depuis ma petite enfance, en fait. J'ai toujours vécu dans un milieu où vivaient des artistes. Mais je n'ai pas de formation artistique. Et j'expose peu parce qu'il m'est difficile de valoriser mon travail.

 

ENTRETIEN REALISE LE SAMEDI 9 JUILLET 2016, DANS LA SALLE D'EXPOSITIONS DE PRAZ-SUR-ARLY. 

 

(¹) DEMELIS ERIC : VOIR AUSSI : ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS : http://jeaninerivais.jimdo.com/ RUBRIQUE FESTIVALS BANNE 2012.