TOUS CES TEXTES ET ENTRETIEN SONT DE OU AVEC JEANINE RIVAIS.

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CATHERINE DUPIRE et LE SENS DE LA RENCONTRE.

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                Quiconque rencontre Catherine Dupire aux quatre coins de l’Hexagone, voit d’abord arriver un grand chapeau, souvent peint à la main, d’autres fois savamment cabossé sous des angles coquins, à bavolet comme ceux des Petites filles modèles, ou bien ébouriffé de plumes noires de jais … Et, sous le chapeau, une figure aussitôt attentive, animée par deux yeux rieurs d’une extrême mobilité. La rencontre se fait dans un grand éclat de voix, tandis que son mari, Jean-Noël, omniprésent comme un alter ego rassurant, s’écarte un peu pour laisser passer le temps des effusions. S’engage alors une course vocale contre la montre, car il faut qu’elle dise tout depuis le rendez-vous précédent, les lieux d’expositions, les misères qu’on lui a faites, les rencontres qui l’ont marquée. La voix se fait gouailleuse pour les petits plaisirs, chargée de colère contre les gens qui ont, à son égard, montré de l’incompétence ou de la goujaterie. Mais aussitôt, le bonheur de vivre reprend le dessus ;  les cloches tintinnabulent de nouveau à tous les horizons : Catherine Dupire a repris le chemin…

AUTOUR DE L’EXPOSITION DIJONNAISE

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       FEVRIER 2001 : l’Association ITINERAIRES SINGULIERS a fait à Catherine Dupire qui  vécut de nombreuses années à Dijon, un hommage grandiose : Une exposition de plus de 200 œuvres proposées en cinq lieux différents ; avec chaque fois, un cadre tout à fait original par rapport aux autres : Confidentiel, à la Librairie de l’Université. Insolite dans la volée sur cinq étages des escaliers des Galeries Lafayette où le public essentiellement populaire, venu nombreux à l’heure des soldes, ne pouvait les côtoyer qu’en plongée ou en profonde contre-plongée. Labyrinthique à l’Hôtel de Voguë où elles partageaient les cimaises avec les patients de l’Association « Autrement dit » de Beaune. Particulièrement chaleureux dans les deux autres lieux : à l’hôpital de Jour Beauce en Vergy où un public âgé, un peu difficile à « atteindre » parce que trop souvent plongé dans ses détresses personnelles, avait néanmoins, pour l’occasion, sorti les petits fours ; et à la salle des expositions de l’Atheneum, campus universitaire où elle fut vernie dans le brouhaha bon enfant et convivial de la foule qui se retrouve avec bonheur après vingt ans de séparation !

           Car ce jour de vernissage était pour Catherine Dupire marqué d’une pierre particulièrement blanche : Autrefois –20 ans déjà- où, jeune créatrice entièrement autodidacte, elle commençait à participer à quelques expositions locales, elle avait été sollicitée pour créer et animer un atelier d’artistes amateurs. En cette journée hivernale, la chaleur était intérieure, née d’une intimité spontanément resurgie, car la plupart de ses anciennes élèves étaient là, tellement heureuses de la retrouver, évoquer cette tranche de leur vie qui fut apparemment un grand éclat d’humeur, d’humour et de gaieté ; et qui engendra de nombreuses vocations durables. Pendant tout le repas auquel assistaient une majorité de dames dont le temps n’avait atténué ni la faconde ni la jovialité, il y avait quelque chose de très émouvant à entendre revenir comme un leitmotiv : « Tu te souviens, Catherine….. » et chacune de prendre à témoin les convives qui n’avaient pas « partagé » cette époque : « Elle se mettait en colère. Elle nous criait : Libérez-vous ! Libérez-vous ! » Et d’évoquer dans de grands éclats de rire les souvenirs les plus incongrus ; en particulier un jeune homme (présent, d’ailleurs, et encore tout confus, malgré les années écoulées) qui était arrivé avec un fil à plomb… et qui était néanmoins revenu bien qu’elle l’ait, ce soir-là, péremptoirement «renvoyé aux Beaux-Arts puisqu’il aimait les traits droits»…

 

Une grand-mère qui présentait ses oeuvres
Une grand-mère qui présentait ses oeuvres

CATHERINE DUPIRE ET LA RUE.

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          Comment fait-elle ? Est-ce le tourbillon passionnel qui l’entoure telle une aura, même dans les moments où son esprit est au calme ? Est-ce une sorte de magnétisme dont les ondes attirent irrémédiablement vers elle les regards les plus étrangers à son œuvre ? Est-ce sa grande compassion pour tous les miséreux de la planète ? Est-ce toutes ces implications à la fois, qui l’amènent à « sentir » chez autrui la détresse et établir une complicité avec ceux qui la vivent ? 

          Toujours est-il que, quelques heures à peine après son arrivée dans une ville, elle est à tu et à toi avec tous les marginaux locaux : ce sont alors des apostrophes et des échanges à grands éclats de voix, comme avec ce SDF à qui trop de libations ont donné une trogne rouge brique, qui lui réclamait « Catherine, t’as pas dix balles ? », et à qui elle répondait équitablement et en riant, qu’elle l’avait déjà « aidé » le matin, que c’était le tour des autres, et qu’il devrait attendre le lendemain. 

Catherine et Marguerite
Catherine et Marguerite

          Mais, à Dijon, Catherine Dupire fit, outre ces relations de hasards, une « rencontre » beaucoup plus profonde, celle de « Marguerite ». SDF elle aussi, apparemment largement quinquagénaire, d’une grande dignité, cette personne laisse s’écouler ses journées assise sur le banc d’un arrêt de bus, juste en face des Galeries Lafayette. Elle passa donc, au moment de l’exposition, des heures à regarder dans la vitrine de l’autre côté de la rue, les œuvres de l’artiste. Tout de suite conquise, celle-ci fit l’aller-retour jusque chez elle dans le Midi, pour y réaliser une série de toiles et de « bâches » en « hommage à Marguerite » ; les rapporta et les intégra à l’exposition.

          Catherine-au-Grand-Cœur, penchée une fois encore sur une solitude ! Familière. D’emblée, tutoyant. Sûre que cette amitié qu’elle déverse sans compter était un baume sur un cœur blessé. Maternelle et empressée chaque fois qu’elle passait près de cette dame engoncée dans des épaisseurs de vêtements, immobile près de ces sacs de supermarché qui semblent les indissociables attributs des habitués de la rue ! 

         Pourtant, aux yeux de l’observateur impartial, les choses ne semblaient pas aussi idylliques. A force de vouloir refaire le monde à son aune généreuse et conviviale, certaines implications de cet événement semblent avoir échappé à Catherine Dupire : Ainsi, n’a-t-elle pas compris que, pour esthétique qu’elle soit et surprenante chez une personne qui passe ses journées dans la rue, l’énorme couche de maquillage très voyant dont Marguerite couvre son visage et qui autorise tout juste un sourire pour en éviter les craquelures, ces fanfreluches mêlées à ses cheveux frisés et teints… sont un masque derrière lequel elle cache, inconsciemment, la tragédie de son déclassement social. Qu’outre l’étonnement évident pour l’intérêt sans précédent qu’elle a, pendant quelques jours suscité, une grande détresse muette s’exprimait par ses yeux aux paupières tartinées de rimmel ; Et que, si ses multiples jupons et ses châles la protègent du froid, ils sont en même temps et surtout une armure derrière laquelle elle abrite son corps privé d’amour. 

          Dédales psychologiques, que tout cela ? Catherine a, pour deux semaines, essayé de mettre un peu de gaieté sur ce visage à peine visible, lui a prodigué sa chaude amitié et  a été, dans les journées sans relief de cette femme échouée sur un banc, un grand tourbillon de bonne humeur. Certes ! Mais lorsque les vitrines du magasin se sont vidées de leurs longs parchemins témoignant que cette inconnue avait soudainement émergé de son anonymat, l’attente, pour elle, n’en devint-elle pas encore plus longue ? Et le retour à l’oubli plus amer ?

 

CATHERINE QUI RIT, CATHERINE QUI PLEURE : CATHERINE DUPIRE, PEINTRE

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          Un grand éclat de rire et une larme au coin de l’œil : ainsi pourrait-on définir l’œuvre de Catherine Dupire. Depuis toujours, celle-ci travaille par grandes taches informelles très colorées, sur –dans, parmi – lesquelles elle trace d’une ligne unique, une silhouette, plus généralement un visage.

          Dans cette grande explosion de couleurs rouges et jaunes soutenues de bruns éclatants, il s’agit bien de Catherine-qui-rit ; qui lance au monde son optimisme flamboyant étayé sur la certitude des épaisseurs de matière ; sa gaieté incoercible et sa grande pureté créatrice corroborée par celle des aplats évoqués à l’instant : cette Catherine-là projette généreusement sur la toile, toutes les valeurs humaines et picturales qui la caractérisent !

         Mais comment imaginer qu’une vie entière se puisse dérouler à gorge déployée ? Que cette grande houle de bonheur puisse être à sens unique ? Contrepoint de cette extroversion, surgit parfois, consciemment ou non, née d’une contrariété peut-être, ou simplement d’un moment où le poids du corps se fait plus lourd que celui de l’esprit, et sans doute d’autant plus douloureuse qu’elle est rarement autorisée à affleurer, une grande angoisse métaphysique qui jusque-là était demeurée sous-jacente ! 

          Ainsi, au milieu des années 90, ce rire a-t-il conduit Catherine Dupire vers une série d’œuvres de petites dimensions, de près de cinq cents « fenêtres ». Tel un torrent rageant de toute sa violence inextinguible, elle a peint à n’en pouvoir mais, des personnages derrière leur fenêtre : visages strictement encadrés –emprisonnés- par les chambranles ; le nez écrasé contre la vitre, comme voulant sortir de cet enfermement, gagner encore un infime coin du ciel situé en off à l’emplacement même du spectateur qu’il leur est impossible de toucher du fait de cette transparence infranchissable. Ce spectateur-témoin était alors confronté à Catherine-qui-pleure, tordue intérieurement d’angoisse, de fébrilité, de nervosité… Après ce travail titanesque, l’artiste s’est-elle sentie libérée par la projection sur la toile de cette inquiétude intime ? Il semble que oui, que ce déferlement ait été salutaire. En tout cas, la matérialisation des fenêtres a disparu. Les personnages ultérieurs se sont retrouvés au milieu du support, non plus encastrés « dans » les fonds, mais posés « par-dessus ». 

          Pour autant, ils ne sont toujours pas libres. Car, ce qui paraissait a priori une porte de sortie, à savoir l’écriture, n’en est en fait plus une : elle se présentait à l’origine en phrases lancées à la cantonade, priatrices, du genre « T’en fais pas, Marcel ! » ; déterminées, « des écritures pour dire la vie je violente la poésie » ; déclaratives, « Je t’aime mais oui », etc. Lancée à grands coups du pinceau-plume, elle se promenait alors en arabesques, apportant à l’œuvre une connotation humoristique, voire ludique. Au fil des années, elle est devenue de plus en plus envahissante, s’est transformée en longues missives si prolixes que l’œuvre elle-même n’y suffit plus, qu’elle a commencé à se répandre en panneaux additifs que l’artiste appelle « des bâches » et qui ressemblent aux parchemins d’antan, déroulés par les troubadours ! Troubadour contemporain, Catherine Dupire s’attache à narrer les Très Riches Heures de « ses princes », ceux qu’elle voit très grands, et qui en fait, appartiennent au petit peuple ; Ainsi, a-t-elle dernièrement, dans son style inimitable, rendu à Marguerite, SDF dijonnaise, un vibrant hommage en un polyptyque picturo-scriptural. Non que ce personnage soit réaliste ; mais comme dans chaque œuvre, il est porteur de traits suffisamment essentiels pour que soient immédiatement « lisibles » les sentiments que veut exprimer l’artiste. 

          Et ce sont chaque fois des visages aux bouches ouvertes sur un cri d’étonnement ("Le conteur de Fleurette"), de perplexité voire de souffrance ("Patin couffin" (expression méridionale), "Nénesse le travelo") ou de plaisir commun "(La Marie-Jo et L’Grand Gégène"), de jubilation ("Le voleur de poules")… Visages si serrés que, parfois, l’un d’eux est à moitié caché par l’autre, tandis que les corps ou les amorces de corps sont conçus dans une telle osmose qu’il est impossible de les dissocier. Tronqués ou même quasi-absents, ces corps, ne possèdent en tout cas, jamais de membres, de sorte que, bien sûr, s’ils ont l’air de bouger, ils ne peuvent le faire qu’immobiles ! Tache polychrome au milieu de la toile, ils sont à l’image d’une île qui flotterait : Mais une île n’est-elle pas à la fois lieu de retirement et planche de salut où se réfugier en cas de naufrage ? Les personnages de Catherine Dupire sont à la fois l’île et  le naufragé. Et ils sont là, ancrés parmi les herbes folles de cette grande écriture échevelée qui narre à perdre haleine leurs faits, bienfaits et méfaits ; ici réduite à un trait ténu, là épaisse et raide, pressée, nerveuse, véhémente, heurtée ou sensuelle… Au point que chaque œuvre apparaît comme une sorte d’ex-voto où l’écrivain prendrait le pas sur le peintre. Tout au moins rendrait parfaitement intelligible ce que les petits êtres non aboutis laisseraient en suspens.

Une œuvre originale et passionnée,  attachante et tendre, à l’image de cette créatrice impulsive, dotée d’un cœur gros comme ça !

 

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ENTRETIEN IMPROMPTU ENTRE CATHERINE DUPIRE

et JEANINE RIVAIS

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          Jeanine RIVAIS : Catherine Dupire, parlez-nous un peu de vos origines.

        Catherine DUPIRE : On a raconté beaucoup de choses sur mon compte, qui sont complètement erronées, en particulier que j’ai eu une formation artistique. J’en ai été profondément chagrinée, parce que cela a faussé l’image que l’on a de moi, et laissé penser que mon œuvre n’est que savoir-faire et non pas nécessité viscérale. J’ai surtout été étonnée que des gens qui disent s’intéresser à mon œuvre, ne sentent pas intuitivement la spontanéité de mes peintures!

          J’ai été une enfant très seule, avec un manque d’affection qui était très dur ! A quatre ans, je n’avais plus ma mère, et quand elle est réapparue dans ma vie, elle se faisait passer pour ma marraine. J’ai vécu dans un pensionnat en Belgique, chez les Bonnes-Sœurs. J’ai appris à écrire, bien sûr. A 5 ans, je savais lire et tricoter, mais j’ai de tout temps détesté le tricot ! Par contre, je voulais toujours dessiner. Malgré ce désir, je me faisais gronder quotidiennement en classe, au moment de réaliser la frise qui séparerait traditionnellement ce jour-là du lendemain : tous les autres enfants la faisaient régulière et très géométrique, la mienne ne l’était  jamais, car les petites cerises ou les petits carrés ne m’intéressaient pas. Et puis, j’ai eu une pleurésie, et je suis restée alitée toute une année. Dès que je suis sortie de cet itinéraire bizarre et traumatisant, je n’ai eu qu’un refuge, l’écriture et le dessin. Je peux donc dire que j’ai dessiné et peint toute ma vie !

          Je suis arrivée à Dijon vers 24 ans. J’écrivais toujours, en privé, bien sûr. Jamais je n’avais envisagé de devenir peintre ou écrivain. Ce que je voulais, c’était être comédienne. Hélas, ma mère qui fit du théâtre et habita même avec Maria Pacôme, ne favorisa pas ma vocation. Elle voulait que je devienne une grande pianiste ! Mais des gens autour de moi ont trouvé très original ce que j’écrivais ou ce que je dessinais. Ils m’ont fait participer à de petites expositions régionales. J’ai eu  un court article dans la presse locale. Le journaliste avait vu que j’écrivais également. Il a suivi mon évolution, et fait partie des gens qui m’ont « amenée » sur des cimaises. Mais je n’étais pas une artiste facile. Je faisais des scandales à chaque exposition, parce que les œuvres présentées n’avaient pas d’âme ; qu’elles étaient trop souvent du « faire pour faire », du « reproduit ». Par ailleurs, à cette époque-là, je n’assumais pas encore vraiment ma forme de création, je trouvais qu’à côté des autres, mes peintures ne « faisaient pas propre » ; je doutais, je me disais qu’après tout, c’était peut-être moi qui étais dans l’erreur ? Malgré cela, je les préférais à celles au milieu desquelles je me retrouvais, qui ne m’inspiraient pas du tout. Alors, je me persuadais que je devais continuer. D’ailleurs, des gens m’encourageaient, et au bout de quelques années, ils ont voulu que je leur  donne des cours. Mais moi, je n’avais aucune formation ! Comment leur donner des cours, où je serais supposée leur apprendre des techniques ? Finalement, j’ai accepté, en proie à beaucoup d’incertitudes. Aujourd’hui, quand mes élèves reparlent de ces heures, elles ne savent plus très bien ce que je leur enseignais ; pourtant, l’une d’elles, Véréna, a résumé leur opinion. Elle a dit : « Je crois que nous y apprenions la liberté d’expression… », ce qui est pour moi le plus beau des compliments. J’ai depuis toujours essayé d’être intellectuellement irréprochable ; les personnes qui me côtoient s’aperçoivent très vite que je suis complètement incapable de mentir ; que je ne sais pas cacher ce que je pense. Néanmoins, je fais toujours attention que ma franchise ne  puisse blesser personne. 

          En 1992-93, la galerie Doudou Bayol m’a conseillé d’aller montrer mes œuvres au Site de la Création franche (on ne disait pas encore « Musée »). Comme j’ai toujours beaucoup de mal à faire la démarche de prendre rendez-vous, porter des toiles, etc. je n’y suis allée qu’en 94. (Je crois d’ailleurs que c’est cette année-là que nous nous sommes rencontrées ?) Je me suis tout de suite très bien entendue avec Gérard Sendrey. Ce lieu me convenait, il n’était pas prétentieux. J’y voyais sur les murs des choses qui vivaient, et non pas des décorations de salons ! Ce Site provoqua en moi un choc émotionnel important, je le considère depuis lors un peu comme « ma maison » : c’est dire si je m’y sens à l’aise !

          Je suis donc entrée dans la mouvance singulière parce qu’un lieu m’a séduite, ainsi que l’équipe qui l’anime. Ma rencontre avec Gérard Sendrey, avec Blanche-Marie et Alain Arnéodo (qui s’y trouvaient lors de ma première visite), ainsi que la présence de Sophie Gaury sont gravées dans mon esprit. Mais ne vous y trompez pas, je tiens à n’être inscrite à aucune appartenance, parce que j’ai horreur des étiquettes. Tout cela peut évidemment prêter à confusion, car chacun sait que les marchands aiment pouvoir classer les artistes. Et puis, il y a des jours où je n’ai pas le moral.  Si je reçois des lettres d’amis artistes, cela me remet d’aplomb ! Surtout qu’elles sont la plupart du temps illustrées. Mais je vois rouge quand on me dit que je « fais de l’art brut » ! Je réplique que l’art brut est mort avec Dubuffet ! Par contre, je me reconnais dans une expression qu’il employait pour définir les artistes marginaux : les « récalcitrants » de l’art ! Des gens plus ou moins asociaux, incapables de s’intégrer ! Des révoltés mais sans amertume ; pas des gens qui sont rejetés, simplement des gens qui ne supportent pas le système ! Qui veulent changer les choses ! Que leur passion rend tellement bouillonnants qu’ils n’ont pas la possibilité de se faire entendre. Alors, ils déploient toutes leurs ressources pour faire avancer le monde ! C’est là que surgit un problème. Parce que révolte ne signifie pas forcément talent. J’en ai eu conscience très tôt, et je n’aurais jamais eu l’idée de montrer les premières œuvres que j’ai réalisées. Il a fallu que l’on vienne les chercher, que l’on me rassure quant à leur originalité. 

 

          Maintenant que j’ose les présenter, je veux absolument qu’elles soient irréfutables. Et depuis 15-17 ans, je me découvre, quel que soit le matériau employé, gouache ou pastel qui sont généralement plutôt doux, une violence dans le geste, qui témoigne de ma rage de créer. Je pense que cette violence se sent sur la toile et qu’elle doit correspondre à quelque chose chez les autres. Aux Galeries Lafayette, j’ai rencontré un SDF qui est venu me dire combien mes œuvres lui plaisaient. De telles remarques me font un plaisir immense. Beaucoup plus que les compliments de petits journaux qui se disent anarchistes, etc. Il ne s’agit bien sûr pas de tomber dans le cliché, mais je trouve que la plupart des gens se contentent de « dire », au lieu de « faire » ! Moi, j’ai la volonté de « faire » quelque chose. Après je peux dire que j’ai fait ci ou ça. Peut-être n’est-ce pas toujours bien perçu, mais au moins je l’ai fait. J’ai essayé de changer le monde ! 

          A cause de cela, j’ai avec les gens des rapports assez chaotiques, parce que je suis entière et que je refuse les faux-semblants. Si je dois, par exemple, employer une formule de politesse du genre « je sollicite de votre bienveillance… », cela me révulse parce que j’ai l’impression de tomber dans le panneau, dans le discours… Je préfère de loin dire tout simplement « Venez, nous avons besoin de vous ! ». Mais c’est impensable, il va falloir composer, faire des ronds de jambe, et je trouve cela révoltant ! 

          Ce que je veux traduire, aussi, c’est la vie. Remettre les choses en place. Au fond, je suis comme les gens du nord, qui sont plus forts que le mauvais sort, qui rient et combattent dans les pires  difficultés. Du côté de mon père, j’ai été relativement protégée parce que ce n’étaient pas des ouvriers, mais je me rends compte que si j’étais restée sous leur influence, je serais probablement devenue une effroyable prétentieuse. Ma famille maternelle était beaucoup plus modeste, et je la préférais, surtout ma grand-mère qui était commerçante et qui donnait tout ce qu’elle avait, qui faisait crédit à tout le monde. J’ai vécu avec elle lors de ma convalescence, après ma pleurésie, et elle m’a beaucoup marquée. Je crois que j’ai hérité de sa générosité, de cette indifférence à être belle ou non, pourvu qu’autour de soi les gens ne manquent de rien. J’ai évoqué tout cela dans Le Percolateur, ce petit livre qu’a publié Alain Arnéodo. Ce sont toutes ces préoccupations que j’essaie de traduire dans mes œuvres, ce sentiment de révolte dans un monde qui ne tourne pas rond, un monde où le fric est roi. Je ne demande pas que le monde tourne comme je le souhaite, mais je demande qu’on ne le « bousille » pas et que le fossé entre riches et pauvres ne devienne pas un gouffre…

          J. R. : Venons-en justement à vos œuvres : Ce que je trouve surprenant dans cette exposition tout à fait non conformiste des Galeries Lafayette, où elles se retrouvent sur les cinq étages de la volée d’escaliers, c’est son côté à la fois sérieux et ludique : on peut « descendre jusqu’à elles » , et se sentir très protecteur parce qu’on les voit en plongée ; ou « monter vers elles », c’est-à-dire effectuer une démarche modeste vers un centre d’intérêt  ! Il me paraît que, dans l’ensemble, la plus grande modestie soit de mise, puisque même parvenu au niveau des paliers, elles continuent de ne pas être au niveau des yeux du spectateur ! Qu’en pensez-vous ? Pourquoi les a-t-on accrochées si haut ?

          C. D. : Peut-être pour les protéger des mains ? Cela peut paraître incongru, mais quelque chose qui est peint et qui vit donne envie de le toucher ! Si elles sont touchées des milliers de fois, j’aime mieux ne pas imaginer ce qu’elles vont devenir ! Par ailleurs, avec cette disposition, elles sont dans le magasin sans l’être, ce sont encore « mes » toiles ! L’essentiel c’est qu’elles soient à portée d’yeux. Nous sommes aux Galeries Lafayette où, pendant les soldes, passent des milliers de gens. Ce n’est pas comme si les toiles avaient été conçues pour être dans la rue : dans ce cas-là, il faut « décider » d’offrir le travail aux intempéries et à la foule, et les réaliser en conséquence. Les toiles montrées dans ce magasin étaient faites de matières plus fragiles que celles indispensables pour aller dehors… La différence est énorme !

 

          J. R. : Peut-être, avec cette remarque, vous ai-je contrariée, mais je suis toujours très choquée quand des gens mettent un écriteau « Ne pas toucher » ! J’y vois toujours une attitude de méfiance à mon égard, comme si j’étais personnellement visée ! (et je crois ne pas être la seule à avoir ce genre de réaction !) J’ai pris vraiment conscience de ce problème, il y a bien longtemps, à une exposition d’Alfred Courmes,  où un inconnu qui, visiblement n’aimait pas son travail, avait écrit « Merde » sur un tableau. Quand le galeriste a proposé de l’effacer, Courmes s’est écrié ; « Surtout pas ! Celui-là au moins a regardé ma peinture ! » Je pose la question à des artistes chaque fois que, contrairement à lui, je les sens sur la défensive : N’avez-vous pas le sentiment de créer, par souci de conservatisme, une véritable frustration chez les spectateurs en les privant de toucher éventuellement ? La matière de l’œuvre, sa forme parfois s’il s’agit d’une sculpture sont tellement sensuelles que d’instinct on a envie de les caresser ! 

          C. D. : Mais des gens peuvent aussi les raturer ! J’admets que ce peut être alors un témoignage de leur regard sur l’œuvre ! En fait, si on faisait un graffiti sur une toile dépourvue d’écritures, cela ne me choquerait pas ! Mais si, à l’endroit où j’ai écrit je violente la poésie, quelqu’un commente j’en ai rien à foutre ! j’aurai l’impression que cette personne a tué mon VOEU !Si l’écriture de l’intervenant est belle, il se peut que je laisse ce graphisme, mais avec le sentiment que cette œuvre ne sera plus vraiment la mienne, puisqu’elle portera la marque, l’empreinte d’un autre… Les œuvres sont un peu nos enfants ! J’admets que cette attitude paraisse bizarre, mais je ne peux pas m’empêcher de réagir ainsi !

 

Une vitrine des Galeries Lafayette avec un texte illustré de Catherine Dupire
Une vitrine des Galeries Lafayette avec un texte illustré de Catherine Dupire

          J. R. : Je vais me faire l’avocat du diable, et affirmer que, dans une circonstance où vous souhaitez les réactions du public, lui refuser le « droit de toucher », c’est lui nier celui d’une complicité (et les réactions franchement négatives sont heureusement rarissimes) avec votre travail ; et c’est surtout lui dénier le droit à l’irrévérence. Or, vous êtes par essence, irrévérencieuse !

          C. D. : Bien sûr, mais il y a le respect du créateur ! Je ne vais pas apporter mon transistor hurlant à un concert ! Nous sommes donc dans une éventualité sans solution ! La peinture, pour moi, peut être installée partout ! J’avais même envisagé une exposition où l’on puisse marcher sur les œuvres, où un plancher entier serait envahi…

 

          J. R. : Cela a déjà été fait !

        C. D. : Oui. Mes Fenêtres, par exemple, étaient prévues à cet effet. Je n’ai donc pas cette volonté de sacralisation de l’œuvre. Mais comment, dans ma tête,  ajouter à ma Solitude en ut, la phrase irrévérencieuse d’un mec ? Je ne sais pas…

 

          J. R. : Je vais profiter de ce « je ne sais pas… » pour revenir à vos « fenêtres ». A l’époque, vous m’aviez écrit en avoir peint plus de 500. Peut-on envisager que certaines soient ouvertes et que les personnages respirent l’air du dehors ? Ou bien sont-ils tous derrière ?

          C. D. : Tous les personnages sont derrière la vitre. Ils ont de grosses bouches, déformées par le fait qu’ils s’y appuient. En les peignant, je les « sentais » écrasées contre le verre ; comme cela se produit les jours d’ennui ou de pluie, lorsqu’on colle sa figure à la fenêtre ; ou dans les moments où l’on est psychologiquement très mal, qu’on est littéralement glué à cette ouverture, au point d’y déposer une trace de buée qui disparaît progressivement, alors que votre mal demeure ! 

          Cet enfermement semble une fatalité de notre génération : les gens qui s’ennuient si fort dans leurs immeubles, véritables cages à poules du fait de leur laideur, de leur uniformité architecturale… ces gens, donc, ne quittent la fenêtre que pour se poster devant la lucarne de la télévision. Où finalement, leur ennui est le même ! 

          Ces fenêtres traduisaient pour moi cette terrible monotonie de vies piégées par le système, incapables de s’en dégager, être vraiment libres de leurs pensées. Elles évoquaient les individus conditionnés par les mêmes repères qui se reproduisent à l’infini. Je me demande souvent : Comment les changer ? Comment vaincre la force de l’habitude ? Comment les habituer à regarder avec un œil neuf ? Je me dis que, si je changeais radicalement mon style de peinture même les personnes qui l’aiment rejetteraient ce changement. Les gens me voient, ils m’ont cataloguée par rapport à un style ; en changer serait les obliger à changer de mentalité, à penser « autrement », à adopter une mutation qui, pourtant, serait logique.

          Pour en finir avec les graffiti, les couleurs peuvent être multiformes dans la rue, mais l’écriture est très personnelle, et une surcharge extérieure ne pourrait s’ajouter harmonieusement à la mienne. Il m’est impossible de penser autrement.

 

          J. R. : Vous dites « écriture » et bien sûr intrinsèquement c’est de l’écriture, mais vu la façon dont vous l’employez sur vos toiles, il s’agit plutôt d’un dessin ? 

          C. D. : Oui, et c’est en cela aussi que des ajouts peuvent me poser problème : Si un type ajoutait à la mienne une grande écriture, peut-être arriverais-je à penser qu’il a voulu la compléter. Mais si c’est une petite écriture appliquée comme on en voit parfois sur les livres d’or, je souffrirais de sentir ce type tellement coincé, même s’il a écrit des propos osés !

 

          J. R. : J’ignore si c’est le froid ou l’ambiance bourguignonne, toujours est-il qu’au lieu de parler directement de votre peinture comme j’en avais l’intention, nous nous sommes longuement embarquées sur des déviances plausibles mais purement imaginaires jusqu’à ce jour. Mais je suis contente de constater combien elles vous ont obligée à vous « découvrir », prouver à quel point l’absence de « filets » (psychologiques, bien sûr ) qui vous caractérise devient évidente (j’entends par là que vous vivez votre art « dangereusement ») ! Alors, continuons dans l’humour : A plusieurs reprises, vous avez dit : « Si un mec gribouille sur… Si un type ajoute… Je reconnaîtrai ce mec à son écriture… » Vous est-il impensable qu’une femme ait envie d’écrire sur vos œuvres ?

          C. D. : Je suis sûre qu’une telle intervention ne pourrait venir que d’un homme ! Au risque de paraître sexiste, j’ai l’impression que le monde n’a pas beaucoup progressé dans son appréciation de la force créatrice des femmes. Et si l’on répète sans cesse qu’il y a surabondance de femmes dans la mouvance singulière, je crois qu’elles y sont parce qu’elles peuvent sortir et s’éclater. Quand je dis « sortir », je ne pense pas à celles dont on remarque qu’elles ont « encore » exposé ici ou là au point qu’à force d’être partout au lieu de se concentrer sur leur création, leur travail devient nul. Je parle de celles qui veulent se faire entendre, exprimer quelque chose. Je crois que cette volonté gêne beaucoup les hommes qui nous verraient plutôt faire de la broderie ! Quand les femmes ont envie d’exprimer haut et fort la puissance créatrice qui est en elles, elles se font encore trop souvent rabrouer ! Alors, il nous faut persévérer et rester optimistes !

 

(Entretien réalisé aux Galeries Lafayette de Dijon, le 1er février 2001.)

 

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CATHERINE DUPIRE : POURQUOI JE PEINS. POURQUOI J’ECRIS.

 

          Le vernissage des expositions de Catherine Dupire à l’Atheneum et à l’Hôpital de jour Beauce en Vergy de Dijon furent de grands moments d’amitié où fut balayée par le rire de l’artiste la solennité habituellement inhérente à ces lieux et à ces temps. Les discours officiels fondirent comme peau de chagrin, et  furent remplacés par des textes de, et dits par, la peintre.

Le premier avait trait, justement, à la peinture :

 

          Pourquoi je peins.

          Je peins comme je respire.

          « Tu mens », dit l’oiseau…

          Alors je peins pour cerner le vide et en remonter la sensation jusqu’à l’éclatement flamboyant. Le côté tripal chahute l’idée jusqu’à la chasser en rouge dans le coin de la toile. Je couche les blés imaginaires. Je cerne le vent. Le même regard surgit… la conscience peut-être ?

     Le rouge et le noir, la vie et la mort.

     Et si je peignais la passion se cabrant sensuellement devant le hasard ?

     Est-ce ma main qui s’en va lisser, coller, piquer, déchirer, reformer la matière ?

     Je peins pour bavarder avec l’inconnu et provoquer le non-dit.

    Je peins pour retrouver cette nostalgique Pavane que Maurice Ravel écrivit pour une Infante défunte.

          Curieusement, mes gestes sont rapides et rageurs, puis tout reste en suspens. J’aime et je déteste ce moment de gravité qui déterminera la vie de la toile ; ce moment où les ondes du créateur rencontrent le hasard ; ce moment où l’impudeur luttera avec la pudeur. A cet instant, Clifford Still, de Kooning et Martial Raysse se rejoignent au Cedar Bar. Tout est possible à cet instant, entre le rêve et l’éveil, entre eux et moi, et les milliers de signes colorés qui traversent les écrans, les cerveaux, les comètes.

          Peindre, c’est aller à son premier rendez-vous avec l’irrationnel et il en est toujours ainsi.

          J’aime et je déteste ce travail d’équilibriste et cette main qui n’en fait qu’à sa tête.. .

Pourquoi ce bleu ?…Et ce cerveau qui voudrait tout savoir avant que la main ne s’en aille travailler sans filet.

          Attention, Mesdames et Messieurs, les œuvres d’art que surveillent à moitié somnolents les gardiens des musées, eh bien ! voyez-vous, ces choses ont une âme, des pulsions ! Attention, elles peuvent consumer les regards ! 

 

Le second avait trait à l’écriture. Mais, chez Catherine Dupire, peindre ou dessiner, n’est-ce pas une même réflexion en deux volets ?

 

          Pourquoi j’écris.

          Je peins des mots violents, j’écris des couleurs, j’écris des ambiances.

Souvent, je mets des mots dans mes peintures.

         C’est fou comme les mots ont le pouvoir de piéger l’œil lorsqu’ils courent sur la toile !

          J’écris des mots, ces mots forment des images dans l’esprit du lecteur…

          Quel lien entre le mot et l’image ?

         La peinture est l’alphabet du peintre. Les signes ont des rythmes, les mots sont des chants , des litanies qui embarquent le lecteur dans un voyage astral.

          Peindre ou écrire, écrire et peindre à la plume, à la bougie, c’est pratiquer une forme de vaudou.

          Le mot fait des ricochets sur la page vierge ; je te caresse l’œil et l’oreille ; et j’arrondis tes lèvres.

         J’écris pour m’embarquer sur la lagune qui rougit l’écorce au jour tombant pour dire la vie, pour dire la mort.

          L’encre couvre la page d’où se détachent les mots, tout comme le fleuve use le roc qui devient sable pour mesurer le temps et cuire les œufs coqs qui ne sont, évidemment, que des œufs de poules !

     J’écris, j’inscris le temps comme pour le suspendre à l’éternité.

    J’écris et toutes les sensations deviennent possibles ; je jette l’encre à la mer, une page blanche me raconte, l’aventure commence.

 

Textes publiés par les éditions LA PORTE, d’Yves Perrine, à Laon.