COLLECTION   CERES   FRANCO   D'ART   CONTEMPORAIN, à LAGRASSE (Aude)

DIALOGUE   AUTOUR   D'UNE   VOCATION

ENTRETIEN de Jeanine Rivais avec CERES FRANCO

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Cérès Franco pendant l'entretien
Cérès Franco pendant l'entretien

         Jeanine Rivais : Cérès Franco, vous pouvez revendiquer près d'un demi-siècle de fréquentation des arts sous toutes leurs formes, de la peinture en particulier. Racontez-nous votre itinéraire.

            Cérès Franco : J'avais vu, en diverses expositions, des oeuvres de Portinari, De Cavalcanti, de Pancetti, ces "monstres sacrés" de l'art brésilien, sans très bien comprendre leur importance. Mais la peinture s'est, en définitive, révélée à moi en 1948. Je me trouvais chez un jeune peintre brésilien, Danubis. Il m'a montré ses peintures, que j'ai trouvées affreuses. Il m'a rétorqué que j'étais stupide, que je ne comprenais rien, que mon idée du beau était complètement dépassée. Ce que je voyais, c'était une femme lavant son linge au bord de la rivière, et qui avait des mains et des pieds énormes ; bref un personnage conçu avec une absence de proportions épouvantable. Je lui ai réaffirmé que je trouvais cette femme très laide. Il m'a expliqué que sa peinture était une peinture expressionniste ; qu'il était en train de peindre une femme du peuple ; qu'il était donc impensable de la peindre avec des petites mains et des petits pieds d'une demoiselle de société. J'ai commencé à me poser des questions, à concevoir une idée différente de la beauté. Cette découverte a fait long feu, puisque depuis lors, je n'ai jamais cessé de défendre des formes d'arts souvent difficiles.

            J'ai raconté dans d'autres entretiens mes souvenirs brésiliens ; mes études aux Etats-Unis, ma venue en France en 1951, où Paris m'a conquise immédiatement ; mes premières expositions à Saint-Germain-des-Prés, jusqu'à mon arrivée rue Quincampoix dans un lieu qui est devenu l'Œil-de-bœuf.

            L'inauguration de cette galerie où je devais rester près de vingt-cinq ans, s'est faite autour de l'idée de "l'œil-de-bœuf", cette fenêtre appelée "oculus". J'ai voulu présenter un nombre important de peintures rondes ou ovales nommées aussi "tondos". Sous ce titre, cette exposition a été présentée dans de très nombreux musées du monde ; ( en 1963, elle a eu lieu à Sao Paulo, par exemple ), jusqu'à celui de Madrid où le directeur n'a pas voulu l'intituler "L'Œil-de-bœuf". Il a voulu l'appeler "Pintura redonda" ; ce qui ne me plaisait pas et que je trouvais stupide, car si un support peut être rond ou ovale, la peinture, elle, ne saurait l'être ! Mais nous étions alors en 1964, c'était la pleine période du franquisme, peut-être ne faisait-il pas complètement ce qu'il voulait ? Peut-être, aussi, a-t-il voulu jouer sur le fait qu'il y avait, à Santander, une "bodega" où des artistes avaient leurs habitudes : ils venaient boire, et ils peignaient sur le fond des barriques. Ce lieu est devenu le "Museo de la Pintura redonda". Le conservateur a emprunté certaines de leurs oeuvres pour composer une partie de l'exposition. L'autre partie, qui constituait la grande nouveauté, était ce que j'apportais de Paris.

            Après Madrid, j'ai un peu mis de côté cette idée de "l'œil-de-bœuf" jusqu'à ce qu'en 1967, je décide de faire une dernière exposition à Haarlem, aux Pays-Bas, dans une galerie pour laquelle j'ai demandé aux artistes de faire leur portrait : l'autoportrait dans l'œil-de-bœuf ! Certains ont vraiment joué le jeu ; d'autres, comme d'habitude, n'ont pas tenu compte des consignes ! Mais c'était tout de même une belle manifestation !

Vanarski
Vanarski

            Après Madrid, j'ai un peu mis de côté cette idée de "l'œil-de-bœuf" jusqu'à ce qu'en 1967, je décide de faire une dernière exposition à Haarlem, aux Pays-Bas, dans une galerie pour laquelle j'ai demandé aux artistes de faire leur portrait : l'autoportrait dans l'œil-de-bœuf ! Certains ont vraiment joué le jeu ; d'autres, comme d'habitude, n'ont pas tenu compte des consignes ! Mais c'était tout de même une belle manifestation !

            Après Madrid, j'ai organisé à Rio de Janeiro, une exposition avec les peintres de la Nouvelle Figuration de l'Ecole de Paris. C'étaient des peintres de toutes nationalités, parmi lesquels bien sûr, des Français. Tous travaillaient à Paris : Macréau, Gaïtis, Marcos, Vanarsky, Dimitrenko, etc. La Nouvelle Figuration a commencé à se manifester vers les années 62/63. Quand j'ai fait la première exposition de "l'Œil-de-bœuf", très peu de peintres étaient figuratifs. Parmi ceux que j'avais invités, deux seulement l'étaient : Michel Macréau et un peintre espagnol, Manolo Duque qui avait fait pour cette exposition, un charmant pastel représentant un paysage romantique.

            J'ai commencé à recruter des peintres de la Nouvelle Figuration, ce qui nous amène, en 1964, à Rio de Janeiro, à la "Galeria Relevo". Vu l'accueil que nous avions reçu, m'est venue l'idée, avec le directeur de la galerie qui était très enthousiaste pour tout ce que je lui proposais, et très réceptif à l'égard des artistes que j'aimais, de faire au musée, une exposition intitulée "Opinions 65". Ce titre d' "opinions" était emprunté à celui d'une pièce de théâtre présentée à Rio juste après le coup d'état militaire. Il s'agissait de comédiens, de chanteurs... qui jouaient et chantaient sur scène des chansons "protests", mais discrètes, car il ne fallait pas que les militaires comprennent ! Cela nous permettait de demander aux artistes de prendre eux aussi position dans leur travail, de représenter dans leur peinture des sujets antimilitaristes, contre cette dictature en train de se répandre à travers toute l'Amérique du Sud, puisque peu de temps après, nous avons eu la même situation en Argentine, en Uruguay, et plus tard au Chili... En Grèce aussi, d'ailleurs, avec ses colonels. Tout cela m'a permis d'inclure dans cette exposition, des artistes de partout ; des gens comme Marcos, et surtout Gaïtis qui était si farouchement contre le militarisme grec. L'année d'après j'en ai réalisé une autre, beaucoup plus importante, "Opinions 66". Ces manifestations que j'ai présentées en divers lieux, ont rencontré un grand succès, parce qu'elle proposaient des thèmes qui, à Paris surtout, intéressaient les gens, leur apportaient des éléments nouveaux.

            Pendant mon séjour au Brésil, j'ai fait des découvertes impressionnantes, en particulier la peinture naïve brésilienne qui m'a immédiatement enthousiasmée par la couleur, par le sujet... Ce n'était ni une peinture commerciale, ni une peinture folklorique comme celle qui existe dans beaucoup de pays ; c'étaient des oeuvres très fortes. A mon retour à Paris, j'ai donc réalisé en 1965, à la galerie Jacques Massol, une grande exposition d'Art naïf. J'ai ensuite agrandi cette exposition pour l'emmener à Moscou et Varsovie : en effet, l'Ambassadeur brésilien en Union Soviétique, de passage à Paris, l'avait vue et avait été très intéressé. Il m'a demandé de la reprendre à Moscou : le Ministère des Affaires étrangères du Brésil m'a autorisée à élargir cette exposition et l'emmener ensuite à Varsovie.

            Retournée au Brésil, j'ai découvert une magnifique exposition d'ex-voto. J'ai immédiatement eu envie de la présenter à Paris. C'était une découverte très importante. Je l'ai réalisée au printemps 1966 à la galerie Florence Houston Brown, à Saint-Germain des Prés.

Gaïtis
Gaïtis

Au cours des années 68, 69, 70, je n'ai rien organisé. Je réfléchissais sur ce que j'allais faire ensuite. En 69, j'ai été invitée comme membre du jury de la Triennale d'Art naïf de Bratislava. Toujours à Bratislava, j'ai été, en 1972, nommée commissaire par le gouvernement brésilien, pour assurer la sélection des artistes de ce pays qui devaient participer à la troisième triennale. Michel Butor était le Président de cette Triennale. La Vice-présidente était la Directrice du Musée Boysmans de Rotterdam. Et une foule de gens très importants constituaient le reste du jury. En même temps, j'étais membre du jury du film sur l'Art naïf. J'ai, cette année-là, été très heureuse et très fière d'obtenir le Prix de la Meilleure Sélection Nationale. Il faut dire que je présentais des artistes qui méritaient vraiment d'être révélés.

            Je suis rentrée à Paris pour inaugurer la Galerie l'Œil-de-bœuf : cela se passait cinq ans avant que soit inauguré le Centre Pompidou qui s'est installé derrière chez moi ! Ma galerie était la première dans la rue Quincampoix qui était alors mal famée ! Mais j'ai eu l'occasion d'y faire de très belles expositions. Et pendant 25 ans de ma vie, j'y ai vécu, comme directrice, animatrice, découvreuse de talents de nouveau-venus en peinture et sculpture.

            Petit à petit, mes choix se sont définis, affinés. Ils se sont orientés vers une peinture qui n'était ni traditionnelle, ni officielle, ni conforme aux modes ou au goût des officiels des musées français. Dès le prime abord, j'ai voulu faire des choses que les autres ne voyaient pas, ne connaissaient pas. Rétrospectivement, je suis très fière de ma vie, mais je réalise à quel point c'était ingrat de me lancer dans cette voie ! Il faut dire qu'à part quelques personnes vivant autour de moi et qui m'encourageaient, le public ignorait à ce moment-là totalement cette forme de peintures, de sculptures non-conventionnelles, d'expressions complètement en marge de ce que l'on voyait alors partout ; qui, surtout, n'appartenaient pas au conceptuel en vogue : les Vidéo-art, Body-art, Land-Art, Arte Povera, etc... toutes ces formules qui étaient en train d'envahir des espaces dans tous les musées et les galeries ! La photo s'est aussi beaucoup développée, à ce moment-là ! J'étais très indignée, parce que je trouvais qu'elle prenait la place des peintures ! Je n'ai rien contre les photos, il y en a de très belles, mais je crois que leur place est dans des livres, dans des albums qui sont plus intimistes à regarder. La peinture était, d'ailleurs, peu appréciée des officiels : c'est pour cela que, dans les musées, existe rarement, de cette époque, ce que l'on appelle de la "peinture" !

 

         J. R. : Aviez-vous conscience pendant toutes ces années, d'être en train de devenir une "dissidente" ?

            C. F. : Oui, bien sûr, surtout quand je me rendais dans les expositions des autres ! Heureusement, ce que j'ai présenté pendant ces vingt-cinq ans a commencé à porter ses fruits. Les autres galeries ont fini par en saisir l'impact, et commencé à me "prendre" des peintres. Cela était sans importance, ils sont libres d'exposer partout, pour essayer de se faire connaître : un Picasso n'était pas seulement chez Kahnweiler, il était chez Ambroise Vollard, chez Rosenberg, etc. "Mes peintres" se sont bientôt retrouvés dans de nouvelles galeries qui ont repris des tendances que je défendais. Cela m'embêtait un peu, parce que leur production avait l'air, à cause de la saturation produite par cet art trop intellectuel et officiel proposé partout, de devenir un art à la mode ! De plus en plus de gens semblaient s'ouvrir à un art primitif, spontané ; "hors-les-normes", comme disait Alain Bourbonnais à propos de sa galerie "l'Atelier Jacob", qui est née presque en même temps que la mienne. Lui aussi a fait de très belles expositions avec des oeuvres issues de la cuvée Jean Dubuffet !

            Peu à peu, la peinture naïve a commencé à être recherchée. L'art que je défendais entrait dans des circuits, devenait à la mode ! Nombre d'artistes, présentés ailleurs, se sont découvert des "vocations" de peintres naïfs, parce que les oeuvres se vendaient mieux. Cela manquait de sérieux, il faut être critique dans sa création ! Parmi les peintres que j'exposais, certains étaient, sont encore, très proches de l'Art brut, comme Chaïbia, Jaber, Antunès, même Aïni qui ne veut pas en entendre parler, et qui est aussi expressionniste ! Mais des gens comme Kiropol se sont jetés dans la peinture de tout leur coeur, sans aucune formation académique. Ce sont des autodidactes, qui ont trouvé une veine particulière et qui, à mon avis rejoignent le meilleur de la peinture moderne : Eli Heil, par exemple dont les peintures les plus anciennes rappellent singulièrement les Expressionnistes allemands sans que, perdue dans son village de Santa Catarina, au fond du Brésil, elle ait jamais vu l'une de leurs peintures ! Elle fait une peinture intuitive, issue du plus profond d'elle-même, on pourrait même la définir comme une psycho-peinture ! J'en citerais à l'infini ! Par contre, je me refuse à dire qu'ils appartenaient tous à l'Art brut ! Et je crois que si le Surréalisme s'était développé librement, au lieu de s'enfermer dans un corset bien serré, beaucoup des peintres que j'ai défendus auraient pu en faire partie !

Chaïbia Jaber Antunès Aïni
Chaïbia Jaber Antunès Aïni

Vingt-cinq ans, c'est une longue période ! J'ai commencé à acquérir des oeuvres, dans le cadre des expositions ! Bien sûr ; j'ai souvent bénéficié de prix très bas ; j'ai acquis d'autres oeuvres à crédit ! Quand j'ai commencé à gagner de l'argent, alors là, j'ai acheté abondamment ! Je n'ai jamais souhaité gagner de l'argent pour m'enrichir. Seulement pour maintenir la galerie. Me permettre d'avoir un lieu où présenter les artistes dont j'aimais le travail. Je me suis mise à aimer de plus en plus la peinture, je me suis retrouvée avec des oeuvres partout, dans mon appartement, par terre, derrière les meubles, dans une chambre de bonne, dans la réserve de la galerie, je ne pouvais plus bouger ! Je me suis dit : "Il faut que je trouve un lieu où montrer toutes ces merveilles ! Inutile de le proposer à des musées, puisque ce n'est pas l'art officiel, puisqu'ils n'aiment pas cette forme d'art !" J'ai vraiment souhaité faire honneur à tous ces artistes qui se sont confiés à moi, qui m'ont donné tellement de joie. Pas seulement à moi, mais à beaucoup de gens qui ont fréquenté ma galerie et qui ont quelquefois réalisé des collections tellement belles que j'en suis presque jalouse ! Mais eux avaient les moyens financiers d'acheter de grandes toiles magnifiques ! Ce qui n'était pas toujours mon cas ! Quand j'ai acheté à Lagrasse cet ancien casino, j'ai cru qu'il était immense ! Pourtant, il est déjà rempli d'oeuvres ! Je voudrais développer cette collection, l'enrichir, et les artistes sont prêts à m'aider ; mais de nouveau, je manque de place !

            Finalement, ma vie a été très remplie ! Chaque exposition a été un événement marquant, s'enchaînant sur un autre maillon, améliorant le niveau, en venant à des artistes de plus en plus conséquents, m'apportant tellement de satisfactions personnelles !

            Je ne dirai pas que certains artistes ont infléchi mes orientations, mais tous m'ont obligée à réfléchir, à connaître la peinture du monde entier. Beaucoup de gens vont en Italie sans avoir entendu parler de Giotto, du Tintoret ou de Tiepolo... Ils y vont pour s'acheter des robes, ou des pulls à bon marché ! Cela ne m'intéresse pas le moins du monde ! Moi, je suis toujours en quête d'autre chose, dans une volonté de "voir" tout ce qui, dans le domaine artistique, fait la richesse d'un pays !

Heil
Heil

Malgré tout, j'avais dès le départ une orientation, une connaissance, un goût pour l'art. Ils se sont approfondis à chaque visite, à chaque rencontre. Dans le domaine de l'Art moderne, le musée de New-York était très important, et je m'y retrouvais souvent, ainsi qu'au Metropolitan Museum, bien sûr, qui présente de la peinture plus ancienne, remontant jusqu'aux Impressionnistes. J'avais la possibilité de voir là-bas, les peintures monumentales de Wifredo Lam, celles de Mondrian et j'étais très étonnée en m'apercevant que les Américains passaient devant ses peintures en riant, alors que je les trouvais très sérieuses ! C'est ainsi que s'est formé mon goût, que je me suis enrichie. Par la suite, la rencontre avec les artistes a été une véritable aventure : ainsi, par exemple, ai-je connu Corneille en 62, à la Biennale de Venise. Il appartenait au groupe Cobra qui s'était créé de 48 à 51. En 62, ce groupe avait donc onze ans ! Qu'est-ce que onze ans dans l'histoire de l'art ! Les gens n'ont pas de recul en un si court laps de temps ! Il faut que cela devienne historique pour être largement compris. Seul un petit nombre de personnes sont capables de l'apprécier sans ce recul ! Ainsi, la peinture brute est-elle en train de devenir historique ; mais quand Dubuffet a commencé à la collectionner dans les années 40, nombre de gens trouvaient ces oeuvres grotesques ! J'ai donc vu, à Venise, une magnifique exposition de Corneille. J'ai rencontré Constant, lui aussi du groupe Cobra. J'ai découvert le Pop'art américain qui était remarquable : Rauschenberg, Lichtenstein sont devenus pour moi très importants. C'était déjà l'époque où se produisait une rupture avec l'Art abstrait, avec toute cette peinture gestuelle et tachiste qui devenait presque pompier tellement ; tout le monde faisait la même chose, les mêmes taches, les mêmes gestes ! C'est, je le crains bien, ce qui est aujourd'hui en train de se passer avec l'Art brut ! Tout le monde veut "faire de l'Art brut", refaire les mêmes petites figurines rigolotes, les mêmes petits bonshommes qui étaient intéressants lorsqu'ils étaient créés par des gens isolés, autodidactes, mais qui deviennent mièvres lorsqu'ils sont réalisés par des suiveurs !

           

Corneille
Corneille

Tout cela a été pour moi une formidable aventure. Tout de suite, je me suis intéressée comme je l'ai dit plus haut, à la Nouvelle Figuration, comme on appelait les peintres qui s'étaient mis à créer une peinture figurative, expressionniste et en même temps très libre. Pourtant, ils ne soulevaient, à ce moment-là, pas un intérêt énorme ! Je me souviens d'une dame qui avait une galerie à Nantes. Elle venait à la Galerie de France chercher ses peintres, comme les dames de la bonne société venaient chez Dior voir des modèles de robes et les reproduire ensuite dans leur petite ville. Elle venait là parce qu'on y présentait Hartung, Soulages... qui étaient à l'époque des peintres très officiels et que, par voie de conséquence, on retrouvait partout en province. Aujourd'hui, il en va de même pour les Boltanski, les Combas. A un autre moment, on a transformé en peintre officiel, Bernard Buffet devenu incontournable, même au cinéma, aux actualités de Pathé Journal, puisque la télévision n'était alors pas aussi développée que maintenant. De même, les peintres officiels d'aujourd'hui, qui sont très médiatiques, sont-ils dans tous les lieux imaginables ! C'est le cas de Garouste que je n'aime pas beaucoup ! Même si je dois admettre que c'est un bon peintre je trouve son Don Quichotte trop illustratif . Je suis fatiguée de ces gens que l'on trouve dans les DRAC, les FRAC, les FNAC, les FIAC, les fric-frac... Ils ont usurpé une place qui aurait pu revenir à d'autres ! Heureusement, les autres sont enfin en train de la reconquérir ! Prenons le cas de Michel Macréau qui, pendant trente ans a fait une peinture basée sur les graffiti. Ce procédé a été mis à la mode par un petit gars américain d'origine portoricaine qui se promenait dans New-York ! Tout le monde l'a encensé, et aujourd'hui, il est mort ! Ses oeuvres valent une fortune, on lui fait des rétrospectives partout. On lui a édité des catalogues somptueux, ses toiles continuent de bénéficier de publicités gigantesques, d'espaces dans les revues d'art, alors que sous une forme ou une autre, il faut payer très cher pour avoir un article (commander, par exemple, un "tiré à part", etc.) !!... Et Michel Macréau qui avait travaillé bien avant Basquiat, bien avant Combas même si leurs oeuvres ne sont pas comparables, -cependant certaines choses que Combas a présentées à la FIAC rappelaient étrangement celles que faisait Macréau dans les années 60 !- commence seulement à être apprécié !

Macréau
Macréau

Il faut dire aussi que des revues comme "Art Press" découvrent avec vingt ans de retard la peinture américaine, comme dans le cas de Barnett Newman. Et se précipitent vers les promoteurs dernier-cri de peintures, en sachant qu'il y a l'argent derrière ! De sorte que les galeries fonctionnant dans l'orbe de ces revues "font", à leur tour, de l'argent, main dans la main avec les "décideurs" qui achètent toujours les mêmes !

            Et puis, l'idée d'un ministère de la Culture est une aberration, parce qu'elle officialise l'art, une forme d'art, ce qui ne devrait jamais se produire. Et quelles que soient leurs orientations, les gens qui gravitent autour du saint des saints, ont les mêmes goûts que les responsables ! Cela explique qu'il faille attendre un quart de siècle pour retrouver les artistes qui ont été à l'origine de la recherche picturale. Et encore n'est-ce que parce qu'il y a de nouveau un ras-le-bol par rapport à ce commerce d'art ; une chute, depuis une dizaine d'années, des prix exorbitants que ne justifiaient certainement pas les oeuvres ainsi montées au pinacle ! Mais cela dérange les fonctionnaires qui tirent les ficelles, d'acheter des artistes véritables ! Ils ont, par exemple, attendu des années avant d'acheter Francis Bacon, et ce n'est que lorsqu'il a été très célèbre et donc extrêmement cher qu'ils se sont décidés ! Michel Troche m'a personnellement raconté, un jour, et après lui, Bernard Antonioz, qu'ils étaient très contents parce que Bacon leur "avait presque fait cadeau" d'une oeuvre ! Il leur avait vendu un triptyque pour 800 000 francs !!! Ils auraient pu des années auparavant acheter une de ses oeuvres pour beaucoup moins cher. Mais non, à cette époque-là, ils achetaient des abstraits, Manessier, Hartung... Et cela continue ! Ils achètent maintenant des gens comme Boltanski qui, en tant que peintre, a été très mauvais ; et qui a commencé par le Land-Art, avant des petits collages gnangnan genre photomatons sociaux du troisième âge de banlieue... Jean-Pierre Raynaud, qui est un créateur dont j'aime assez le travail, bien qu'il soit très froid. Mais il est, comme les autres, complètement dans le système ! Et puis, il y a le pire, les colonnes de Buren, et ses bâches à mettre devant les magasins pour faire de l'ombre ! Lui, il les installe sur des châssis, et les imbéciles s'extasient, achètent "leur" "Buren" !

            Autre chose a aussi retardé la reconnaissance due à mes peintres, c'est le "bon goût français" qui est épouvantable ! Les gens veulent une peinture qui occupe un espace, mais ne se fasse pas remarquer : Cette dame, critique d'art, évoquée plus haut, m'avait dit avoir choisi le Hartung qu'elle possédait dans les tons de gris parce qu'ils s'harmonisaient avec le gris de sa moquette et de ses rideaux !...

            Il faut que je m'arrête ; parce que toutes ces inanités me mettent en colère ! Ainsi que le copinage qui amène les gens et le copain du copain à acheter toujours la même chose pour ne pas avoir l'air de rater le coche ! Cela dure depuis le début des années 60 ! Et nous sommes à la veille de l'an 2000 ! Sans parler d'une mode nouvelle, en train de se développer : les collections -encore !- de gravures vendues aux artothèques de province qui, elles aussi, bien sûr, veulent être dans le vent ! Et pas de danger qu'un des concepteurs de ces lieux fasse une erreur ; et y glisse par inadvertance des lithos de Macréau ou de Rustin !

Rustin
Rustin

         J.R. : Vous venez de terminer une grande exposition d'une partie de votre collection, à Bures-sur-Yvette, en banlieue parisienne. En cinq semaines, près de 1500 personnes sont venues la visiter. Les réactions ont toutes été très positives. Si nous repensons au vide des musées, si dramatique qu'un ministre a même créé la formule "Dix jours pour l'Art contemporain" afin d'essayer d'y amener les gens, comment expliquez-vous que la foule -pourtant non habituée à voir le genre de peinture que vous défendez-, se soit ruée sur cette exposition ?

            C.F. : Cela corrobore ce que je viens de développer au cours de ma longue démonstration, à savoir que les gens sont fatigués de ce non-art ! Qu'ils ont besoin d'autre chose ! Que l'art dit "contemporain" n'est vu que par des gens, toujours les mêmes, qui se retrouvent entre eux, emploient le même vocabulaire hermétique ! Je me souviens d'une personne qui, parlant des peintres de Supports-surfaces, disait en manière de boutade : "Il ne s'agit pas de "supports-surfaces", mais de "supports-préfaces"", parce qu'il fallait des pages de bla bla pour expliquer des peintures abstraites qui n'avaient rien à dire ! On a en somme remplacé le faire par le dire ! Puisque le "faire" ne représentait plus rien, on l'a doublé par le discours. On n'a plus une peinture, mais une littérature sur la peinture ! ou plutôt, puisqu'il n'y a même plus de peinture, une littérature sur la non-peinture !!

            Il faudrait, pour conclure, en venir à une autre aberration : le fait que le terme "Art contemporain" ne comprenne même pas les arts marginaux dont la contemporanéité n'est pourtant plus à démontrer ! C'est une véritable escroquerie, d'avoir confisqué ce terme pour l'art officiel ! C'est pourquoi, malgré les réserves que l'on m'oppose à ce sujet, j'insiste sur le fait que ma collection n'est composée que d'Art contemporain ! Mais un art contemporain qui n'a rien à voir avec l'officialité ! Quelque chose d'"autre" ! Situé au-delà de toutes ces créations répétitives et que l'on trouve partout ! Gaston Chaissac n'est-il pas maintenant au Musée Pompidou ! Et l'une des toutes premières manifestations prévues dans le musée d'Art contemporain flambant neuf de Toulouse sera une exposition d'oeuvres de cet artiste ! Dire qu'on le découvre maintenant, qu'on est en train de le mettre à la mode et d'en faire un artiste officiel, alors que dans les années 60 il était obligé de garder ses toiles dans un poulailler puisque absolument personne ne s'intéressait à ses créations ! On l'avait classé dans la catégorie des "originaux", des "bizarres" ! Maintenant, on le récupère, on pille les hôpitaux psychiatriques, on va chercher les Aloïse, les Wölfli, les Scottie Wilson... Mais ces gens-là sont déjà au Musée d'Art brut de Lausanne, ils ont, d'une certaine façon, une consécration, il n'y a donc aucun risque à les exposer ! Les Américains sont en train de dépenser des fortunes dans le Folk-Art ! Alors, pour nos officiels, si cela coûte de l'argent, c'est génial, allons-y ! Faisons comme eux ! Achetons ! Exposons ! Et surtout, continuons notre politique de l'autruche !

            C'est pourquoi, une fois encore, en ce moment où nous bavardons toutes les deux, et où je raconte mon histoire, je suis fière de m'asseoir au milieu de ma collection, parmi toutes ces merveilles absolument authentiques que j'ai réunies au long de plus de trente ans ; et que je montre ici, à Lagrasse, depuis 1994 !

 

Propos recueillis à Lagrasse le 15 mai 1999.

COLLECTION CERES FRANCO D'ART CONTEMPORAIN : 12 rue des Remparts, 11220 Lagrasse.

Ce texte a été publié dans le N° 66 de janvier 2000 du BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.