GUILLEVIC, poète

ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS

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          Jeanine Rivais. Eugène Guillevic, quelle sorte de pouvoir exerce donc votre oeuvre, pour que des écrivains et des philosophes, toutes sortes de "psychachoses" parmi les plus célèbres, s'y soient confrontés, et aient écrit sur elle et sur vous des études très savantes ?

         Guillevic. Je n'en sais rien. Peut- être parce que je me livre aussi entièrement que je le peux dans mes poèmes et que j'ai avec le monde une intimité de rapports qui est ma vie-même.

 

          J.R. Raâk André-Pillois qui a pour vous l'admiration la plus absolue, m'a dit de vous "Il est un monstre de violence, de dureté et de tendresse". Etes-vous d'accord avec cette définition de votre personnalité ?

         Guillevic. Je voudrais la nuancer et je dirais: "Il fut un monstre de tendresse, de violence, de révolte et de volonté". La violence s'est beaucoup atténuée grâce aux poèmes. Et puis, je m'interroge : quelle sorte de monstre ? Comme je l'ai écrit :

"Il y a des monstres qui sont très bons"...

          Je ne me sens pas monstre, mais sans doute que dans tout créateur il y a du monstre...

 

          J.R. Dans "Vivre en poésie”, vous déclarez : "Quand j'ai commencé à publier, il y avait certainement le désir d'être Guillevic et pas Eugène. Il y avait surtout le fait qu'Eugène, c'était ainsi que ma mère m'avait appelé, et je ne voulais rien garder de ma mère". Voulez-vous nous expliquer cette double exigence : Vous dépouiller d'une partie de votre personnalité, pour créer dans votre esprit, une rupture et un renouveau ?

          Guillevic. Il s'agit-là de l'histoire de mon enfance et de mon adolescence malheureuses. Mon prénom était donc trop lié à mon histoire familiale. Disons que c'était pour moi, la marque du rejet de ce "je" persécuté.

 

          J.R. Hors de toutes les définitions données par ces gens évoqués plus haut, quelle est votre définition personnelle de la poésie ?

          Guillevic. Je me répète: Comme toutes les sensations, la poésie ne s'enferme pas dans une définition. Des définitions, j'en ai beaucoup, mais aucune n'est vraiment satisfaisante. Il y en a une qui m'amuse : "La poésie est à la prose ce que l'alcool est au jus de fruits". Une autre encore qui définit plus ou moins ma démarche : "La poésie est la sculpture du silence" ; les mots étant le matériau du sculpteur et le silence son ciseau. Mais le poème étant une réponse qui interroge, comment cerner dans une définition ce qui n'en finira jamais de nous interroger ?

 

          J.R. Depuis plus d'un demi-siècle que vous êtes poète, pensez- vous que votre oeuvre a toujours été conforme à cette définition ou vous en êtes-vous parfois écarté ? Si oui, où, quand, comment, pourquoi ? Sinon a-t-il toujours été facile de lui rester fidèle ?

          Guillevic. Il y a plus de soixante-dix ans que j'écris des espèces de poèmes et que j'écris par nécessité, sans alors jamais penser, bien sûr, à rien qui soit de l'ordre d'une quelconque définition. Il me semble cependant que dans votre question, vous sous-entendez que dans ce qui a correspondu à mon engagement politique, je me suis éloigné de ce que certains considèrent comme ma "vraie" poésie. Il se peut bien qu'alors, la nécessité intérieure du citoyen ait pris le pas sur la nécessité intérieure du poète... Je m'en suis rendu compte plus tard et j'ai appelé cette période, ma période de basses-eaux, période pendant laquelle le vers régulier m'aidait à écrire. Ce faisant, j'étais fidèle à un autre moi-même qui, un jour, m'a abandonné.

          Tout ça est très complexe et ne peut s'expliquer en quelques lignes. Dans plusieurs livres d'entretiens (1), j'ai tenté d'analyser ça.

 

          J.R. A quelle(s) époque(s) de votre vie vous êtes-vous le plus senti en harmonie avec votre œuvre ?

          Guillevic. Particulièrement après l'abandon de cet autre moi-même, en écrivant "Carnac" et depuis lors.

 

          J.R. Quelle période a été, selon vous, la plus favorable à la poésie ? Indépendamment de l'alibi de la télévision, pourquoi pensez-vous que le public soit, à notre époque, si peu tourné vers cet art ?

       Guillevic. La plus favorable ? Pour l'époque contemporaine, pendant la Résistance, il me semble que c'est un fait. Aujourd'hui, je n'accuse pas spécialement la télévision. Je constate que, d'une manière générale, le peuple français est moins sensible que d'autres à la poésie. Est-ce dû à notre histoire et à une France très tôt étatique et centralisée ? Est-ce par excès de rationalisme ? Est-ce parce qu'aujourd'hui notre poésie est très intellectualisée ? Là encore, ce n'est pas simple.

 

          J.R. Quels sont vos poètes favoris, passés ou contemporains ? Vous ont-ils influencé ? Si oui, comment ont-ils modifié votre poésie ?

        Sinon, comment un poète peut-il connaître (ce qui me semble indispensable) les oeuvres des autres, et y rester imperméable ?

          Guillevic. Le Barzaz Breiz, les troubadours, les fabliaux... Rutebeuf, Charles d'Orléans, Villon... et Marot, Scève... et tous ceux de la Pleiade... et Louise Labbé... et mon cher La Fontaine et Racine... et Rousseau, Chateaubriand ... Lamartine, Musset, Vigny, Nerval, Hugo... Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Lafforgue et Charles Cros, Toulet... Mallarmé, Claudel, Reverdy... Michaux, Eluard ... Follain... Tardieu, Tortel, Frénaud... Queneau, mon ami Ponge, Dupin, Bonnefoy, Du Bouchet, Esteban, Bernard Noël et j'en passe et j'en passe. J'en passe tant et tant, mais il me faut préciser que j'ai été notoirement marqué par la poésie allemande et notamment par Goethe, Hôlderlin, Heine, Lenau, Nietzsche, Rilke, Trakl, Brecht et tant d'autres ! Je rappelle que j'ai été bilingue, que je suis traducteur de l'allemand et que j'ai beaucoup traduit, avec leur aide, des poètes de nombreux pays, du Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest.

          Je sais avoir été influencé par Lamartine, Baudelaire, Rimbaud, Claudel, Reverdy, Rilke, Trakl et Ungaretti.

 

       J.R. Vous écrivez : "Le langage intérieur du poète est filigrané par ses souvenirs d'enfance... C'est là qu'il a eu la révélation du monde et des choses que l'on dit extérieures. C'est là aussi qu'il a eu ses premiers rapports faciles, étranges ou curieux avec le langage, avec les mots". ("Vivre en poésie")

         Pensez-vous vraiment que toutes les variations de votre poésie étaient inscrites dans votre vie d'enfant ?

       Ou comme l'a également exprimé Jacques Hélias dans "le Cheval d'orgueil", que la Bretagne vous a marqué de façon indélébile ?

         Croyez-vous, par ailleurs, que votre attachement au "Pays natal" et votre nostalgie tiennent à la "personnalité" de la Bretagne ? Auriez-vous éprouvé les mêmes sentiments si vous étiez né en Auvergne ou dans le Nord ?

        Guillevic. Bien sûr que non! Je ne pouvais pas prévoir ce que serait ma vie. Je m'en inquiétais car je savais qu'il faudrait très tôt la gagner et qu'après le bac, les études supérieures m’étaient impossibles parce que nous étions pauvres. Depuis l’âge de dix-neuf ans, je me suis pris matériellement en charge et j'ai toujours beaucoup travaillé... (fonctionnaire quarante ans au Ministère des Finances).

         La Bretagne morbihannaise m'est fondamentale : Carnac, Saint-Jean Brévelay. Je suis breton, poète.

 

           J.R. Pensez-vous que le fait d'être "campagnard" au milieu de compagnons de poésie, citadins pour la plupart,

-ait influencé votre démarche poétique,

-vous ait situé en marge,

-ait diminué leur complicité avec vous ou inversement ; ou donné un ton différent à leurs relations avec vous ?

           Guillevic. Sûrement pas. Je ne me suis trouvé parmi des "compagnons de poésie citadins" qu'après mon arrivée à Paris, en 1935. "Terraqué" était sinon fait, du moins en pleine gestation et j'avais déjà écrit des milliers et des milliers de vers, à la recherche d'une écriture qui soit mon écriture.

          J'ai été habité par la communion avec la nature, avec l'univers et avec les choses du quotidien - un quotidien plus campagnard que citadin. Que cela m'ait situé "en marge", je n'en sais rien... sauf que je n'ai eu aucune envie, après mon installation à Paris, d'entrer en contact avec les Surréalistes, (je suis très sous-réaliste).

         A Paris, pendant la guerre, j'ai aussi rencontré assez vite d'autres "campagnards" comme moi, en particulier Jean Follain, Marcel Arland et un peu plus tard, Ponge, Frénaud. Une chose est sûre, après cinquante-huit ans de vie à Paris, ni je ne me sens, ni je ne suis parisien ou citadin.

 

          J.R. Diriez-vous que le fait de devoir aller de ville en ville, loin du Pays natal a définitivement influencé votre façon d'écrire ?

         Guillevic. Il est certain que ma rencontre avec l'Alsace à l'âge de douze ans m'a marqué. J'ai été influencé par le trilinguisme : français, allémanique, allemand et par la nature du Sundgau, dans le sud du Haut-Rhin, Altkirch, Ferrette...

 

          J.R. En feuilletant vos recueils, avant de commencer à les lire, on est frappé par ces courtes (la plupart du temps) plages de "noir" au milieu du blanc.

        Pourquoi cette obsession de la marge blanche ? Est-ce, comme dans le rejet de votre prénom, pour vous "protéger" ? Dans ce cas, contre qui ? Contre quoi ?

        Guillevic. Mon poème est dans la page comme un grain de poudre explosive. Je ne vois pas de marge blanche. Le blanc, c'est le silence et il reste à explorer. Il me provoque.

 

J.R. Vous écrivez dans "Inclus" : "Ecrire,

              C'est poser,

            Déposer sur la page Ce qui n'existait pas Avant le sacrifice".

            Vous employez des mots très solennels pour définir votre démarche : "déposer", "sacrifice.             Par ailleurs, dans "Vivre en poésie", vous avouez : "Je ne peux pas vivre sans écrire. C'est un besoin physiologique ou psychophysiologique".

       Ailleurs encore, vous prêtez à Serge Gaubert, ce texte :

          "Je n'ai rien à dire.

          Mais je veux dire Besoin De dire".

          Vous donnez à votre lecteur, au fil de vos recueils, le sentiment que la poésie a été, pour vous, une longue souffrance, mais un besoin absolu. Qu'en est-il ? Pourquoi cette dualité répulsion-attraction, que l'on retrouve souvent à l'intérieur de vos poèmes?

          Guillevic. Je ne sais pas ce que je prête à Serge Gaubert, mais les vers que vous citez sont le début du poème "Le Rien", dans "Motifs" : "Sur le rien Je n'ai rien à dire.

Besoin De dire".

        Sans doute, les mots "déposer", "sacrifice" sont-ils solennels, mais ils caractérisent un acte pour moi sacré : Ecrire.

      Pour moi, la poésie crée le sacré. Je vous recommande la lecture du livre de Jacques Lardoux sur "Le sacré sans Dieu, dans la poésie contemporaine - ou le risque de la joie totale", (éditions Prométhée, deux tomes 1990-1991). J'ai besoin d'écrire, comme j'ai besoin du sacré. Je ne peux pas vivre sans, c'est vrai. Dès que l'on prend conscience de sa condition de mortel, l'existence est attraction- répulsion et c'est le combat pour que gagne la vie et la vie ne se gagne, pour moi, que par la poésie. 

 

          J.R. "Je remercie tous ceux qui luttent sur la terre 

          A l'exemple des morts très grands, Tous ceux sans qui la guerre égrainerait la terre". (Exposé VIII. Terre à bonheur).

          "Nous pouvons vous le dire et

           croyez-nous : En 1948, joyeusement,

           Malgré ce que faisaient Les manieurs de pouvoir,

           Joyeusement, nous avons ri,

           Bien plus de fois qu'on a gardé

           mémoire.

           Hommes de plus tard,

           Hommes des clairières à n'en plus

           finir,

           En 1948, croyez-nous,

           Il était déjà très bon

           D'être un homme qui se donne A ce qu'il sait". (1948. "Terre à bonheur").

       Pendant la guerre, vous entrez très tôt dans la Résistance. Depuis la Guerre d'Espagne, et surtout en pleine "guerre froide", vous êtes communiste.

         Pensez-vous qu’un poète doive être militant ? Que vous ont apporté ces deux engagements ?

       Guillevic. C'est en pleine guerre, en 1942, que j'ai adhéré au Parti Communiste. La guerre froide a commencé en 1945. Je ne pense pas qu'un poète doive être militant. Je pense qu'il doit vivre avec son peuple et le sentir. Un poète est un citoyen ; un citoyen peut être un militant. Mon engagement m'a apporté la fraternité, ce sentiment peut-être illusoire de vivre en communion avec son peuple. J'ai toujours eu ce besoin et cette nostalgie.

 

(Image Ferrette)
(Image Ferrette)

          J.R. Un poète est-il, selon vous, absolument sincère quand il écrit "pour" une cause ?

          Et croyez-vous que ces œuvres si connotées puissent résister au temps ? Je pense à vos poèmes, mais surtout à ceux d'Aragon qui me paraissaient si beaux il y a quarante ans et qui, aujourd'hui, me semblent si pompeux. Qui change ? Le poète qui n'a pas voulu ou pas su se dégager de son temps ? le lecteur ? les urgences ?

          Guillevic. Un poète doit être sincère en tout. Je revendique ma sincérité dans tout ce que j'ai écrit. Si je me suis trompé, c'est une autre affaire. La foi peut être aveugle aussi bien pour les poètes.

          Quels que soient les côtés pompeux de La Marseillaise et l'évolution de son auteur, elle tient encore. Tout poème est connoté, ne serait-ce qu'en ce qui concerne la langue. Comment peut-on se dégager de la guerre, quand la réalité est la guerre ? En se taisant ? Et savez-vous que j'ai reçu, il y a environ un an, une lettre d'une justesse et d'une profondeur qui m'a beaucoup remué, d'un chômeur d'une trentaine d'années qui vit à La Ciotat, à propos de mon poème "Les Trusts" dans "Gagner". Ce poème écrit entre 45 et 48 est dans la partie du livre intitulée : Actualités. Il faut croire qu'il y a des actualités qui durent puisque ce chômeur a senti en 92 que l'on parlait de lui dans ce poème.

          En fait, les poèmes qui résistent au temps sont ceux qui sont puisés au cœur de la nécessité intérieure du poète et dont la forme répond à cette nécessité.

 

          J.R. La forme de vos poèmes : La plupart de vos recueils se composent de "quanta”, de distiques, de tercets. Comment déterminez- vous la forme de vos poèmes ?

          On vous a beaucoup reproché d'avoir, à l'époque évoquée plus haut, changé votre forme d'expression pour exprimer votre militantisme. Pourquoi les élégies et surtout les sonnets vous étaient-ils si nécessaires ?

          Guillevic. Je ne détermine rien, c'est le poème qui se détermine. Avant "Terraqué", j'ai écrit de nombreux sonnets, des milliers de vers réguliers et des élégies. Pour moi, artisan du verbe, le vers régulier c'est une gymnastique, une gymnastique qui aide à écrire pendant les périodes de basse tension poétique. J'ai voulu, grâce au vers régulier, forcer l'inspiration. Le citoyen avait pris, en moi, le pas sur le poète.

 

          J.R. Les titres: Ils sont presque toujours réduits à un seul mot : verbe à l'infinitif (Saluer, Parler, Maudire...) ou un nom sans article (Ciment, Chanson, Mère...). Quelle impression voulez-vous créer, avec ces titres qui claquent au nez de vos lecteurs ?

          Guillevic. Vous parlez-là des titres de certains poèmes, pas des titres des recueils. Je n'avais jamais pensé que ces "titres" créaient une impression quelconque, et encore moins qu'ils "claquaient au nez" de mes lecteurs. Je n'aime pas le poétique, le blabla. Je suis un Breton bourru (mais aimable).

 

          J.R. Devez-vous travailler longuement, ou parvenez-vous spontanément à cette économie du langage, à cette extrême précision et cette sobriété qui font que chaque mot semble "à sa place", impossible à changer ou à déplacer ?

          Entre mille exemples, prenons : "Ecrire le poème C'est d'ici se donner un ailleurs Plus ici qu'auparavant". ("Art Poétique").

          Guillevic. On ne s'acharne pas à travailler, sans complaisance, pendant plus de soixante-dix ans sur les mots sans acquérir un certain métier.

           Je travaille toujours beaucoup mes textes: Rares sont les ébauches qui restent inchangées. Et comme le conseillait Max Jacob, je laisse toujours, autant que je le peux, mes poèmes "en cave".

 

          J.R. Les thèmes abordés le plus souvent:

          1/ Vous écrivez :

         "J'étais hanté par le Pays natal ("Vivre en poésie") et:

          "SI elle avait voulu Tout, autant de moi

            Que je voulais d'elle,

           Ma terre,

          Il n'y aurait pas eu

          De terme à notre amour" ("Sphère"), et :

        "A Saint-Jean-Brévelay, notre école publique

          Etait petite et très, très pauvre :

      Pourtant, j'ai bien appris dans cette pauvre école". ("Trente-et-un sonnets").

    Pourquoi pensez-vous que votre "Pays natal" n'ait pas "voulu de vous", alors que paradoxalement, il vous a donné l'indispensable pour vous exprimer ?

        Et qu'il vous a toujours assuré un recours, une certitude millénaire contre vos peurs et vos incertitudes :

          "Il y avait donc L'appel de Carnac.

     Comment chantaient-ils Ceux des menhirs?

    Peut-être est-ce là

   Qu'ils avaient moins peur?..."

          "Et quand je dis la mer C'est toujours à Carnée".

          La faute en revient-elle à la mer qui :

          "... met son goémon autour du cou -et serre"? ("Carnac").

          Guillevic : Les thèmes :

        Lorsque j'écris dans "De ma mort" : ma terre, il ne s'agit pas de la Bretagne, mais de notre terre, la planète en général. En ce qui con¬cerne mes rapports à la Bretagne, je peux conseiller la lecture de l'essai de Pascal Rannou : "Guillevic ; Du Menhir au Poème "(Editions Skol Vreizh, à Morlaix). Je n'ai jamais eu le sentiment que mon pays natal ne voulait pas de moi, bien au contraire. Chez moi, je suis chez moi.

 

          J.R. 2/ La mère :

          "Mère aux larmes brûlantes,

           l'homme fut chassé de vous De vos tendres ténèbres,

           De votre chambre de muqueuses".

          L'ordre naturel des choses semble donc respecté, sauf que vous supprimez votre prénom donné par votre mère, et que vous envoyez "tout promener, la mère, Dieu, la religion". Pourquoi détestiez-vous tellement votre mère ?

           Guillevic. Je porte le prénom de mon père. Mes parents ne s'entendaient pas. Il n'y aurait que ma mère pour vous expliquer pourquoi elle détestait son fils Eugè¬ne. C'est ce que son fils Eugène, en tout cas, ressentait. Quant à moi, je respectais la génitrice, mais pas l'éducatrice.

 

          J.R. 3/ Le sang, la mort :

       Ces deux thèmes reviennent dans presque tous vos poèmes de "Terraqué" (Faudrait-il lire Traqué?)

          "Des milliers d'yeux luisent dans

           La forêt

           Me réclament le sang"

         "Les yeux morts de cent mille

          morts

         Tombent dans les rivières Et flottent".

          Pourquoi reprenez-vous si souvent ce thème? Avez-vous vécu dans la peur et été hanté par la

violence et la mort ?

        Guillevic. J'ai appris à marcher dans les alignements de menhirs de Carnac. C'est ainsi. Il y avait aussi des dolmens qui étaient des tombeaux. L'enfant sensible que j'étais ne pouvait pas ne pas être impressionné. Plus tard, de sept ans à douze ans, j'ai vécu la guerre de 14-18, avec son fantastique déchaînement de violence. A dix-sept ans, j'ai vu mourir mon total amour platonique d'adolescent. -Le monde n'a jamais connu la paix. La violence a toujours régné, que ce soit sous des formes les plus insidieuses ou les plus criantes. Un poète ne vit pas hors de son temps. De 1907 à 1993, que n'ai-je pas connu comme terreur ?

 

          J.R. 4/ La ville : dont vous dites

          "Jamais je ne m'y suis fait".

          Pourtant, le lecteur assiste à votre conquête par la ville :

         "Toi qui joues à la vieille A celle de toujours, celle des

          origines,

          Tu n'as pas tellement de milliards de secondes

          A ton passif-actif".

          (Carnac, lui, les a ?)

          "Je me suis assis dans un fauteuil Au creux d'une chambre, au fond de la ville...

           Là il y a respect...

          Quelque tendresse pour la ville".

          "Elle est entrée en moi, la ville, Elle est en moi, me ronge,

           Me corrompt, me nourrit,

          Des deux, c'est moi qui aime,

         Qui ne le voudrais pas..." ("Ville").

         Conquis malgré vous ? Par quel tour de passe-passe, alors que vous la détestiez tant, la ville a-t-elle su vous conquérir ? Et vous subjuguer au point que vous ne l'avez plus jamais quittée ?

         Guillevic. La ville, c'est aussi les hommes. Je me suis fait à la ville. Elle ne me subjugue pas. Par mes origines sociales, je n'appartiens pas à la catégorie de personnes qui puissent évoquer un quelconque patrimoine familial. Mon travail en tant que fonctionnaire et mon travail de poète ne m'ont pas apporté les moyens d'avoir une maison de campagne, pas plus en Bretagne, qu'ailleurs.

 

          J.R. 5/ La géométrie pour laquelle vous proclamez votre passion. Vous dites "J'aurais voulu être professeur de mathématiques. Ce sont les nécessités de la vie qui m’ont conduit à l'administration. Dans la géométrie, l'algèbre, la chimie, je voyais la matière, je sentais le profond des choses ; j'aimais "inventer", à partir de ce qu'on nous avait enseigné".

     Faut-il prendre vos déclarations sérieusement ? Pensez-vous que votre "face du monde en eût été changée", si vous aviez réalisé ce désir ? La pratique des mathématiques vous aurait-elle procuré les certitudes dont vous avez manqué ?

          Guillevic. Bien sûr qu'il faut prendre au sérieux le fait que je voulais être professeur de sciences. J’étais particulièrement attiré par la chimie. Si j'avais réalisé ce désir, je ne peux pas deviner ce que je serais devenu. J'ai donc pratiqué le droit qui est une école de rigueur, de concision, et le code civil qui est un exemple de style.

 

           J.R. 6/ Quels autres thèmes avez-vous abordés ? Par plaisir ? "Par nécessité" ? Quel réconfort ou quelles angoisses vous ont-ils apportés ?

          Guillevic. Incapable de vous répondre. Si l'on veut savoir quels autres thèmes j'ai abordés, qu'on me lise et qu'on les relève pour moi. Je ne tiens pas de registre des thèmes que j'attaque.

 

          J.R. Conclusion :

          Dans "L'Homme qui rit", Victor Hugo décrit un jeune homme souffrant à en mourir, et riant sans jamais s'arrêter.

          Quand on voit des photos de vous, vous présentez un physique solide, carré, rassurant : N'est-il pas en contradiction totale avec les peurs, les angoisses, les inquiétudes exprimées dans vos poèmes ?

          Cette opposition physique-oeuvre vous a-t-elle parfois empêché d'être tout à fait crédible ? Vous a-t-elle nui ?

          Dans votre for intérieur, vous a-t-elle, au contraire, aidé ?

         Guillevic. Encore une question totalement inédite pour moi. L'opposition "physique-oeuvre" m'a-t- elle empêché d'être tout à fait crédible ? Aux yeux de qui ? A mes propres yeux ? Pas que je sa¬che. M'a-t-elle nui ? A vous de répondre. M'a-t-elle aidé ? Je n'en sais rien. Imaginez-vous que tout lecteur qui ouvre un recueil de Guillevic connaisse mon "physique" ? J'en doute. Du monstre du début de votre aimable interrogatoire, à ce bonhomme Guillevic que font apparaître les photos, ne pensez-vous pas que puisse se tenir un homme qui se trouve être un peu poète ?

 

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 12 DE JUILLET/AOUT 1993 DES CAHIERS DE LA POESIE.