REFLEXIONS A PARTIR DE UN PALAIS POUR LES BRUTS,

publié par RAW VISION

Entretien de Jeanine Rivais avec NICO VAN DER ENDT, directeur de la galerie Hamer d’Amsterdam ; auteur de l’article concernant le Musée d’Art naïf et outsider de Zwolle (Hollande)

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Albert Louden
Albert Louden

          Jeanine Rivais : Nico Van Der Endt, “Un palais pour les bruts” est une définition terriblement abrupte et partiellement erronée : Si l’aube du Musée du Stadshof fut en effet marquée par des expositions d’artistes asilaires, ou récemment par celle de Nedjar ; le conservateur du musée contacte parallèlement, en particulier en France, des artistes singuliers qui, en aucun cas ne sont “bruts”.

       Pourquoi avoir choisi un titre aussi exclusif et connoté ? Et quelle pourrait être votre définition personnelle de l’art brut qui le justifierait ?

          Nico Van der Endt : Tout d’abord, je voudrais vous remercier de m’avoir proposé cet entretien : Il me donne la possibilité d’éclaircir plusieurs points ; ce qui n’est pas une mince affaire car, pour nous gens du Nord, votre langue est difficile !

       Parlant de langue, il faut savoir que je n’ai pas écrit en français le texte sur le Stadshof, mais en néerlandais. Il a été traduit, avec mon aide, en anglais. Et de l’anglais, il a été traduit en français à mon insu. Si l’on m’avait consulté, je n’aurais jamais été d’accord avec le titre : Cette traduction m’a choqué ! 

         Vous avez donc parfaitement raison en signalant que De Stadshof expose également “l’Art singulier” que je distingue, bien sûr, de “l’Art brut”, concept plus étroit et réservé aux œuvres d’artistes isolés ou perturbés. Ce musée expose également pas mal d’”Art naïf”, ce qui est encore autre chose, comme chacun le sait, et qui a été mentionné dans la première phrase de l’article.

         En néerlandais, j’avais écrit UN PALAIS POUR LES OUTSIDERS. “Outsider”, mot anglais, implique que quelque chose ou quelqu’un (une profession, un groupe...) est marginal et possède des qualités inattendues. En néerlandais, personne n’éprouve le besoin de traduire ce mot anglais qui peut couvrir nettement toutes les formes d’art que nous rencontrons : depuis l’art populaire, jusqu’à l’art des autodidactes cultivés.  

 

Pavel Leonov
Pavel Leonov

         J. R. : Pourquoi dites-vous que les œuvres du Musée du Stadshof sont “dispersées sans cohérence explicite ni même repérable... pas non plus par nationalité, approches d’autant plus périmées dans le village global...”

         Qu’entendez-vous par là, et comment définissez-vous la disposition effectuée par Ans Van Berkum ?

    Quelle serait votre définition d’une installation idéale ?

         N. V. D. E. : Au Musée De Stadshof, les œuvres de la collection permanente sont exposées en “clusters”, groupements d’œuvres diverses (de divers artistes), réunies par sensibilités plutôt que par auteur ou forme d’expression (pour éviter le mot style). On a recherché un effet de globalité -un effet poétique, mais subjectif- au détriment de renseignements clairs sur le style ou l’auteur. La conséquence de cette démarche est que la personnalité du créateur semble moins importante que cet effet de globalité, ce qui peut être interprété comme une tendance post-moderniste. Dans cette tendance contemporaine, les combinaisons des œuvres reflètent plus la personnalité de l’installateur que celle du créateur. Il devient difficile au visiteur moyen de se concentrer sur une œuvre individuelle, et même de repérer le nom de l’artiste.

         Par contre, j’ai dit que cet effet de globalité ne laisse pas indifférent ce visiteur et que, sous cette forme, le public ressent mieux la force directe de l’art marginal.

        Je suis également d’accord pour que l’on n’expose pas par nationalités dans notre monde où toutes les frontières sont en train de disparaître. Mais au début, pas mal de gens dont j’étais, s’attendaient à ce que l’on porte une attention toute particulière à l’art naïf néerlandais. J’ai donc voulu informer cette partie du public des intentions de Ans Van Berkum et sa collaboratrice, afin que soit acceptée plus facilement leur proposition.

         Par contre, je n’aime pas voir dispersées dans plusieurs salles les œuvres d’un même créateur. Je préfère les retrouver ensemble, afin de permettre au public de mieux apprécier sa personnalité et celle de son œuvre. Encore que, peut-être, dans notre époque post-moderne, on ne veuille ou ne puisse plus croire aux individualités, et par conséquent à l’art authentique ? Il est vrai qu’une œuvre d’art est presque toujours moins unique qu’on ne le croit ; plus influencée par la culture ambiante du créateur qu’il n’y paraît à première vue. Pour autant, il ne faut pas exagérer et ne plus croire à la possibilité d’un art très personnalisé. (Naturellement, ce risque n’existe pas à Zwolle !)

 

Gérard Sendrey
Gérard Sendrey

          J. R. : Vous êtes l’un des membres du Comité Consultatif du musée : A quel (s) stade (s) intervenez-vous ?

            N. V. D. E. : Le musée de Stadshof est doté d’un Comité Consultatif constitué de cinq personnes, sans compter le directeur. Une grande partie de nos discussions porte sur la question des limites des arts singuliers, soulevée par les artistes qui, souvent par courrier, envoient leur dossier au musée. Et, bien sûr, nous discutons de la qualité de chaque œuvre. Tantôt celle-ci se situe dans l’Art contemporain, tantôt sa qualité est insuffisante.

          Sur la question de qualité, nous tombons en général très vite d’accord. Mais nous n’y parvenons pas toujours sur le problème des limites, floues par nature ! Aujourd’hui, il n’existe plus de distinction évidente entre l’Art moderne, contemporain, et l’Art des “outsiders”, ce qui donne à réfléchir sur l’avenir des Singuliers. De toute façon, la décision revient au directeur qui est toujours libre de suivre ou non les conseils proposés par la majorité des membres du comité !  

          Quant à mon rôle personnel, je pourrais dire que je cherche à être l’avocat de la spécificité ; bien qu’elle ne soit pas facile à définir, à exprimer en mots !  Je regarde d’abord l’œuvre, l’expression, puis la mentalité du créateur, ou comme le dit Gérard Sendrey, “la démarche”. Dans un musée des Beaux-Arts, la priorité, me semble-t-il, revient à la forme, même lorsqu’il s’agit d’un art aussi humain, aussi spontané que cet art qui nous touche tellement !

 

             J. R. : Vous possédez également une galerie à Amsterdam. Quelles orientations lui avez-vous données ?

              Quels sont les rapports entre vos options de galeriste et votre rôle dans le musée ?

              N. V. D. E. : Dans ma galerie, il n’existe en principe pas d’autre orientation que celle qui fixe le terrain artistique du musée de Zwolle. Ce que j’ai toujours recherché -et trouve de moins en moins- c’est une liberté innocente, non-intellectualisée (naturelle), envers les expressions artistiques ; mettant en évidence l’individualité d’une œuvre d’art. L’art né dans cette atmosphère garde la fraîcheur de l’originalité et de l’aventure personnelle.

 

Van Genk
Van Genk

         J. R. : Quel rôle peut, selon vous, jouer un musée comme De Stadshof, dans l’horizon pictural hollandais et international du XXIe siècle ?

          N. V. D. E. : L’Art des Outsiders est un art très vivant, plein de vie et de sang, où l’émotion est (au moins) aussi importante que l’idée. Cet art a toujours été et restera un critère pour l’art intellectuel, un garde-fou susceptible de l’empêcher de perdre le contact avec le peuple, avec la terre, la vie quotidienne. L’art homologué est expérimental, une expérience nécessaire et valable ; mais on reste sur sa faim lorsqu’on en a trop vu ! La majeure partie de l’Art contemporain est même carrément ennuyeuse. Ce sont donc les Outsiders qui, avec leurs voix intérieures continueront de donner l’exemple des créations inspirées ou inspirantes. Vous voyez que je soutiens la priorité de la forme sans défendre la valeur d’une autonomie absolue de l’œuvre d’art ; puisque, d’autre part, je cherche une unité d’art et de vie ; unité que nous trouvons essentiellement chez les Singuliers.

 

        J. R. : Existe-t-il, en Hollande, une politique gouvernementale (Ministère de la Culture), concernant les arts en général, les arts singuliers en particulier ?

             Ces derniers sont-ils “reconnus” ou restent-ils marginaux, parmi vos collègues galeristes ?

             N. V. D. E. : Aux Pays-Bas, le gouvernement a fait beaucoup pour soutenir l’art en général ; à tel point que nous pouvons parler de notre “complexe-Van Gogh”, ce grand peintre que nous n’avons pas su reconnaître en son temps ! Mais ce support est naturellement destiné prioritairement aux professionnels.

          Quant aux musées, je peux indiquer que le Musée Stedelijk d’Amsterdam -un des plus célèbres musées d’Art moderne du monde- a proposé, dès 1941, une exposition d’Art naïf. En 1964, le Musée Boymans-Van Beuningen de Rotterdam a organisé une des plus grandes expositions d’Art naïf jamais réalisées. Par contre, l’Art brut ne semble avoir été remarqué qu’à partir d’une grande exposition des oeuvres de Wölfli, en 1971, au Stedelijk ; sans doute grâce à l’intérêt que leur portait Dubuffet, pour ne pas parler de Cobra. D’autre part, tout récemment, la ville de Rotterdam n’a prêté aucun intérêt à la collection d’artistes naïfs et singuliers qui lui était proposée, laissant cet honneur à la charmante ville de Zwolle.

         L’art des Singuliers reste et restera par nature controversé (Votre question ci-dessous : “Croyez-vous que les artistes singuliers... conventionnels). Les Singuliers ne peuvent pas supplanter les artistes académiques, intellectuels (ou comme vous dites, conventionnels). Ils contrebalancent leurs efforts par un art beaucoup moins réfléchi, sûrement moins prétentieux et (par conséquent ?) plus fécond. Ils rétablissent un équilibre dans notre culture. Je crois aux lieux comme Lausanne, Bègles, Zwolle, car la spécialisation est nécessaire dans notre société si complexe ; et la concentration est une intensification permettant de mieux convaincre le public que l’homme est fondamentalement un être créatif.

 

Pieter Hagoort
Pieter Hagoort

         J. R. : En votre qualité de galeriste, comment jugez-vous l’attitude de certains de vos collègues qui, après avoir accroché indifféremment sur leurs cimaises, toutes les tendances artistiques très intellectualisées des cinquante dernières années, se jettent actuellement sur les artistes singuliers ?

          Pensez-vous qu’il soit souhaitable pour ces derniers, souvent si peu aguerris, de répondre à leurs avances ?

          Croyez-vous que les artistes singuliers puissent, ou doivent, essayer de supplanter les artistes conventionnels ? Ou bien qu’ils devraient suivre des filières réservataires (ce que sont des musées comme le Site de la Création franche, de Bègles, ou De Stadshof de Zwolle...) : Rester résolument SINGULIERS, AUTRES, et parallèles, et non pas “s’intégrer” ?

         N. V. D. E. : Si l’Art singulier entre dans des galeries qui, auparavant, lui étaient fermées, c’est grâce à ses qualités. De toute façon, l’histoire nous montre que cela est inéluctable. Mais il existe évidemment le danger de la commercialisation, de la production accélérée pour répondre à la demande. Ce point ne m’inquiète pas beaucoup en ce qui concerne les authentiques Singuliers. Ceux-là suivront leur chemin bien à eux et seront très difficiles à influencer dans tous les domaines ; car ils se sentent mal dans les salons et préféreront toujours se retirer. Quant aux marchands-galeristes possédant un sens aigu de la mode et du commerce, ils se rendront très vite compte que l’on ne peut jamais être absolument sûr des Singuliers ; que ces derniers n’assureront jamais une production stable, nécessaire à leurs investissements. Par voie de conséquence, les Singuliers ne pourront jamais être sûrs d’eux non plus !

          Personnellement, je souhaite que l’art des Singuliers reste une exception ; qu’il soit reconnu, certes, mais recherché comme une plante rare, soigné comme une merveille, comme un miracle, même ! Mais peut-être suis-je trop idéaliste, ou trop romantique ?

 

Uwe Bander
Uwe Bander

         J. R. : Quelles sont vos réflexions sur l’horizon actuel des Arts singuliers ?

       Quel rôle pensez-vous qu’ils soient amenés à jouer au XXIe siècle ?

            N. V. D. E. : Je suis convaincu que l’Art singulier pourrait devenir une tendance acceptée, et intégrée à la culture ; comme c’est, me semble-t-il, déjà le cas en France, où l’influence de Dubuffet et surtout de Chaissac a été si forte. Dans ce cas, il perdra une partie de sa force, sera domestiqué, cessera d’être sauvage, “singulier” !

         Et puis, il est probable qu’apparaîtra une nouvelle forme d’art, un art “autre” qui se distinguera de l’art de notre culture actuelle. 

Mais, d’ores et déjà, je crois qu’on peut dire que la tendance que nous connaissons renverse les valeurs et que, dans un proche avenir, ce sera l’art intellectuel qui sera marginalisé !

 

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE EN 1996 ET PUBLIE DANS LE N° 59 de janvier 1997

 

NICO VAN DER ENDT : Galerie Hamer. Leliegracht 38. NL-1015. DH. AMSTERDAM (Hollande).

 Les images représentent des œuvres exposées dans la galerie de Nico Van Der Endt.