L'ART BRUT ET… LES AUTRES 

Jeanine RIVAIS

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          Lorsque, à l’aube de son aventure en direction de l’Art asilaire qu’il rebaptisa Art brut, Jean Dubuffet estimait qu’"un peu de gracieuse pénombre sied aux œuvres d’art, et (que) leur convient avant tout un caractère un peu privé, un peu secret, réservé à un petit cercle d’amis, et à l’abri de la curiosité indiscrète des badauds et des journalistes…" ; lorsqu’il choisissait pour sa collection devenue "Collection de l’Art brut et la Neuve Invention" implantée à Lausanne, des tentures noires susceptibles de lui assurer cette intimité, il confirmait sa volonté de laisser ces créations dans l’ombre d’où elles étaient issues. Comme s’il pensait que, tirées de leur anonymat, elles souffriraient d’être soumises aux feux de la rampe, aux lumières excessives de la modernité. 

Chacun pouvait donc se réjouir de ce que, à Villeneuve-d’Ascq, les merveilles accumulées par les fondateurs de l’Aracine, (Madeleine Lommel, Claire Teller et Michel Nedjar), arrachées à leur nid d’origine de Nogent-sur-Marne, soient accueillies -avec des statuts bien particuliers qui devraient les protéger- dans un musée qui leur serait propre. 

Pour ne plus le quitter, espérons-le. Ou le quitter "entre soi". Partir "ensemble" vers des publics capables de s’attendrir sur ces créations, sentir tant d’années après la disparition de leurs auteurs, la charge psychologique qui en émane, le flux de lourd mal-être souvent, de menus bonheurs parfois. 

"Entre soi", c’est bien ce qui convient à ces œuvres à la fois protéiformes et si proches par l’esprit ; tellement chargées de mémoire, aussi ; témoignages d’autres temps au long desquels la peur ou la honte envoyaient vers l’inhumanité de murs asilaires, des gens dont le seul crime, bien souvent, était d’être "différents". 

 

L’histoire, malheureusement, brusque souvent la donne ! L’ultime protection, -le dernier recours de manifestations contemporaines dont la vacuité, à tout le moins la froideur intellectuelle sont légendaires et dissuasives- consiste désormais, à mêler en des lieux imprécis et pour des causes troubles, ces créations particulières si puissantes, aux autres qui trop souvent ne le sont pas. Juste pour créer l’illusion. Attirer le public dans le guet-apens d’un amalgame où cette vacuité et cette froideur seraient atténuées par la présence de créations d’Art brut : Faut-il en conclure que la contemporanéité et le vedettariat ne se suffisent plus et que leurs émules ont besoin de ces petites œuvres anonymes pour acquérir un semblant d’humanité ? 

 

          C’est le problème qui se pose actuellement avec beaucoup d’acuité, à Villeneuve d’Ascq ! Comme il est dit plus haut, le Musée d’Art moderne et contemporain a hérité (exemple unique de donation aussi importante, en dehors de celle de Lausanne) de la magnifique Collection de l’Aracine. A charge pour lui de l’installer dans ses murs et de l’y faire vivre en toute indépendance. Les statuts, signés devant notaire, en 1999, étaient très précis, qui affirmaient la spécificité du Musée d’Art brut ("Les collections d’Art brut devront être distinguées des autres collections"). Or, en 2008, alors que les oeuvres ne sont même pas encore installées définitivement, puisque les travaux ont pris des retards inquiétants, quelque Dupont déclare-t-il avoir été inspiré par Lesage, aussitôt le Musée d’Art contemporain met à sa disposition une série d’œuvres de ce peintre qui fut l’une des figures emblématiques de l’Art brut ! Si demain un Durand affirme avoir rêvé d’Aloïse Corbaz, assurément lui prêtera-t-on "des Aloïse" ! Pourtant, dans cette démarche incongrue et illégale où chaque Tartempion semble pouvoir revendiquer sa caution, impossible aux responsables de cette situation, d’alléguer que des œuvres ont été achetées par le musée "après" la donation, puisque "dans le cadre de la procédure d’acquisition appliquée et contrôlée, le donataire s’(est engagé) à enrichir régulièrement la collection d’art brut faisant partie de la présente donation". "L’enrichissement de la collection" était donc sans ambiguïté l’une des obligations du Musée d’Art contemporain et moderne. D’ailleurs, comme chacun le sait, des œuvres nouvelles ne lui ont été données ou vendues "que" parce qu’il bénéficiait de la recommandation de l’Aracine ! Regrettons donc que, pour de mauvaises justifications de basse publicité, le Musée d’Art moderne et contemporain dont l’attitude devrait (au sens littéral) être exemplaire, agisse avec une vile inconséquence. Espérons que Madeleine Lommel qui se débat avec la plus grande énergie pour protéger sa Collection et le sens premier de l’Art brut, parvienne à faire entendre raison aux coupables de ce hiatus !  

          Et puisqu’il ne peut s’agir là que de frime, et non d’une volonté de cette complicité entre les œuvres, qui rend certaines expositions tellement chaleureuses, gageons que finalement, quiconque a l’idée inconvenante d’effectuer de tels mélanges devra s’attendre à un retour de bâton. S’attendre à ce que la partie du public authentiquement attachée à l’Art brut, proteste avec vigueur contre cette assimilation, évite de se rendre à ces manifestations, montre sa réprobation comme l’ont fait bon nombre d’amateurs d’art en désertant les excès de certains musées d’Art actuel. S’attendre, en somme, à ce que ce public fasse le tri entre le bon grain et l’ivraie. Ce ne serait en tout cas que justice. Et espérons, contre vents et marées de la modernité, que le goût des œuvres sincères et le respect des consignes de Dubuffet, bien que lointaines désormais, reprendront le dessus. Que l’Art brut saura résister à l’appel des sirènes, et restera à l’abri dans son cadre privilégié, à tout le moins dans des cadres amis. Quant au reste !...