ET MAINTENANT !

Jeanine RIVAIS

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          Et voilà ! Nous rentrons de Banne. Cinq jours aller-retour. Voyage interminable comme toujours, à cause des virages, de la peur des radars, des foules sur la route…  Le lendemain de notre arrivée, une journée /tourbillon à faire deux fois un exposé sur Petit Pierre et son manège à des écoles des Vans ; et le soir, une conférence sur l’histoire de l’Art singulier, à destination des adultes. Une journée de repos, tout de même, avant de reprendre la route, une belle promenade à Tines, avec nos hôtes, Marthe Pellegrino et Jean-Claude Crégut. Et nous voilà "chez nous" ! Bagages rentrés, remisés jusqu’au prochain festival où nous reprendrons la route !

 

           Soulagés d’être là après dix heures de trajet, nous nous sommes assis -jetés plutôt- dans le canapé, et la main dans la main, nous attendons que les vagues de fatigue cessent ; que toutes les sensations, tout le stress s’évacuent ! Ce moment-là est, à chaque voyage, comme une sorte de vertige ! Car, s’il y a un infini plaisir mêlé de picotements d’incertitudes, à s’en aller vers l’extérieur, il y a toujours celui, serein, sûr de lui, de revenir à la maison ! 

          Déjà un an et demi que nous avons quitté Paris, et que nous habitons à Courson-les-Carrières, dans l’Yonne. Comment fait-on un tel choix, lorsque l’on est ancré depuis des décennies au milieu de toute la culture du monde ? Comment décide-t-on de venir vivre dans un village où elle se limite au calendrier des Postes ? Pour nous, le choix a été simple : l’appartement, bien que très agréable et convivial, nous coûtait une fortune et devenait de plus en plus exigu à mesure que nous y apportions des choses nouvelles ; les allers-retours devenaient fatigants ; nous étions un peu las du rythme forcené de Paris (même si aujourd’hui, nous y retournons très souvent). Inconsciemment, nous prolongions de plus en plus nos séjours au village, car à peine repartis, le jardin nous manquait. Lorsque j’ai proposé à Michel d’agrandir la maison, il a saisi l’occasion au vol ; s’est mis à l’ouvrage. Il l’a remontée d’un étage, créant pour nous une grande et magnifique chambre. Tout seul ! Avec son inépuisable courage et son grand savoir-faire. Son amour du travail bien fait, aussi ! Et depuis fin novembre 2006, nous avons investi les lieux devenus "notre maison", grande, solide, chaleureuse, accueillante.

 

          Pendant tout le temps des travaux, nous avions fantasmé sur cette maison ; sur le bonheur que nous y abriterions, sur le changement de vie, de rythme qu’impliquerait le déménagement. Nous y sommes venus sans regrets pour ce que nous quittions. Sans même nous demander si notre château en Espagne serait aussi idyllique que nous l’avions bâti ? Depuis, ce qui est étrange, c’est qu’au jour le jour, aucun questionnement ne surgit. Nous sommes là, tous deux. Bien dans nos murs. En fait, c’est seulement dans la frénésie des retours, comme aujourd’hui, que je me dis qu’il serait peut-être temps de faire un bilan, juger si cette mutation a été à la hauteur de nos espérances ? Uniquement lorsque nous sommes restés quelque temps absents. Et chaque fois, je réalise combien il est difficile de mettre en mots ces sentiments confus, cette espèce de rêverie, de bien-être inconscient qui entoure notre nouvelle vie. Crainte de mièvrerie ? De découvrir quelques trous dans le bel agencement ? Pour en venir chaque fois, à la conclusion que ces pincements au cœur sont bien inutiles. Que tout va bien. Que nous vivons un bonheur simple. Que chaque retour à la maison est synonyme de contentement, d’acquiescement à notre situation, à la vie que nous nous sommes choisie, au sens que nous lui avons donné. 

          Chaque fois, c’est le même moment de relaxation. Nous deux, au milieu de toutes nos belles choses ! Nous deux, revenus tels deux Ulysse. A rêver face aux murs littéralement couverts de peintures, aux buffets surchargés de sculptures. A penser à celles, les plus anciennes, que nous avions rapportées de Paris lors de nos premiers séjours. Peut-être sont-elles "parties" dans une autre pièce ? Mais "au début", elles ont été là, et tout se passe comme si elles y demeuraient encore, en surimpression. Et, au cours de cette sorte de film au ralenti, elles défilent devant mes yeux : Le Sarcophage de Mirabelle Dors, et ses " Populations d’images ". Mirabelle, qui est morte de chagrin bien plus que d’Alzheimer, parce que des chiens avides de pouvoir l’ont un jour détroussée de son Salon Figuration Critique auquel elle s’était vouée corps et âme ; et son mari Maurice Rapin, théoricien de la peinture et historien d’Art ; qui a peint, lui aussi toute sa vie : des tableaux basés sur les mathématiques, dont j’étais capable de sentir la grande harmonie, la richesse infinie des couleurs, mais jamais au grand jamais analyser, expliquer les composantes, raisonner sur les constructions ! Ce sont eux, Mirabelle et Maurice, qui m’ont accueillie chaleureusement lorsque j’ai décidé de rompre avec une "autre vie" qui ne me convenait plus ! Mirabelle qui m’a encouragée à écrire sur les artistes ! Il m’est impossible à chaque retour chez nous de ne pas effectuer cette sorte de pèlerinage sentimental et mémoriel ! Ne pas me dire que si j’ai pris confiance en moi, si je suis aujourd’hui allée aussi loin dans le monde de l’art, c’est grâce à ces gens qui m’ont adoptée, entourée, et qui ont accueilli Michel à bras ouverts, dès le début, quand il était encore tellement timide qu’il ne prononçait jamais une parole devant des inconnus !  

          Précieux sont ces moments où surgissent en filigrane un souvenir, un fragment de texte, l’image d’un tableau passant d’une main à l’autre… Comment décrire les sentiments ressentis, perçus ; cette envie de rire à se déboîter la mâchoire, et en même temps, presque de pleurer dans le trop-plein de l’émotion ? Et pourquoi, à cet instant-là, ces tableaux-là, ces sculptures-là, plutôt que d’autres ? Tous, ici, sont une histoire d’amitié, de complicité, d’échange. D’anticipation lorsque l’un d’eux vient par la poste. Comme le petit dernier, arrivé alors que depuis plus de deux ans, je n’avais aucune nouvelle de l’artiste. Un emballage, une boîte, une autre boîte… Michel touchant quelque chose de poilu ! S’exclamant qu’il devait s’agir d’une blague… Ouvrant finalement le coffret !... Et nous nous sommes alors aperçus qu’il s’agissait d’"un couple", enveloppé dans ses fourrures, en train de faire la dînette, les deux protagonistes embrassés pour l’éternité dès que le coffret serait refermé! 

          Et puis, comment ne serions-nous pas revigorés par le simple fait de poser les yeux sur ces vieux " amis ", ceux qui sont ici, inamovibles, depuis presque quinze ans : Mademoiselle Victoire de Frankline Thyrard qui exhibe ses formes généreuses, au milieu d’un déploiement interlope de joyeux viveurs ; les petits êtres chaleureux et espiègles de Roger Ferrara auxquels font pendant, ceux naïfs et malhabiles d’Alberto Cuadros, d’Anne-Marie Jouot ; les petits individus et leurs doubles de Marian Koopen ; " Maïa ", la tête de cire de Claude Privet, rapportée de Grenoble, à l’aise sur une couche de glace pendant la canicule, alors que nous, nous mourions de chaleur dans la voiture qui n’a pas " la clim " ! Il faudrait les citer tous, à mesure que mon regard les effleure, s’y repose : la gravure de Robert Tatin que Michel a découverte dans une librairie ; "le" Paskua venu de Tahiti peint sur un sac de jute parce que la douane n’autorisait pas la sortie des œuvres sur bois ; un grand Chichignoud avec ses couleurs tendres… Tous les autres… Parmi lesquels ceux de Robert Vassalo, un peintre autodidacte à qui nous avions acheté des œuvres voici quelques années, et qui, soudain, après un très long silence, nous a contactés du foyer pour personnes âgées où il s’est retiré, et nous a légué ses décennies de peintures et sculptures entassées dans le bûcher de sa maison, parce que sa harpie de femme n’avait jamais voulu en entendre parler, les avait méprisées, décriées, vouées à la poubelle ! Pas étonnant qu’il ait, pendant près de soixante ans fantasmé sur "Simone" peinte chaque fois en bustier, bas noirs et jarretelles avec, au dos, des commentaires du genre : " Dis donc, Simone, 250 000 francs pour une passe, ça fait cher ! "… Et bien sûr, " les Smolec ", les dessins étranges, difficiles à expliquer avec leurs personnages aux yeux toujours trop nombreux, aux reflets ambigus, aux dédoublements incertains ; et les sculptures, les petites dernières surtout, coquines à l’envi, celles qui, par la fenêtre, toisent les passants de leur personnalité naissante, et ont fait dire à un vieux voisin depuis toujours célibataire : "Qu’est-ce qu’elles sont belles, vos poupées !" ! 

          Lorsque j’en viens à eux, dessins ou sculptures, nés dans le bureau ou à la cave, j’ai repris mes esprits, je suis vraiment "rentrée". Ce laps de temps me semble chaque fois une éternité, mais en fait il n’a duré que quelques minutes ! C’est l’instant où Michel, à côté de moi, commence à remuer ! Sans doute, lui aussi, au cours de ce silence complice, s’est-il fait son scénario, a-t-il repensé au jour où il a trouvé dans une brocante un tableau du Saint-Soleil haïtien ou un vieil Africain ; aux œuvres qui lui ont été offertes, parce qu’il a tissé des liens d’amitié très personnels ; à cette "rencontre" de ses incertitudes avec l’art ; au plaisir qu’il tire désormais de sa propre création ?

 

          Parfois, je me demande pourquoi et comment, toutes ces œuvres ont pu prendre dans nos esprits,   une telle importance, au point de nous être indispensables et de participer totalement à notre vie ? Compensation pour chacun de nous, d’une enfance sans beauté ? Conscience qu’elles sont le témoignage, la preuve de notre capacité à créer cette beauté ? Orgueil ? Non, pas orgueil, mais fierté, assurément ! 

           Un regard et nous nous rendons compte, une fois de plus, que ce cérémonial est une sorte de réimprégnation du cocon matriciel que nous nous sommes créé ; de réappropriation de la maison, à travers les œuvres qu’elle contient. Réappropriation de l’espace, de l’ambiance, après les jours –même plaisants- passés ailleurs. Il nous suffit d’un tout petit moment sans rien faire, sans rien dire, pour que la simple contemplation nous offre cette plénitude, cette impression de vie. Tout cela indubitablement lié aux cimaises, le sentiment qu’elles sont notre culture commune, les connaissances que nous avons acquises en lisant, en voyageant, en "échangeant"… Le constat de nos désirs réalisés. La conclusion que chez nous, c’est chez nous ! Que chez nous ne serait pas chez nous, si nous vivions entre des murs nus ! Ou que ce serait peut-être chez nous, mais triste, dépourvu d’aventure ! Et que nous serions autres, mornes et sans relief, sans doute !

 

          Certes, une fois passé ce moment de plénitude, une fois reprises les occupations du quotidien, la raison survient, et me dit qu’il faut toujours craindre l’endormissement, dans ce cadre où nous nous sentons si bien ; le danger de devenir prisonniers de cette maison et d’aimer cet enfermement ! D’autant qu’en ces temps tourmentés et loin d’être affriolants, où nos valeurs sociales, politiques, éthiques… sont de plus en plus malmenées, galvaudées, rester chez soi serait une bonne antidote ! Mine de rien, une foule de petits détails nous amèneraient à "rester immobiles", si nous n’y prenions garde : Pas d’obligation de partir au travail, de se lever de bonne heure ; le plaisir, au contraire, de se réveiller doucement, puis de descendre dans la cuisine et de voir, là, à deux mètres, nos fleurs en été, nos petites mésanges en train de se restaurer dans la mangeoire que nous leur installons chaque hiver… Il est fascinant de les voir becqueter, accrochées aux boules de saindoux, en tous sens, parfois carrément le ventre en l’air, tandis que ces maladroits de moineaux essaient de les imiter sans y parvenir ! Quel temps fait-il, dehors ? Fait-il froid ? Inutile de consulter le thermomètre : si c’est oui, les verdiers, les chardonnerets sont là aussi, véritables ballets de couleurs ! Et le jardin ! Bien qu’à cause de la pluie incessante, il ait encore été impossible de le nettoyer, les perce-neige, les primevères, les jonquilles et les tulipes s’y épanouissent au fil des jours. Bientôt, les roses, les ancolies seront là. Qui nous emmèneront jusqu’au prochain automne… 

          Un philosophe a écrit que, pour être pleinement heureux, il fallait satisfaire à sept plaisirs : le besoin d’aimer, le besoin de sécurité, celui d’être reconnu et apprécié, d’être entendu, le besoin de s’affirmer, être créatif, être libre. J’ai beau y penser, avoir même parfois honte de me sentir si absolue, si définitive, aucun d’eux ne me fait défaut. Mais peut-être faut-il, pour pouvoir affirmer cela, savoir ce que l’on attend de la vie : Serais-je heureuse si je courais les galeries dans le sillage d’artistes dont la froideur créative me laisse de la plus grande indifférence ? Serais-je heureuse si j’attendais le bon vouloir de revues qui tronqueraient peut-être mes textes…? Si je prends une à une les propositions de ce philosophe, je me rends compte que chaque fois, j’ai fait des choix précis ; que ces choix se sont opérés autour de qualités d’humanité, d’authenticité, de volonté d’assumer des différences et d’en être fière. Que j’ai choisi parmi les artistes, ceux dont les œuvres sont en harmonie avec ce que j’attends de la création. Non qu’elles soient bâties sur un même moule ! Au contraire, c’est leur richesse protéiforme qui est fascinante et m’enchante ! Et j’aime savoir que l’éditeur qui publiera mes modestes textes, les attend, les espère, avec le même élan qui m’a amenée à les écrire ! Que mon site, construit pour remplacer le "Bulletin… Ozenda" hélas "disparu" ; et m’éviter toute dépendance à l’égard d’arrivistes que je n’admirais pas, est désormais visité par une foule d’artistes parfois inconnus qui m’écrivent, me demandent mon aide ! Et ce qui est merveilleux, c’est que Michel professe exactement les mêmes soucis, le même désir de liberté, la même volonté de partage de ses joies les plus intimes ! D’ailleurs, ce ne peut être par hasard, que les sculptures créées depuis notre emménagement, sont habillées et réalisées par couples ! 

          Mais, m’objectera-t-on, n’est-ce pas égoïste, de s’enfermer ainsi dans son bonheur tranquille ? Certes, je ne distribue plus, comme naguère, l’Humanité Dimanche à travers la campagne. Certes, je n’essaie plus comme autrefois de porter sur mes épaules toute la misère du monde. Michel prend du recul par rapport à sa haine des patrons. Chacun de nous a cicatrisé les blessures de son passé ; les a utilisées, transformées, positivées, afin de construire "notre" vie. Peut-être est-ce égoïste, en effet ? Sûrement, même : mais comment ne pas aimer des paroles de douceur, ne pas s’attarder sur des petits moments, sur des petits riens échangés ; ne pas saisir un zeste de complicité dans les yeux de l’autre, ne pas profiter de la joie d'être deux, main dans la main… C’est bien cela, la vie véritable. En tout cas, c’est celle que nous voulons. Et c’est dans notre maison que nous l’avons étayée.  

          Et les jours coulent… J’ai découvert un nouveau livre. J’écris un texte… Michel feuillette une revue récente, explore les mystères de son bel ordinateur tout neuf, pense à un dessin dont les arcanes rendront les observateurs dubitatifs, à un petit couple qui dira dans la terre son bien-être personnel… Dans le champ, les arbres sont en fleurs… Déjà nous parviennent de nouvelles sollicitations. Des appels téléphoniques nous invitent chez des amis, tandis que d’autres créent la surprise en arrivant à l’improviste ; ou nous font le plaisir de passer autour de notre table, un moment avec nous... Un festival approche… Une conférence se profile… Des entretiens se dessinent… La vie nous appelle dehors. Allons-y vite ! Ce qui, de nouveau, fera dire à la Curieuse d’en face : "Vous partez encore ? Vraiment, c’est trop ! J’aimerais pas m’en aller si souvent !" Qui penserait que nous puissions nous "endormir" au milieu de nos cimaises où nous sommes si bien ? J.R.