DE L’ART ASILAIRE A L’ART SINGULIER : QUELLE AVENTURE !

Jeanine RIVAIS

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Très longtemps, ils ne furent personne ! Rien que de pauvres êtres souffrant de ce qui est appelé "schizophrénie" ; trouvant dans l’horrible solitude de leurs murs asilaires, le moyen de s’approprier subrepticement des matériaux de fortune pour les couvrir de dessins ; réunir des éléments hétéroclites (mie de pain, bois…) pour créer des objets inattendus, souvent des personnages dont l’image leur permettait de souffrir moins ! La plupart du temps moqués ou ignorés, du simple graffiti au véritable chef-d’œuvre, ces objets se retrouvaient dans le meilleur des cas, côte à côte avec les bocaux des musées pathologiques. 

Et puis un jour, quelques psychiatres plus curieux, commencèrent à les regarder. S’interroger sur le sens à donner à ces réalisations ? Pour autant, la folie restait considérée dans son étrangeté qui disqualifiait les œuvres des malades mentaux : Ainsi, en 1907, Marcel Réja évoquait-il dans "L’Art chez les fous", "un ailleurs", un monde où l’on peut trouver "presque toujours une formule d’art plus ou moins archaïque, attestant parfois d’un grand talent, mais dans lequel on ne peut guère relever que des lueurs plus ou moins isolées, auxquelles il manque toujours quelque chose pour prononcer le mot ‘génie’".

Pourtant, au cours du premier quart du XXe siècle, sous l’influence peut-être des non moins étranges vagues artistiques nées dans les galeries, un changement de mentalités se mit en marche : en 1921, le Dr Morgenthaler publia une importante monographie sur Wölfli. Mais surtout, parut en 1924 " Expressions de la folie " où Prinzhorn mettait en lumière le "pourquoi" de ces créations : "La maladie ne donne pas de talent", écrivait-il. "Mais presque tout individu est capable de composer des formes complexes. Ceux qui ont ainsi pu briser les barrières de l’autisme, ont amorcé une marche vers un mieux-être…". Ainsi, ont émergé de leur clandestinité, les œuvres de Wölfli, Aloïse, Brendel, Walla… qui furent les exemples les plus remarquables de cette lente remontée.

          Cet ouvrage marqua la fin de l’exclusion. Dès sa parution, des artistes comme Max Ernst, Paul Klee, Kubin… saluèrent comme leurs pairs, ces créateurs anonymes "qui s’étaient mis à la tâche, en toute ignorance, derrière les murs de leurs asiles". Le poète Henri Michaux composa des pages magnifiques sur ceux qu’il appelait "les Ravagés". En particulier sur Aloïse au sujet de laquelle il écrivait : "Celle pour qui, seul l’amour d’un prince royal entr’aperçu derrière la grille d’un parc magnifique aurait paru suffisant, reçoit isolée, méprisée, en habits misérables, dans l’espace étroit d’une chambre d’internée, l’inouïe revanche d’une liberté incomparable"…

 

Voilà ces créations anonymes devenues "ART ASILAIRE". Sorties de leurs murs… Jusqu’au jour où elles tombèrent sous les yeux de Jean Dubuffet. Fasciné, il les collecta, les collectionna… Les nomma ART BRUT. Les définit dès 1945 : "Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique ; chez lesquelles, donc, le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part ; de sorte que leurs auteurs y tirent tout de leur propre fond… De l’art, donc, où se manifeste la seule fonction d’invention…". Enfin, il les muséifia… 

"Art brut" ! Assurément, ce mot fut une trouvaille. A double tranchant, tout de même ! A cause de l’interdiction de son auteur de l’employer pour les œuvres autres que les siennes, il aurait dû tranquillement demeurer dans les murs de la Collection de l’Art brut et la Neuve Invention ! Alors, pourquoi déclencha-t-il immédiatement, chez des milliers d’artistes, le désir de "faire" de l’Art brut ? Pourquoi, à cause d’eux, ce mot qui désignait des œuvres spécifiques dans un cadre particulier, fut-il récupéré, malmené, soumis à tant de galvaudages ? Mystère !  Toujours est-il que, trois quarts de siècle plus tard, loin des cimaises de Lausanne, il bat la campagne, il court tous azimuts…

 

Et pourtant, Jean Dubuffet avait si formellement interdit l’emploi de ce mot, qu’Alain Bourbonnais, le second à apparaître dans cette aventure marginale dut, pour sa Fabuloserie, en chercher un autre : Ce fut ART HORS-LES-NORMES. Mais très vite, différents labels apparurent : Art spontané, Invention hors-les-normes, Productions extra-culturelles, Art isolé, Racines de l’Art, Franges de l’Art, Création franche… Le poète André Laude proposa Les Imagitateurs… ! C’est alors que Michel Ragon et Alain Bourbonnais désignèrent sous le titre de SINGULIERS DE L’ART, leur exposition de 1978, au Musée d’Art moderne de Paris.

          Toutes ces désignations et bien d’autres, devinrent en deux décennies, synonymes de choix personnels, implications, revues, musées à l’usage de ces oeuvres marginales. En effet, comment définir autrement qu’avec des termes inusités, ces œuvres tellement nouvelles, issues pour lors des milieux carcéraux, des fonds de jardins inconnus… Tellement voisines les unes des autres par l’esprit, et néanmoins si différentes par la forme… Tellement proches encore des œuvres asilaires, que Jean Dubuffet écrivait à Alain Bourbonnais : "Je ne m’explique pas comment vous arrivez à dénicher tous les si divers et tous excellents opérateurs qui se retrouvent dans l’orbite de votre atelier Jacob". Mais finalement, pourquoi vouloir les définir à tout prix, sinon par le même besoin de repères qui a généré, dans l’art conventionnel, “Impressionnisme”, “Cubisme”... et créé des “courants”. Mais il concernait cette fois un foisonnement où existaient presque autant d’expressions picturales que de créateurs. Vouloir les regrouper dut sembler bien chimérique !

          Une seule certitude, un seul lien : il s’agissait toujours de créateurs profondément impliqués psychologiquement, hors du temps, hors des modes. Et, puisqu’il fut admis qu’influences extérieures il y avait désormais, capables de les remodeler à leur image. Exprimer leur notion personnelle du beau. Embellir leur vie, la sortir de sa médiocrité. Traduire picturalement leurs fantasmes les plus intimes et les plus fous. Sans se douter que leurs créations, porteuses de tant de psychologie, de poésie innée, d’inventivité, s’imposeraient en une esthétique, une universalité, dont l’évidence accompagnerait la fin du millénaire.

 

Le temps passa sur les Singuliers de l’Art : Et, par une sorte de frénésie imitative, ce mot fut, à son tour, saisi, trituré… au point de devenir ART SINGULIER !  Comment expliquer ce phénomène ? Nouveau mystère ! Et pourtant, de lui aussi, depuis lors, chacun s’empare, se revendique… Certes, et c’est heureux, certains créateurs continuent d’œuvrer dans un esprit similaire à l’aventure originelle, modelée par le temps. Mais des galeries ont accaparé cette mouvance. Des "écoles" se sont créées qui "donnent des cours" d’Art singulier, et qui -la pire incongruité- décernent des " diplômes d’Art brut " ! Autodidactes ou issus des Beaux-Arts, les artistes se côtoient, proposent avec beaucoup ou moins de bonheur, des œuvres très ou moins sincères, très ou moins originales ! De plus en plus, créations dites marginales et créations dites contemporaines font ménage à deux ! 

 

Alors, aurait-il fallu, en leurs pauvres châteaux, laisser les Belles au Bois dormant ? Faut-il s’inquiéter de ce mélange croissant des genres ? Faut-il craindre pour les créateurs encore marginaux et résolument originaux, l’influence de ceux qui se soucient comme d’une guigne de l’absence des fameux mimétismes chère à Dubuffet ? Au contraire, cette bouffée d’oxygène humanisera-t-elle la cérébralité et la froideur des autres qui encombrent les cimaises de l’officialité ? En attendant la réponse, suivons le dynamisme, la résistance de cette force picturale protéiforme et tellement colorée, qui persiste à constituer contre vents et marées, un art de vie intérieure, personnelle, intuitive, atemporelle. Et voyons ce qu’il adviendra de ce creuset, au long de notre siècle naissant ? J.R.