AUTOUR DE L’IDEE D’ENTRETIEN

Jeanine RIVAIS

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… Et d’abord, lexicalement, n’est-ce pas une affaire de génération ? Moi qui déteste le franglais, si je propose "un entretien" à un " plus de trente ans ", il sait tout de suite ce que j’ai en tête ; mais si j’en parle à une personne plus jeune, elle hésite, me demande ce que j’entends par là ; et son visage ne s’éclaire que si je prononce le mot "interview" ? Ensuite, je vais pester en mon for intérieur, parce que les uns diront "un interview" ; les autres "une interview" : le premier me fait l’effet d’un barbarisme ;  je trouve que le second sonne mieux et correspond directement au français "entrevue" qui est féminin ! Mais le dictionnaire donne raison aux deux ; alors je dois m’incliner (contrairement (mais ceci est une parenthèse) à la véhémence que je déploie dans le cas d’"un autoroute", contre ceux –et ils sont incroyablement nombreux- qui voyagent sur "le" route, alors qu’il est si agréable de prendre "la" route !) Cette parenthèse n’est d’ailleurs peut-être pas tout à fait innocente, un entretien n’est-il pas la voie royale vers la connaissance d’un être et de son œuvre ? 

Une fois réglé ce problème de vocabulaire, à qui viens-je de faire cette proposition ? Toujours à quelqu’un qui, directement ou non, est concerné par l’art (médecins,  "psy" de tous horizons, créateurs de "lieux" originaux, directeurs de revues ou de musées, etc.) ; mais le plus souvent à un artiste dont le travail a suscité en moi intérêt et émotion et dont l’originalité me semble novatrice voire exemplaire. Ce qui n’implique pas forcément un échange intéressant : certains créateurs, très "profonds" au demeurant, et même animés des meilleures intentions, sont incapables de "parler" de leur œuvre ; parce qu’ils sont trop introvertis, trop timides, trop orgueilleux, qu’ils ont jeté certaines "clefs" au fond du puits par mesure de sécurité mentale… Et, si entretien il y a malgré tout, lorsque je n’ai pas –eux non plus d’ailleurs- soupçonné ces blocages, il se limitera, face à leur difficulté à s’extérioriser, à quelques questions auxquelles il sera répondu par monosyllabes. Ce qui n’éclaire guère l’œuvre ; n’enrichit nullement l’histoire de l’art ou la personnalité de l’artiste ; et me laisse sur ma faim, avec un vague sentiment de culpabilité : pourquoi n’ai-je pas "su", pas "pu", desserrer l’écrou ? Aurait-il été possible, sous une autre forme, de le (la) faire "parler"… ? D’autres, plus cyniques, se tirent d’embarras par la dérision, la provocation : " C’est vous la critique ; c’est à vous de dire ce qu’il y a dans mon travail… ", ce qui conduit à la même impasse !

Il va de soi que de telles réactions, où mon micro levé pour saluer une œuvre intéressante, n’a trouvé qu’un faible écho à sa curiosité amicale, sont rarissimes et forcément circonstancielles. De même qu’est circonstanciel "l’échec" brutal d’un entretien qui m’avait paru plein de promesses ! Cela m’est arrivé deux fois au fil de bien des années ; coup sur coup, qui plus est ; et récemment (mais cela est peut-être un signe de l’évolution de la mouvance singulière ; de son invasion par des gens qui, intéressants d’un certain côté, s’en servent, loin de la discrétion et du doute originels, comme d’un tremplin pour leur réussite sociale : l’ambition et l’arrivisme ne sont pas toujours visibles au premier abord !) Chaque fois, c’est moi qui ai pris l’initiative d’annuler la publication, parce que je refuse toute compromission et toute mollesse à l’égard de gens qui se révèlent des goujats : la première décision concernait une créatrice d’Art-Récup’ dont les sculptures me semblent intéressantes comme il y en a des milliers d’autres ces derniers temps. Par contre, quand je l’ai rencontrée, cette personne m’a parlé d’une école qu’elle avait fondée en Suisse, il y a une vingtaine d’années, pour aider à s’adapter au rythme normal, des enfants surdoués en échec scolaire. Elle leur faisait faire beaucoup de théâtre, s’exprimer au moyen de masques qu’ils réalisaient eux-mêmes, etc. Je suis allée chez elle. Pendant trois heures nous avons parlé de cette école ; et à la fin, consacré une vingtaine de minutes à sa création née dans la foulée de cette idée de masques. Quand je lui ai envoyé le texte pour correction, voilà que soudain, l’école " ne l’intéressait plus, elle appartenait au passé " ; elle voulait que je retourne la voir pour que nous parlions de ses sculptures. Ma réponse a été courtoise, patiente mais sans ambiguïté : l’entretien avait été motivé par l’école. Le mari m’a envoyé un fax pour… Je n’ai pas donné suite…Dans le second cas, il s’agit d’un couple qui se rend régulièrement en Inde, dans de petits villages isolés, et en rapporte des peintures, des dessins, surtout des œuvres mithilas. Je les ai reçus chez moi trois matinées entières, pour parler de leurs aventures et de ces réalisations tellement singulières. Lorsque j’ai voulu "repiquer" la dernière partie de l’enregistrement, je me suis aperçue (la technique et moi sommes décidément des ennemies récurrentes !) que les dernières questions avaient "disparu". J’ai donc écrit à ce couple en les priant de m’excuser, et leur demandant de bien vouloir écrire les réponses effacées ! La jeune femme m’a répondu qu’elle était débordée, et que je n’avais qu’à les reprendre dans le texte que publiait sur eux Raw Vision. N’est-ce pas là l’exemple-type de la désinvolture ? Ils sont entrés dans la mouvance hors-les-normes par le " Bulletin de l’Association des Amis de François Ozenda ". Je leur ai consacré une douzaine d’heures. J’en ai passé autant à décrypter le texte. Et elle n’avait pas une demi-heure pour récrire ses réponses ! Sans parler de la malhonnêteté qui consisterait à prendre en catimini un texte publié par quelqu’un d’autre ! Cet entretien non plus ne paraîtra donc jamais ! 

Tout cela pour dire que nombreux sont les aléas rencontrés dans ma démarche de "questionneuse" ! Mais ce n’est pas le pire ! Car j’ai gardé, concernant ces cas, pouvoir de décision ! Le Pire (avec un P. majuscule), c’est (heureusement jusqu’à présent le cas est unique) lorsque les choses m’ont échappé ! Ce troisième cas que je  voudrais évoquer m’a valu bien des soucis : Il concerne un "psy" très marginal, très violent (ceci n’est pas péjoratif) dans ses réactions vis-à-vis de ses confrères ; condamnant (et là, bravo) les fausses valeurs qui se sont établies dans le monde de la psychiatrie ; défendant (bravissimo) dans son musée des artistes difficiles. Bref, quand je lui ai proposé une rencontre, je lui attribuais toutes les qualités requises pour un bon entretien. En prévision duquel j’ai envoyé des semaines à l’avance les questions essentielles que je voulais poser. Entretien qui s’est déroulé magnifiquement, dans une ambiance très conviviale de la part de mon interlocuteur et de sa femme qui nous recevaient, Michel Smolec et moi, dans leur maison-musée. L’une de mes remarques portait même là-dessus, sur le fait que l’échange se déroulait de façon très simple, et serait accessible pour des lecteurs profanes ! Le texte envoyé pour correction, j’ai eu la surprise de recevoir des pages complètement différentes de ce que j’avais expédié ! Remplacées par une "langue de bois" très professionnelle ! Et j’étais sans ambages informée que mon interlocuteur désirait faire lui-même la mise en page. Bref, d’hôtesse, je devenais l’invitée qui n’avait plus qu’à obtempérer. Ce qui avait été un échange plaisant devenait une sorte de dialogue hostile, avec des ajouts du genre : "L’institutrice monte au créneau ?", placé tout seul, en haut d’une page, au-dessus de dessins qui l’isolaient du reste du texte ! Au point que j’avais l’air d’être le clown blanc de cette personne ! Encore plus grave à mes yeux : les vingt-cinq pages qui me revenaient contenaient cent cinquante-neuf fautes d’orthographe, coquilles, omissions, phrases tronquées, etc. Et j’apprenais que le même jour, ce monsieur téléphonait à la revue pour dire qu’il "exigeait" que le texte paraisse sous la forme où il l’envoyait. On imagine l’embarras des Caire, puisqu’il s’agit d’eux, bien sûr ! Pour ne pas faire de vagues, j’ai décidé de ne pas relever le gant. J’ai demandé seulement l’ajout d’un "chapeau" qui stipulerait que je n’étais pas responsable de la mise en page ! Et les semaines ont passé ! Avez-vous déjà eu le sentiment que se joue entre vous et une tierce personne une épreuve de force silencieuse, à distance ? C’était exactement le sentiment que j’éprouvais, jusqu’au jour où Jean-Claude Caire m’a appelée pour me dire qu’il venait de recevoir une deuxième disquette, toutes fautes corrigées ! Je ne ferai pas de commentaire ! Sauf pour dire mon soulagement, moi qui aime les pages impeccables ! Et l’amusement de penser que Groddeck(¹)  interpréterait sûrement comme un acte manqué un incident survenu lors de mon passage chez cet interlocuteur : pour la première fois de ma vie, j’avais remis dans mon appareil une pellicule déjà impressionnée de photos du fils en communiant de nos amis; et repris par-dessus des dessins du musée qui proposent presque tous des personnages nus avec des zizis brandis tous azimuts ! Amusantes, mais inutilisables (les photos bien sûr !).

Si j’ai consacré tant de place à ces trois " incidents " de parcours, c’est qu’ils m’ont fortement et durablement perturbée parce que je prends ces entretiens très au sérieux ! Heureusement, le reste du temps, tout se passe bien, chaleureusement. Car, comme je l’ai dit plus haut, je ne propose un entretien que si je suis sur la même longueur d’onde qu’une œuvre et souvent que son auteur. Par ailleurs, j’envoie préalablement les questions, afin que mon futur interlocuteur puisse y réfléchir tranquillement s’il le souhaite. Il va de soi que ce "questionnaire" ne peut être qu’une trame, et non un carcan qui nous limiterait a priori. Des réponses, naîtront d’autres questions, et certaines prévues disparaîtront. Néanmoins, au  jour J., cette liberté de forme appuyée sur une trame signifiante générera une liberté de ton, assurera la fluidité, l’enchaînement cohérent de l’échange, évitera les coqs-à-l’âne ; de sorte que le lecteur sera forcément sensible à cette complicité ! Ajoutons que je procède ainsi parce que je déteste les propos oiseux, le papillonnage médiatique, les "à peu près" auxquels se livrent trop souvent journalistes et célébrités ; qu’il m’est essentiel de fouir l’œuvre et l’esprit de l’interviewé, de trouver les chemins qui vont les traverser tous les deux et m’amener à les connaître, les comprendre mieux ; amener peut-être le créateur à se connaître, se comprendre mieux. Est-il prétentieux de ne concevoir des entretiens qu’avec la volonté de mener ainsi le débat vers l’inconscient ? Il me semble que non ; qu’il ne s’agit-là que de professionnalisme, de volonté d’aller en profondeur, de curiosité intellectuelle, de respect et d’amour d’autrui ! Ceci clairement défini comme essentiel, il peut arriver qu’emportés par la passion, l’échange se cristallise sur un point qui prendra des proportions exhaustives au détriment d’autres aspects de l’œuvre : il est bon, alors, que je reprenne mon sang-froid, que je sache plier sans rompre (je n’ai jamais aucun amour-propre en jeu), et amener mon vis-à-vis à passer sans heurt au thème suivant. 

Et je voudrais parler du style : j’ai horreur de cette façon démagogique qui consiste à rédiger sa question et laisser à l’état brut la réponse de l’interlocuteur, ses hésitations, ses redites, les heu… et les ben… A-t-on conscience du pouvoir que confère le "savoir-parler", la phrase prononcée haut et fort  ? Combien, dans une réunion politique, par exemple, celui qui parle clairement est toujours plus crédible que celui qui hésite, parfois même bafouille ? ! Je me souviens d’avoir un jour assisté à l’enregistrement d’une fable de La Fontaine dite par Michel Galabru ! Et j’ai toujours imaginé la stupeur des auditeurs s’ils avaient entendu les versions originales après s’être exclamés sur la perfection, l’humour… du récitant, tout cela "évident", après le travail du technicien qui avait coupé les "brouillons". Radios et émissions préenregistrées  confèrent un "pouvoir" à quiconque passe devant leurs micros ou caméras. De toute manière, quelle que soit l’élocution, la distance entre le dit et l’écrit est incommensurable. C’est pourquoi, soucieuse de placer mon interlocuteur sur un pied d’égalité avec les certitudes que me confère mon travail préparatoire, je transcris, j’élague, concentre ; la ponctuation ou des expressions spécifiques étant là pour faire part des nuances, des états d’âme ou du caractère particulier des préoccupations picturales de l’artiste. Mais, c’est pourquoi aussi, par honnêteté intellectuelle, j’envoie à l’intéressé ce premier jet qu’il peut corriger en toute liberté, s’il pense que je n’ai pas tout à fait exprimé sa pensée ! Ce n’est qu’après, quand nous sommes tout à fait d’accord, que le texte part pour la publication.

Ai-je répondu à vos questions ? J’espère que oui ; en tout cas, elles m’ont paru pertinentes, et elles font bien le tour du problème. Peut-être même, emportée par l’enthousiasme et la passion, suis-je allée au-delà ? Je voudrais pourtant évoquer plus longuement celle qui me paraît la plus personnelle, concernant "ce que je cherche à savoir" ? Je réponds "tout" ! La vie de l’artiste, ses origines, non pas par curiosité malsaine, mais parce qu’elles contiennent souvent en gestation  le "dit" de l’œuvre, peut-être les germes de son évolution, sans doute ses aléas, sûrement la détermination de l’artiste à poursuivre sans trêve, ou à souffler, voire à  s’arrêter. Je constate bien souvent que la précarité ou l’abondance, la complicité ou l’indifférence du conjoint jouent un rôle dans la forme de l’œuvre : tel qui travaille dans la cuisine ne pourra créer peintures ou sculptures  de grande taille ; tel, si désargenté qu’on lui a coupé l’électricité et le téléphone, se devra bien sûr de trouver des matériaux gratuits pour pallier l’absence de supports conventionnels (il est souvent surprenant de voir ce que peut engendrer la pénurie ; combien l’imaginaire de l’artiste poussé dans ses derniers retranchements, peut être floribond !) ; tel autre qui soudain "vend" (Ah ! cette expression "je vends", "il vend" (dit par le conjoint) comme cela, sans complément d’objet), deviendra d’une suffisance parfois insupportable ; sans parler des couples où il est littéralement impossible d’ "accéder" à l’artiste avant d’avoir neutralisé (et il faut des trésors de diplomatie pour y parvenir) son ou plus souvent sa partenaire qui lui a confisqué la parole ! La naissance d’un enfant, une séparation ou un deuil… peuvent être stimulants, dissuasifs ou modificateurs. Toutes ces informations, même si elles ne figurent pas dans l’entretien vont m’aiguiller dans mon exploration, aiguillonner mon désir de comprendre, dissimuler ou découvrir des pistes de réflexion… tapies dans la toile ou la sculpture…

Bref, j’essaie toujours d’aller au plus profond des êtres ! Dans la ligne picturale "en marge" où j’ai choisi d’œuvrer, il me semble que nombre de points récurrents restent inexpliqués, nombre de motivations non élucidées, de profondeurs insondées, porteuses de vécu, de sens, de richesses… Je retrouve semblable plaisir et semblables interrogations dans la frange des créateurs que Raymond Perrot a baptisés les "Médiocres flamboyants" (²), ceux qui, avec des cœurs gros comme ça modelant leur œuvre ; avec leur imaginaire, leur indépendance créatrice… sont les véritables tenants de l’Histoire de l’Art de la seconde moitié du XXe siècle ; situés à des années-lumière du vide froid et conceptualisé de l’Art dit "contemporain . Sans prétendre apporter la lumière absolue à cette double démarche, j’ai la conviction profonde que ces entretiens en sont des jalons importants. C’est pourquoi –et quelques déboires n’y peuvent rien changer-, je cherche, je persévère, j’ajoute  pierre sur pierre à l’édifice. Quel plus grand bonheur pourrais-je souhaiter ?

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(¹) GRODDECK : " Le livre du ça " (Ed. Gallimard)

 

(²) RAYMOND PERROT : (historien d’art) " Les Médiocres flamboyants " : (" Médiocres " pour les prétentieux de l’officialité qui n’ont pas jugé bon de les inclure dans le terme " art contemporain " ; " flamboyants " par leur créativité, la richesse de leur imaginaire. Ce titre joue donc sur un paradoxe.