DJOHAR, peintre

ENTRETIEN AVEC JEANINE-RIVAIS

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Jeanine Smolec-Rivais : Djohar, est-ce que j'ai bien compris ? Est-ce qu'il s'agit d'un pseudonyme ?

Djohar : Non. C'est mon nom de baptême, en fait. Je m'appelle Joëlle Ranc.

 

J.S-R. : Diriez-vous que votre œuvre est "ennuagée" ? C'est-à-dire que la plupart de vos scènes se trouvent dans un nuage ?

D. : Oui, on peut le dire. Le support de mon travail est la tache. A partir de la tache, m'apparaissent des visages, des animaux… l'univers !

 

J.S-R. : Comment faites-vous ces taches ?

D. : Ce peut être un mélange brou de noix/encre. Ce peuvent être aussi des tableaux que je fais à l'huile, des paysages, des tableaux abstraits que je retravaille après en dessin. En fait, c'est la couleur et la forme de la couleur qui vont m'amener vers un dessin.

 

J.S-R. : Si je considère l'un de vos grands dessins avec un filet placé devant ce que j'ai appelé un nuage et que vous avez appelé une tache, vous avez placé des personnages qui se situent alentour…

D. : Oui, mais il y a aussi des personnages dans la tache.

 

J.S-R. : En procédant ainsi, vous laissez tout autour de la partie peinte, une marge importante.

D. : Oui, cela dépend des tableaux.

J.S-R. : Quelle est votre notion de "la marge" ? Que signifie pour vous le fait de laisser tout ce blanc ?

D. : Ce sont des respirations pour le regardeur. Des nécessités, parfois. La volonté de ne pas en dire trop. Que ce soit graphique, coloré, mais sans plus. Le travail peut être ailleurs beaucoup plus dense, en couleurs. Mais il y a toujours cette petite respiration blanche qui permet de reprendre haleine quand on regarde. Ce sont des histoires, des univers, des vies. De la vie.

 

J.S-R. : Quand décidez-vous que vous allez choisir la couleur brou de noix ? Et quand décidez-vous de choisir des couleurs éclatantes, des verts crus, des rouges… ? Est-ce en fonction du choix d'un thème ? Le hasard ?

D. : Pas du tout ! C'est vraiment de l'aléatoire ! Je fais ma tache. Je prends plusieurs feuilles de formats différents sur lesquelles je fais des taches de même couleur pour avoir une unité. Soit je travaille avec le bleu, le brou de noix et le vert. Et je fais des séries de taches. Ensuite, je reprends les taches et je travaille les dessins. Les dessins vont venir me chercher, en fait.

 

J.S-R. : Il me semble que tous vos personnages masculins sont, peut-être pas des imams, mais en tout cas ils semblent rattachés à l'apparence musulmane ?

D. : Non. On est, chez moi, plus près de l'Afrique. Il y a de l'Afrique, de l'Asie, mais rien de religieux.

 

J.S-R. : Qu'est-ce qui vous fait dire que c'est l'Afrique ? C'est que vous y avez vécu ?

D. : J'y suis née, mais je ne connais pas ! Je suis rentrée à l'âge de deux ans.

 

J.S-R. : Revenons à votre tableau avec le filet : l'essentiel est donc dans la tache. Mais néanmoins, vous l'avez transgressée: Vous arrivez à un chemin sur lequel des personnages semblent s'enfiler les uns au bout des autres ; et, dans cet espace qui est presque triangulaire, vous avez de l'écriture, ce qui de loin paraît être de la musique. Est-ce pour les protéger que vous les avez mis dans ce triangle ? Ou sont-ils la transgression ?

D. : Pas du tout. C'est toujours la tache. Je ne réfléchis pas, en fait. La tache va amener des choses qui me paraissent évidentes. Je peux voir un personnage assis, un autre qui glisse, qui est retenu… C'est vraiment la tache qui m'amène le dessin. Quand je commence ce genre de tableau, je ne sais pas du tout où je vais. Ce qui m'intéresse, c'est vraiment la démarche artistique ; pas du tout de me dire ce que je vais faire ! Non, je ne sais pas.

 

J.S-R. : Et que sont les écritures que vous mettez : des pictogrammes, ou des signes purement graphiques ?

D. : Non.

 

J.S-R. : C'est donc uniquement du domaine de l'artistique ? Une question de rythme ?

D. : Tout à fait.

 

J.S-R. : En même temps, cette petite écriture fine semble alléger le tableau ?

D. : Oui ! Des petites choses qui viennent mettre en valeur les grosses ; et quand c'est trop, les grosses qui appellent les petites à revenir. Le minuscule, ce que l'on ne voit pas, mais qu'il faut regarder.

 

J.S-R. : Dans toute cette composition, vous avez souvent des personnages incomplets ; d'autres dont on pourrait dire qu'ils sont plus ou moins réalistes… Vous allez me dire "c'est la tache" ! Mais, puisque vous travaillez à partir d'elle, sur cette tache vous êtes libre d'interpréter. Alors, quand décidez-vous de faire un personnage complet ? Et quand incomplet ?

D. : Il y a des moments où, si je fais un profil, un œil, c'est suffisant. Je laisse le regardeur et moi-même compléter le visage. Et quand j'estime qu'il y a quelque chose qu'il faut envelopper, je l'enveloppe et je le rends visible. J'essaie de trouver le trait ou l'accord qui va faire que celui qui va regarder, va comprendre ou voir. Et c'est tout. Je ne monte ni un scénario, ni rien de composé. Je prends les espaces au fur et à mesure, je les meuble…

 

J.S-R. : Inversement, quand décidez-vous que vous êtes "au bout", que vous n'avez plus rien à ajouter ?

D. : Cela s'impose à moi. Alors, je n'y touche plus. Mais parfois j'y reviens. Il arrive que la tache, là où elle est placée, ne me convienne plus, il faut que je la lie à autre chose. Il y a quelque chose de l'ordre du lien, à faire. De l'espace à occuper. C'est pourquoi je suis alors plutôt graphique avec ce que j'ajoute. Sur un tableau, par exemple, j'avais de petits personnages entassés les uns sur les autres, et qui flottaient. Je me suis dit que la grille m'apporterait ce qui me manquait.

J.S-R. : Mais en même temps, votre grille crée une séparation dans le tableau. Elle le coupe en deux par rapport à ce grand espace blanc qui est en haut.

D. : Oui. Mais le personnage parle par-dessus avec celui qui est en diagonale

 

J.S-R. : Par derrière ? Sommes-nous alors de nouveau dans le domaine de la transgression ?

D. : Non, pas forcément. Ce n'est pas de la transgression, c'est la limite ; du domaine de la limite. De l'équilibre peut-être ? Dans la vie, chacun est en équilibre. On veut être sur la terre ferme, mais on joue de l'équilibre. On n'est pas figé. On est dans la mouvance. Et le fait d'utiliser de l'encre, m'emmène dans cette fluidité.

 

J.S-R. : Partant apparemment toujours du problème de la tache, -de la volonté de la tache plutôt que du problème- mais conçue tout à fait différemment, vous avez la série où les personnages sont "devant" la tache, et non plus "dans" la tache. Tout fourmille, et la tache devient accessoire. Ce sont les personnages qui sont les plus importants.

D. : La tache demeure très présente. Si l'on s'approche, on voit que c'est très foisonnant. C'est dense et cela me permet d'explorer la multitude, la différence… L'humanité, en fait.

 

J.S-R. : C'est ce qui me fait dire que ce foisonnement, cette multitude, ont fait passer la tache à l'arrière. Elle n'est plus omniprésente comme elle l'était dans les précédents tableaux.

D. : Peut-être ? C'est vous qui me le dites, mais je ne sais pas ! Bien sûr, j'ai travaillé sur la tache. Alors, est-ce le fond qui fait sortir la tache ? Ou la tache qui fait sortir le fond ? Déjà, le rouge rendait la tache très visible. Mais je trouve flatteur le fait que vous me disiez que maintenant ce sont les personnages, -donc le dessin- qui prennent le dessus. Parce que, d'habitude le rouge aveugle. Et là, il passe au second plan, je trouve cela bien.

 

J.S-R. : Ceci dit, cette grande tache brune est vraiment magnifique ! Et ce que vous avez fait par-dessus. Mais ce que je ressens, c'est que vu la multitude, il y a tellement de vie dans la tache que les personnages sont à égalité elle. Ils sont sur le même plan. Et, dans la série verte et jaune essentiellement, où vous avez ajouté des géométries, j'ai l'impression qu'il s'agit de poèmes. Je verrais bien ce genre d'illustrations pour des fables de La Fontaine.

D. : Oui. C'est un peu ce que l'on me dit quand on voit mes dessins. Je ne suis pas du tout BD, mais j'aime ces dessins qui amènent le sourire.

J.S-R. : Pour certaines œuvres, chaque élément prend tellement d'importance que le visiteur se demande qui mène le monde ? Est-ce le dessin ? Est-ce la tache ? La géométrie fausse complètement le rapport.

D. : Pour moi, ce n'est pas géométrique. C'est du graphisme. Le graphisme fait partie du dessin, et peut mettre en avance le côté peinture.

 

J.S-R. : Oui, d'accord, mais il change complètement le rapport.

D. : Tout à fait. Là, il y a de l'histoire…

 

J.S-R. : J'aurais plutôt dit : "Il y a de la géographie" !

D. : Oui, ce serait possible, mais il y a aussi de l'histoire au sens de la mythologie, ou du côté drôle de l'histoire pour enfants. Pour moi, ceux-là sont plus profonds, dans le trait, dans ce qu'ils peuvent représenter, comme l'un d'eux qui est de l'ordre de la métamorphose, entre les animaux et les hommes. Mais si l'on s'approche, ce n'est pas l'animal qui prime. On est encore guidé par la couleur, par la tache.

 

J.S-R. : Question traditionnelle : Y a-t-il d'autres thèmes dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

D. : Peut-être par rapport à ce que je dis sur mon travail. Je peux peut-être vous lire un texte. Il résume bien ma façon de travailler. C'est un petit poème, parce que j'aime aussi écrire :

En couleur et matière,

des images à cueillir,

accepter l'errance de la pensée,

privilégier l'imaginaire en action,

accueillir de la main le tracé,

prendre le chemin de la création.

Partir en voyage dans l'image.

Faire naître des personnages.

Animer leur véritable visage,

dans des lieux de passage.

Créer toujours et encore

des couleurs et matières.

Sentir l'équilibre des accords.

Dire les choses à ma manière.

 

 

ENTRETIEN REALISE DANS LA SALLE POLYVALENTE DE CHANDOLAS, LE SAMEDI 31 MAI 2014, LORS DU XXIIIe FESTIVAL BANN'ART ART SINGULIER ART D'AUJOURD'HUI.