BEGLES : VISIONS ET CREATIONS DISSIDENTES 2016

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LES (AUTO-)PORTRAITS DE JONAS SCHEIDEGGER 

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          Le portrait est une forme d’expression artistique incontournable, un art auquel s'essaie chaque génération d’artistes. Et force est de constater que, selon les générations, la vision est différente ! Même si, à chaque fois, l'artiste se propose d'en donner sa propre représentation. Selon les époques, l'un va vouloir rendre la personnalité du sujet ; un autre sa physionomie ; un autre encore s'attachera à sa beauté, un autre enfin à marquer l'usure du temps sur son visage… 

         Les multiples portraits de Jonas Scheidegger sont-ils autant d'autoportraits témoignant qu'il est perpétuellement à la recherche de lui-même ? Et, dans ce cas, une telle récurrence ne témoigne-t-elle pas qu'il s'agit pour lui, quotidiennement peut-être, de se confronter à ses choix, ses sentiments, ses volontés, ses déterminations, ses interrogations… ? Cependant, il est évident qu'il a voulu prendre de la distance, parce que tous ses portraits sont stylisés ; à aucun moment, ils ne sont réalistes. Et même, signant toutes ses œuvres "Space one", il semble bien qu'il ait voulu signifier qu'il s'agissait d'êtres allogènes humanoïdes certes, mais manifestement venus d'"ailleurs". D'autant que tous portant une coiffe comparable au keffieh égyptien, leur front s'en trouve très élargi. Et que leurs cheveux et leurs oreilles étant dissimulés sous cette coiffe, les visages prennent la forme d'un triangle se terminant par un menton très arrondi. Leurs yeux en amande, aux paupières largement étirées, leur confère un petit air venu du fond de l'Asie ! Par contre, rien de vraiment "atypique" dans le nez busqué au profil convexe qui leur attribue un certain charisme, même si les sourcils très arqués en broussaille leur donnent un air rébarbatif et les commissures des lèvres tombantes témoignent d'une profonde introversion !

     Une évidence est là, en tout cas, c'est que tous sont masculins, sauf peut-être dans un "portrait de groupe" où se glisse un inattendu sculptural corps de femme. Et, pris au format "cartes d'identité", du visage légèrement tourné le plus souvent vers la gauche, jusqu'à la naissance des épaules, chaque portrait emplit largement l'espace. Sur ces constructions itératives, l'artiste va se laisser aller avec la plus grande minutie, à un foisonnement de minuscules dessins, alternant pleins, vides, symétries, géométries, etc. Et ce qui frappe, au premier abord, c'est la couleur. Car, sur la coiffe et le visage, lui qui est un authentique et  infatigable  graphomane, a conçu une illustration construite sur un modèle très conventionnel : des milliers de minuscules carrés ou losanges blancs/rouges, rouges/beige, rose/noirs, etc. Tantôt en amas compacts ; tantôt séparés par des bandes étroites et apparemment aléatoires vertes ou brun clair… Et pour relever encore ces modèles obsessionnels, certains paraissent brillants sur une partie de la coiffe, tandis qu'une autre partie est tout à fait mate, comme une couturière qui montrerait d'abord l'endroit d'un tissu, puis l'envers ! Quant au visage, il porte souvent des éléments spécifiques : petits carrés avec un point au centre ; gribouillis informes sur les joues aux pommettes écarlates ; linéarités luminescentes adoptant le tracé des plis et replis du visage ; carrés écrasés à la façon des bonbons enveloppés formant des sortes de bandes obliques ininterrompues…

      Dans ces mélanges, amalgames, entrelacs, jaillissements créatifs particulièrement aboutis et homogènes, ce travail répétitif mais très codifié, alliant déclinaison de formes et de signes colorés, Jonas Scheidegger enfouit-il ou au contraire développe-t-il ses fantasmes les plus intimes ? De ses visages multiples et toujours le même, à ses présences jetées comme des escales, choisit-il son "dit" au gré d'évolutions, de rythmes qui lui conviennent, d'enchaînements profus qui le font rêver ?

          Subséquemment, conscient de cette marche du créateur vers lui-même, comment le spectateur ne percevrait-il pas, sous la lourde dentelle des entrelacements picturaux, sous la douceur et l'harmonie des couleurs qui les conjuguent, le questionnement personnel incessant de cet artiste ?

          Et aussi, pourquoi le rapport au portrait fascine-t-il tellement Jonas Scheidegger et tant d'artistes avec lui ?  Peut-être parce qu'en le (les) renvoyant à l'"autre", il le (les) renvoie à lui-même (eux-mêmes) ? Parce qu'il renferme, en un rectangle restreint, réminiscences et images d'un passé plus ou moins lointain ? Parce qu'il oblige le peintre à se confronter à tout ce qui est intime et dormant en lui ? Qui sait ? 

Jeanine RIVAIS