LES DERACINÉS

de CATHERINE BARDON

UN ROMAN AU SOUFFLE HISTORIQUE ET SENTIMENTAL

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          La biographie de Catherine Bardon est des plus brèves : Elle est une amoureuse de la République dominicaine où elle a vécu de nombreuses années. Elle est l'auteure de guides de voyage et d'un livre de photographies sur ce pays. En quatre courtes années, elle est allée de succès en succès : Son premier roman, "Les Déracinés", publié en 2018, a connu plusieurs rééditions. Et l'auteure a prolongé l'histoire avec "L'Américaine" et "Et la vie reprit son cours", créant ainsi une véritable saga.

 

          Débuts de l'apocalypse

 

          L'histoire des Déracinés commence en 1921 à Vienne, ville alors insouciante et splendide ; ville d'art et de culture avec ses salles de concerts, ses théâtres, ses musées, ses cafés. Ville où la jeunesse intellectuelle mène une vie sans soucis.  

          Le récit va se développer autour de deux familles que l'auteure suivra jusqu'en 1961 : Les Rosenheck, d'origine hongroise, implantés à Vienne depuis 1850. Josef, le père a hérité de l'imprimerie familiale, la mère est au foyer, le fils Wilhelm vient d'annoncer à son père qu'il ne reprendra pas le flambeau et veut devenir journaliste ; et Myriam est étudiante. Et puis les Kahn, d'origine russe, médecins de père en fils, vivant à Vienne depuis cinq générations. Le père est un chirurgien réputé, la mère une musicienne de grand talent et Almah qui appartient à cette jeunesse blasée et riche, a décidé de déroger à la tradition et devenir dentiste. 

          La décennie s'écoule dans l'insouciance, malgré des rumeurs qui commencent à se répandre. Mais auxquelles personne n'attache d'importance. L'auteure en vient à la rencontre en 1932 de Wilhelm et Almah, A leur coup de foudre. A leur mariage, malgré la différence sociale entre les deux familles, dont personne ne se soucie. Et malgré la situation politique délétère, un mariage en grande pompe.  Un mariage d'amour, véritable osmose entre deux êtres à qui tout semble sourire, d'autant qu'un petit Frédérick naît de leur union.

          Hélas, en 1933, en Allemagne, Hindenburg nomme Hitler au poste de chancelier. Celui-ci dissout le Reich, suspend les droits inscrits dans la constitution de la République de Weimar. C'est le début du IIIe Reich. Parallèlement à ce qui se passe en Allemagne, des chemises brunes envahissent l'Autriche, des magasins sont pillés, des Juifs maltraités. Myriam épouse Aaron, mais les temps ont changé, leur mariage civil se fait sans cérémonie. Peu après, dans la rue où ils ont voulu défendre un vieillard molesté, ils sont à leur tour battus, Myriam se fait traiter de "sale truie". Tous deux décident de quitter l'Autriche et d'aller vivre à New-York où ils ont de la famille. 

          Arrive 1938. "L'histoire s'emball(e) comme un cheval fou… Les nazis gagn(ent) chaque jour du terrain. Comme beaucoup, Wilhelm s'illusionne en voulant croire que les Autrichiens (sont) derrière leur chancelier". Or, nombre d'entre eux ont déjà rejoint le camp nazi ! Un plébiscite organisé par Hitler, disant "Es-tu d'accord avec la réunification de l'Autriche avec le Reich allemand" obtient 99,75% en faveur de l'annexion. 

          Malgré les supplications de Myriam de venir la rejoindre aux USA, malgré les brimades (Almah ne peut plus travailler qu'une demi-journée et Wilhelm est renvoyé de son journal), Wilhelm et Almah ne parviennent pas à se décider à abandonner leurs parents bien décidés à rester. Mais, rentrée d'une promenade terrifiante, Almah fait une fausse couche Et le suicide de ses parents incapables d'accepter la situation, les met au pied du mur. Ils vont s'exiler. Vu les persécutions administratives, ils sollicitent un ami d'Almah pour qu'il intervienne auprès de l'ambassade. En 1939, il leur procure des visas pour les USA.

 

          Errance

 

          Commence alors la longue marche vers l'exil. Le passage obligé par la Suisse, où ils vont pendant une longue année attendre dans un camp, le droit de partir vers les USA. Le New-York Herald Tribune titre : "Six cent cinquante mille exilés juifs refusés par tous à Evian". Et le Reichswart, carrément ignoble, s'amuse : "Juifs à céder à bas prix – Qui en veut ? Personne !" Ils restent donc dans ce camp suisse, jusqu'à ce qu'une association juive visite le camp et offre à ceux qui accepteront leur proposition, d'aller s'installer en République dominicaine, où le dictateur propose cent mille visas aux Juifs d'Europe. Non pas seulement des visas, mais carrément des passeports. Une jeune "république" où, au milieu de la jungle, il n'existe rien. Wilhelm et Almah acceptent, pensant qu'à l'escale de New-York, ils pourront refuser de reprendre le bateau, et entrer dans le pays. Après l'étape de Lisbonne, d'escale en escale, d'illusions en désillusions, de difficultés en impossibilités, après une traversée cauchemardesque, le bateau parvient à New-York.

          Ils tentent tout ce qu'ils peuvent pour que leur odyssée s'arrête là ! Utopie. Entre temps, les USA qui avaient d'abord accepté les émigrés juifs, ont fermé leurs frontières. De plus, leurs visas s'avèrent être des faux et sont périmés. Après des jours à tout essayer, ils sont donc obligés de repartir pour la République dominicaine. 

 

          Réinventer sa vie : Sosua

 

          Parvenus au terme de leur périple épuisant, ils découvrent une terre hostile, située hors de la zone civilisée, au milieu de nulle part, sous un soleil implacable, où ils vont devoir créer une colonie gérée comme un kibboutz, où tout est à créer, à décider en commun, imaginer, inventer le plus souvent. "RIEN, il n'y avait RIEN. C'était la prémisse fondamentale, celle à partir de laquelle allait s'inscrire (leur) nouvelle vie".  Seule, une baie de l'océan, véritable merveille géographique, "demi-cercle parfait, ombragée des vastes ramures des amandiers et des raisiniers… l'eau turquoise… un spectacle sublime et bouleversant…" leur remet du cœur au ventre ! 

          Peu à peu, grâce à la volonté, la solidarité et l'exploitation des compétences qui règne dans le groupe, la vie s'organise en ce lieu appelé Sosua : ils deviennent agriculteurs, éleveurs, bâtisseurs… Des dortoirs, des chambres pour les couples, des cuisines sortent de terre. Et une synagogue, car même pour ceux qui jusqu'alors n'étaient pas spécialement religieux, cet édifice devient un lieu de rencontre incontournable. 

          Au fil du temps, loin de toute civilisation, leurs peurs s'atténuent. Ils commencent à être fiers du travail accompli. Paradoxalement, Almah qui avait eu une vie dorée, s'accommode mieux à la situation que Wilhelm, qui se "voit comme un être falot, dépossédé de ses rêves de jeunesse et incapable de construire son avenir après tant d'espérances laminées". Au cours d'une promenade autour de la baie, Alma parvient à un village d'autochtones et noue des relations d'amitié avec une vieille femme appelée Carmela.

          Par l'intermédiaire de l'association, de plus en plus de Juifs arrivent. Des dissensions surgissent entre colons dont chacun doit faire le deuil de sa vie d'avant et apprendre la vie en communauté, tout en maintenant la cohérence de la vie familiale ; et avec des membres de l'association qui les a fait venir ; en particulier à propos des enfants dont les parents refusent de se séparer pour qu'ils soient élevés en internat comme dans un kibboutz. Alma (qui a "perdu son H lors de la remise des passeports dominicains") et quelques femmes décident de créer un jardin d'enfants. Des difficultés agraires s'avèrent insurmontables -les restes d'une ancienne bananeraie abandonnée en attestent-, la terre est mauvaise et les agriculteurs doivent bientôt abandonner la culture pour se tourner vers l'élevage.

          Entre ceux qui vivent au jour le jour, et ceux qui ont des visions d'avenir surgissent également des problèmes : ainsi ceux qui envisagent de devenir d'authentiques Dominicains commencent à apprendre l'espagnol, l'exemple en étant le couple Alma-Wilhelm, sauf qu'elle est concentrée et zélée, et lui, plutôt passif : "C'est important de maîtriser la langue du pays dans lequel on vit, indispensable même, si on veut comprendre ces gens si différents de nous et se faire aimer d'eux" -Bah ! Ici tout le monde parle allemand" –"Tu veux dire que tu n'as pas l'intention de sortir de ce ghetto ? Allons, Will je pense que tu veux rater ta chance tout simplement !" Elle est d'autant plus optimiste qu'une jeune femme récemment arrivée la suivra dans la plupart de ses innovations, et deviendra une amie chère, même si, très vite, sa vie sexuelle devient publique, au grand dam de certaines autres femmes. 

          Les travaux continuent, construction et tout venant. Et même, un jour, les femmes vont découvrir des Singer, machines à coudre, venues… d'Allemagne. Il pleut. Les moustiques sont leurs pires ennemis. De nombreux Tchèques arrivent… Les colons doivent se faire vacciner contre la variole et la typhoïde… Wilhelm crée "Le Journal de Sosua"… Tout cela se mêle, constituant le quotidien des colons… Alma donne naissance à une petite fille, Ruth, première enfant née dans le petit hôpital qu'ils ont érigé de leurs mains ! 

          Janvier 1942 : Vingt mois se sont écoulés depuis l'arrivée des premiers colons. Le système social va changer grandement ! Les colons agiront désormais en tant qu'individus, membres d'une coopérative qui commercialisera leurs productions, "le profit bénéficiant à l'ensemble du groupe. Les décisions sur le fonctionnement du village... seront prises collectivement de façon démocratique…Mais chacun des membres pourra décider de posséder sa propre ferme ou son propre commerce avec l'appui financier de l'Association…". D'où la conclusion de Wilhelm : "Ainsi, malgré toute notre bonne volonté, nous n'avions pas l'étoffe des vrais kibboutzniks. Trop individualistes. Trop égocentrés. Trop imprégnés de nos modes de vie urbains. Trop noceurs. Trop peu engagés politiquement. Trop peu religieux. Trop peu sionistes…".

          Dans le même temps, des nouvelles de la guerre en Europe leur parviennent parcimonieusement. Wilhelm qui l'admirait profondément, apprend que "L'écrivain juif Stefan Zweig et sa femme se sont suicidés dimanche à Rio de Janeiro en absorbant du poison". Sa lettre d'adieu aurait pu être la sienne ! "L'éloignement, le soleil, la mer agissaient comme une couche protectrice adoucissant les nouvelles qui nous parvenaient avec du retard. Pourtant le spectre de la guerre et des atrocités nazies planait sur la communauté. On parlait de leur volonté d'exterminer les Juifs, les homosexuels, les Tziganes et tous ceux qu'ils jugeaient indésirables". Vient le jour où il faut partager le désespoir d'une voisine dont le mari vient de se pendre en apprenant que toute sa famille avait été gazée à Auschwitz...

          Il faudra que vienne le jour de l'inauguration de "leur" ferme pour sortir Wilhelm de son marasme. Même s'il a de plus en plus de mal à s'investir dans les travaux agricoles multiples : aider une vache à mettre bas un soir où un cyclone frôle leur région ; assister à un écœurant combat de coqs où ils font connaissance d'un couple (qui entrera à leur service) ; éprouver une nostalgie intangible lorsqu'à un concert ils entendent des œuvres de Schubert ; s'occuper de l'éducation des enfants, rude mise à l'épreuve parfois ! 

          1945 : après "l'horreur de la libération des camps, le suicide d'Hitler et la capitulation sans condition du Troisième Reich, les condamnations de Nuremberg", se succèdent de tragiques nouvelles. S'ils avaient pensé "rompre les ponts entre (leur) vie d'hier et celle d'aujourd'hui, la réalité (les) rattrape". De plus, Alma qui se trouve de nouveau enceinte perd son enfant pour la seconde fois ! Le premier bébé décédé dans la colonie !

           Leur monde s'ouvre un peu, pour leur bonheur ou leur chagrin : Ils peuvent enfin rendre visite à New-York à Myriam et son mari ; quelques visites en République dominicaine "civilisée" les comblent de bonheur ; mais l'amie d'Alma et son frère décident de partir pour Israël. Malgré une correspondance suivie, l'absence est dure à supporter. D'autant que d'autres les suivent ou partent pour les Etats-Unis. Ne restent bientôt qu'une soixantaine de familles : "Sosua va-t-elle s'éteindre à petit feu ?"   

 

          Mai 1953 :"Une double question se posait, qui appelait une réponse : celle de notre identité et celle de la terre où nous allions vieillir… Nous étions toujours des apatrides, sans nationalité, échoués par hasard sur cette île en invités temporaires"… "Le moment était venu de faire un choix Nos amis nous pressaient de les rejoindre en Amérique… Mais petit à petit, l'idée avait fait son chemin : Il suffisait de remplir quelques papiers et nous aurions un nouveau passeport, une nationalité, une identité qui nous permettrait d'être les égaux des autres hommes, ceux qui appartenaient à un pays". 

          1959 : Tout est dit. Ils resteront. Même si tout n'est pas simple ! Car pour Wilhelm, le démon de midi l'entraînera dans une aventure passionnée ; et même si elle est sans lendemain, du jour où elle est découverte par Alma, leur couple n'existe plus vraiment ; elle décide de rejoindre son amie en Israël. "Une pointe d'acier se ficha dans le cœur de Wilhelm. Une émotion brute".  

          1960 : Trujillo est assassiné. D'Israël, Alma écrit à ses enfants pour leur raconter sa nouvelle vie, dont le procès d'Eichmann. Ses lettres confirmeront la vocation de Ruth qui veut devenir journaliste comme son père. 

          1961 : Alma revient auprès des siens. Mais les enfants vont bientôt voler de leurs propres ailes. Frédéric souhaite reprendre la ferme, et Ruth partir aux Etats-Unis faire des études de journalisme. Wilhelm tente le tout pour le tout pour récupérer Alma, il lui offre même un magnifique saphir, la bague qu'il aurait aimé lui offrir à Vienne, il y avait bien longtemps ! Vont-ils enfin se réconcilier ? Alma repart chez elle, réservant sa réponse. Incapable d'attendre, Wilhelm décide de la rejoindre. Mais ses phares en panne, il roule dans le noir, et bientôt pour éviter une vache sur le chemin, heurte un arbre. Malgré les soins d'Alma, il meurt cinq jours plus tard. Une foule les accompagne au cimetière. "Désormais, l'étoile d'Alma brillerait sans sa jumelle. Elle allait devoir affronter seule le défi des années à venir". 

 

          Une fresque à découvrir

 

          "Les Déracinés" est de ces livres que l'on regrette de devoir quitter ! Un roman travaillé, ciselé. Où chaque ligne respire la réalité. Où l'amour est là, à chaque phrase, présenté avec finesse, sensibilité, pudeur. Un ouvrage historique où le lecteur découvre que, s'il était au courant de l'histoire allemande, le sort des Autrichiens lui était jusque-là lointain ! La négation, l'incrédulité, la montée de la peur, l'impossibilité de quitter patrie et famille, la nostalgie et les douleurs de l'exil sont analysées avec beaucoup de sensibilité et de précision. Catherine Bardon dose perfections et imperfections, espoirs, désirs et désillusions. Les caractères sont définis avec justesse : Almah courageuse, fière, aimante, déterminée à réussir sa vie, se donner des racines ("Sans racines, nous ne sommes que des ombres"). Wilhelm plus intellectualisé et en suspens, désabusé. Le fonctionnement de cette collectivité désireuse de reconstruire sa vie, avoir un destin, bien qu'en butte à la jungle brûlante. Le mythe de l'assimilation… Tout cela fait de cet ouvrage fondé sur des faits réels, une fresque familiale et historique au souffle épique admirable, vibrante, passionnante, enthousiasmante. Dans laquelle, l'écriture, fluide et riche, fait intensément vibrer le visiteur. A lire absolument.  

Jeanine RIVAIS

Les Déracinés de CATHERINE BARDON : Les Escales, 755 pages.

1er prix du salon du premier roman de Draveil en 2018 ; Prix Wizo en 2019 ; Grand Prix du premier roman de la ville de Mennecy en 2019 ; Prix des médiathèques de Saint-Germain-en-Laye en 2019 ; Prix des lecteurs des médiathèques de Loudéac en 2019 - Lauréat festival premier roman Chambéry. Classé premier Livradois Forez Prix des lecteurs Médiathèque du Livradois Forez.