JEAN-YVES LEFEVRE, peintre

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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Jeanine Smolec-Rivais : Jean-Yves Lefèvre, quel itinéraire avez-vous suivi, pour arriver cette année à la Biennale hors-les-normes ?

            Jean-Yves Lefèvre : Il y a une vingtaine d'années que je peins. Au départ, je peignais des choses bizarres, un peu chaotiques. Puis, j'ai intégré le milieu lyonnais de la peinture grâce à Guy Dallevet qui m'a permis d'exercer mon métier de peintre dans le bas-fond de la galerie Singul'Art qui, malheureusement, va fermer. Comme j'ai la chance d'avoir un petit appartement sympathique dans lequel je peux faire un petit atelier, je me suis recroquevillé chez moi. Et je peins et dessine.

            Je présente à la Biennale de Lyon une dizaine de petits pastels très colorés. Le principe du dessin de ce pastel, est que j'achète Charlie Hebdo tous les mercredis, dont la première page est caricaturale. J'essaie de dessiner ces caricatures à ma façon, avec quelques millimètres. Les couleurs sont de moi, puisque je commence à être un peintre très coloriste, et mon travail évolue de cette façon en ce moment.

 

         J.S-R. : Tous vos tableaux parlent de l'humain.

            J-Y. L. : Effectivement, c'est très important pour moi. J'ai besoin d'humanité. Je ne sais pas si je suis un grand humain pour les autres, mais j'ai besoin d'humanité, de beaucoup d'humanité.

 

         J.S-R. : Parfois, sur certains tableaux, vos personnages sont extrêmement primaires ; c'est-à-dire que, pratiquement, ils sont encore dans l'œuf. D'autres fois, ils sont complètement exprimés, en train de danser ou de marcher, même. Quand décidez-vous que vous êtes aux origines de l'Homme ? Et quand décidez-vous, au contraire, qu'il est né et opérant ?

            J-Y. L. : Qu'entendez-vous par "dans l'œuf" ?

 

         J.S-R. : J'entends un personnage qui est, certes, complet, mais complètement entouré !

            J-Y. L. : Je ne peux pas vraiment vous le dire. Parce que, quand je commence un pastel, je me dis : "Tiens, aujourd'hui, j'ai envie de voir des couleurs, et dessiner des personnages un peu hybrides en ce sens que je me moque un peu de la bande dessinée". Enfin, je me moque, non je ne me moque pas, j'ai un très grand honneur à reconnaître les dessinateurs de bande dessinée. Je veux dire par là que, comme je ne peux pas créer personnellement un héros, cela me paraît impossible pour moi actuellement, je dessine donc des pastels. Effectivement, en moi-même, je décide de faire ci, de faire ça… 50 x 70 cm… Puis, finalement, inconsciemment je pense, je délire sur autre chose. Sur quelque chose de vivant. Sur l'imagination des femmes, généralement.

 

         J.S-R. : Vous venez de donner les dimensions de vos œuvres. Est-ce important pour vous, que toutes aient la même dimension ? Et cette dimension-là précisément ?

            J-Y. L. : Il y a en ce moment deux problèmes qui se posent, concernant la feuille : le premier, c'est qu'elle coûte très peu cher ; qu'elle est aux normes pour la vente des œuvres ; et puis qu'elle se moule avec les cadres que j'achète chez Leroy-Merlin. Comme je n'aime pas, pour des raisons financières, faire encadrer mes toiles dans un magasin spécialisé, je suis donc la piste Leroy-Merlin !

Effectivement, dans ce lieu où j'expose ici et où je dispose d'environ six mètres linéaires, je ne vois pas pourquoi je mettrais des grandes toiles ?

Il est vrai qu'à certaines époques de ma vie d'artiste, j'avais pensé réaliser des choses très grandes ; mais par manque de moyens, j'y ai renoncé.

J.S-R. : Vous m'avez dit tout à l'heure que vous peigniez la réflexion féminine ; mais vos personnages sont tous masculins ?

            J-Y. L. : Oui, pourquoi pas ?

 

         J.S-R. : Mais il pourrait y avoir une raison précise ?

            J-Y. L. : La raison, c'est que je suis un artiste homme, donc je dessine des hommes. Mais mon petit héros serait le petit lutin. Quand je dessine des choses et que je raisonne par rapport à mon art plastique, je me dis que je suis un petit lutin. Encore un de plus ! C'est un peu naïf de ma part.

 

         J.S-R. : Quand vous dites "un petit lutin", vous nous emmenez dans le monde du conte ?

            J-Y. L. : Oui. Par rapport au monde du conte, j'essaie depuis des années que je peins, d'avoir une grammaire à moi –ce qui m'est difficile actuellement- : mais j'aimerais écrire non pas des romans mais des textes poétiques. Puisqu'en ce moment, je ne peux pas le faire pour raisons intellectuelles, je progresse en faisant des pastels qui, de couleurs, me font penser à la femme, le petit lutin étant peut-être le petit héros qui me relancera dans la poésie ?

 

         J.S-R. : Vous me dites : "Pour des raisons intellectuelles, je ne peux pas écrire, donc je peins"…

            J-Y. L. : Oui, effectivement, je n'ai pas vraiment de talent littéraire, mais j'aime beaucoup la littérature, et je lis beaucoup –sur la vie des anciens peintres, des grands peintres du XXe, en France, en particulier-. J'essaie depuis des années de m'inspirer des livres que je lis. J'aime beaucoup la peinture contemporaine. Je me reconnais comme un artiste contemporain, parce que même si je ne fais pas des choses kitsch, j'essaie d'entrer dans cette catégorie.

            Quand j'essaie d'écrire, cela ne fonctionne pas. Quand j'écris des textes sensés, phrasés, très grammaticaux, il se trouve que cela ne fonctionne pas ! Je mélange tout ! Je suis un homme qui a appris la langue anglaise à l'école ; et par ce biais-là, j'écris des choses un peu psychologiques, mais le résultat ne me satisfait pas.

 

         J.S-R. : Mais, à la limite, si vous en avez l'envie, même si vous pensez que vous n'en avez pas la faculté, ces textes que vous écrivez et qui, éventuellement, ne seraient pas sensés pour quelqu'un, il n'y a aucune obligation de les montrer. Donc, pour vous, qu'est-ce qu'ils vous apportent ? Est-ce qu'ils vous soulagent ?

            J-Y. L. : La poésie ? Le dessin ou la poésie ?

 

         J.S-R. : Les deux, en fait.

            J-Y. L. : J'ai très peur de la poésie. Je trouve qu'une écriture poétique est quelque chose d'excessivement jeune, adolescent pratiquement, et très léger. Et cela me fait très peur. J'ai mon baccalauréat et sept années aux Beaux-arts de Lyon. Mais pas les grands Beaux-arts, vu que je n'ai jamais pu entrer dans une école dite "supérieure", parce que j'étais très mauvais à l'école en écriture.

         J.S-R. : Vous avez parlé à plusieurs reprises de la couleur, comme si c'était extrêmement important pour vous que vos tableaux explosent. Et, cependant, certains n'ont pratiquement que deux couleurs. L'un d'eux par exemple, n'a que du rouge et du jaune, mais en fait vous n'avez travaillé que sur les nuances de rouges, ce qui fait qu'il est presque monochrome. Qu'est-ce qui détermine qu'à un moment vous procédiez ainsi ? Ou au contraire, que vous mettiez beaucoup de couleurs.

            J-Y. L. : Je suis d'un tempérament légèrement pessimiste. Donc, à partir du moment où j'ai décidé d'être un artiste –un grand artiste- je me suis dit au départ : "Je vais faire travailler les couleurs". J'ai commencé par mettre du rouge, et puis sa couleur complémentaire le jaune. Puis, je me suis demandé pourquoi je ne ferais pas ma propre création en mettant un peu de gris ? Et puis, vice-versa, le bleu, le vert, le rose… sont des couleurs qui ne sont pas classiques. Je pense qu'on peut avoir sa propre création, parce que c'est important d'être indépendant des règles. Vous rencontrez des gens, vous avez besoin de les connaître, mais vous avez quand même besoin d'être indépendant par rapport à eux. Chacun a une mémoire à soi, chacun a une personnalité. Ce que je montre sur mes pastels, je peux dire que c'est ma propre personnalité actuelle.

 

         J.S-R. : En général, vos personnages constituent une foule ; à tout le moins sont-ils plusieurs. De sorte qu'ils remplissent pratiquement le support. Pratiquement, certains n'ont pas de fond parce que les personnages prennent toute la place.

Tout de même, certains ont un tout petit fond, mais alors il n'est pas signifiant : on ne peut pas dire si vos personnages sont contemporains ou anciens ; s'ils sont riches ou pauvres… On ne peut pas les situer temporellement, socialement, géographiquement : pourquoi ce parti-pris ?

            J-Y. L. : Quand je décide de mettre mon papier sur mon chevalet, et que je me mets au travail, je dessine et je ne sais jamais où je vais. Il y a un infini comme il y a quelque chose de fini, de cartésien, quelque chose de fantastique. Et, là, je fais un pied de nez : en disant "fantastique", je me dis que peut-être, un jour, je serai un écrivain fantastique.

Pour moi, ce papier sur lequel je vais dessiner est une fenêtre, une fenêtre sur la vie. Donc, de gauche à droite, de haut en bas, des choses éclatent. Mais effectivement, en tant que professionnel de la peinture depuis plusieurs années, j'ai constaté qu'il fallait faire quelque chose à l'intérieur qui s'extrapole, qui se mégalopole. Et autour, il y a des gens qui ont une imagination, qui rencontrent ma peinture et qui se disent que "ça parle". Je pense qu'il faut que cela parle.

 

        J.S-R. : Vous voulez dire que vous remplissez votre cadre ; et que c'est au visiteur d'imaginer le contexte ?

            J-Y. L. : Voilà. A l'interpréter. Quand on passe dans une vie, on franchit la porte, on travaille, on rentre le soir et on retrouve sa vie personnelle. Tout cela est une fenêtre sur la vie.

 

         J.S-R. : A part ceux de vos personnages dont je vous disais au début qu'ils me semblaient être dans l'œuf, presque tous son taillés au carré. Du moins, sont-ils géométriques. Tous ont de grandes bouches ouvertes : que nous disent-ils ?

            J-Y. L. : Ils nous disent tout simplement qu'ils ont envie de parler. Je vois un tableau qui s'intitule "Le Norman". On voit en haut du tableau, une sorte de tête noire. Cela m'a fait penser à ce que peut être la mini-intelligence pour les singes. Les couleurs parlent, elles ont une intelligence. Donc, ils ouvrent la bouche parce qu'ils ont envie de parler, tout simplement !

 

         J.S-R. : Le discours n'est donc pas important ? Je vous ai demandé : "Que nous disent-ils" ?

            J-Y. L. : Je ne peux pas m'en souvenir ! Mais le discours est toujours un peu le même. Le fond-même de la personne.

         J.S-R. : Vos personnages sont également toujours de face. Donc, ils nous regardent. Nous sommes à la fois les regardeurs et les regardés ?

            J-Y. L. : Voilà ! Il s'agit de dire : j'ai quelque chose à dire, il faut que je me regarde. C'est un peu mon style. Mais effectivement, je fais un peu de caricature. Par exemple, dans le tableau qui s'intitule "L'exposé" , on voit un monsieur qui marche de gauche à droite, et là, cela fonctionne. Il s'en va faire ses courses !

 

        J.S-R. : La plupart ont de grands yeux : de grands yeux ouverts sur nous, qu'ils regardent et qu'ils jugent ? Ou sur la vie en général ?

            J-Y. L. : Je n'ai pas compris !

 

         J.S-R. : Ils ont de très gros yeux. Certains ont les yeux entourés. D'autres ont des yeux semblables à ceux des humains. Nous regardent-ils ou regardent-ils le monde ?

            J-Y. L. : Je pense que, dans l'humanité, il y a deux choses : des animaux et des êtres humains. Ceux qui ont des yeux très fixes, pétillants, ce sont les animaux. Ceux qui ont des yeux humains, sont des hommes ou des femmes. Le regard compte beaucoup, il donne la directive du chemin terrestre. La première fois que vous rencontrez quelqu'un, vous lui serrez la main, et après vous le regardez dans les yeux. Si vous ne le regardez pas, c'est que vous perdez la tête.

 

ENTRETIEN REALISE A LA BIENNALE HORS-LES-NORMES DE LYON, LE 2 OCTOBRE 2011.