TOTEMS ET ESPRITS CHEZ KAREN GULDEN, sculpteur

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La forêt des esprits
La forêt des esprits

          De son enfance passée au contact de peuples amérindiens, Karen Gulden a gardé en son cœur et dans ses gênes, le sentiment d’être proche de leurs dieux tutélaires et de leurs symboles terrestres, les totems. Dès qu’elle commença à suivre son penchant pour la sculpture, ce furent eux qui imposèrent leur empreinte sur sa création, la ramenèrent aux sources de cette ancienne civilisation. Très fidèlement à l’origine puisque, en bois, en terre, en pierre, etc., ses œuvres d'inspiration inca semblaient d’authentiques totems, ou des reliquaires précieusement encloués.

          Mais dès l’apparition de son Peuple merestre réalisé à partir de bois flottés, et orné de bijoux en plumes et minuscules galets roulés par la mer, une certaine liberté naissait, emmenant le spectateur vers des êtres aux têtes démesurées sur des troncs filiformes. Puis sa Tribu arc-en-ciel proposa personnages et animaux très dépouillés, stylisés en des géométries fantaisistes, sobres et sombres sous leur chevelure ou leur crinière aux couleurs de l’arc-en-ciel. Tandis que ses chamans hopis katchinas étaient de vénérables individus, drapés de noblesse dans leurs somptueuses capes, sous leurs ornements emplumés et leurs bijoux sertis de cauris et de pierres semi-précieuses.

La forêt des esprits. Lady Wolf IV
La forêt des esprits. Lady Wolf IV

          Peut-être par instinct inhérent à tout créateur, de prendre du recul par rapport à un modèle, affirmer la singularité croissante de sa démarche, cette "différence" s’accentua : le corps chez les Lakotas de Karen Gulden, devint tronc cylindrique ou parallélépipédique et les visages se chargèrent d’expressions allogènes, tandis que tout vêtement avait disparu au profit des bijoux. Quant aux personnages de sa Famille heureuse, ils étaient, dans l’esprit de l’artiste, des chamans, affirmant dans leur isolement et leur attitude recueillie, leur incroyable force spirituelle. Littéralement "taillés à coups de serpe", puis lentement élaborés comme se dégageant de leur gangue, et enfin richement drapés de brocarts, chacun affirmait sa particularité. D’ailleurs, dans cette série, les titres de Karen Gulden ne faisaient plus redondance mais ajoutaient un sens précis à la présence hiératique de ces êtres sophistiqués ("le Don", "la Guérison"," l’Ecoute"...).

          Enfin, dans la Forêt des Esprits, dernière série présentée à ce jour, les personnages sont expurgés de toutes fioritures, simples troncs géométriques privés de membres, s’élevant roidement au-dessus de leurs socles jusqu’à la tête aux traits dépourvus de tous référents terrestres. Chacun autonome. Mais si dépouillé, si linéaire que, pour prendre toute sa puissance, il a besoin d’affirmer son instinct grégaire, n’être qu’un, dans la foule. Ainsi, le mot "Forêt"  prend-il tout son sens.

          Et, paradoxalement, alors que depuis des décennies, Karen Gulden manifeste avec la plus profonde sincérité, son attachement à cette ethnologie particulière, le fait de se libérer graphiquement des "vrais" totems, de se dégager de son obsession de leur symbolique rituelle ; d’en venir à ce dépouillement quasi-ascétique de purs "Esprits", lui a fait découvrir "son" expression. Et gagner en spiritualité.

          C’est que, à l’image des chamans doués d’une force de caractère à toute épreuve et dotés d’une sensibilité extrême, l’artiste, elle-même médium, a créé son propre rituel à partir des voix qui lui dictent les formes à adopter ; sa propre synergie qu’elle développe avec chaque nouvelle œuvre, dans l’intimité de son atelier : S’accompagnant de musiques, psalmodiant des incantations et des prières, créant dans une attitude d’amour, de sublimation et de joie, elle élabore dans une parfaite harmonie, des œuvres dont subséquemment, elle est sûre que ce sont "de bons Esprits", dont la présence est bénéfique à l’univers entier.

          Ainsi, de copies presque conformes en infléchissements progressifs vers des créations de plus en plus personnelles, tout en gardant intact l’esprit de ses influences primales ; le champ pris au fil du temps par rapport aux totems qui perpétuent la tradition alors qu’elle crée des êtres dégagés de toute connotation temporelle, sociale ou sociologique ; la facilité avec laquelle elle obéit à des forces inconnues ; cette symbiose avec l’au-delà ; le fait qu’elle sache parfois, malgré tout, revendiquer son individualité en faisant appel à sa culture plutôt qu’à son inconscient ; sa manière bien à elle de vivre la situation duelle qui la pousse à rester attachée aux valeurs du passé, et à revendiquer son appartenance à la contemporanéité ; la force et la sincérité de ses propos ; la diversité de ses techniques ; la communion irréfragable entre ses mains, son esprit, le matériau et ses fantasmes... toutes ces forces complémentaires générées ou assumées par l’artiste, sont autant de gages, pour Karen Gulden, d’une création profonde, authentique et originale.

 JEANINE RIVAIS 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 2006 ET PUBLIE DANS LA CATALOGUE PERSONNEL DE L'ARTISTE, INTITULE "LA FORET DES ESPRITS SCULPTURES DE KAREN GULDEN 2005-2006.