ALAIN LACOSTE

Entretien avec Jeanine Rivais.

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Alain Lacoste dans son atelier
Alain Lacoste dans son atelier

          Jeanine Rivais : Alain Lacoste, nous sommes dans votre atelier qui regorge de centaines d’œuvres. Que ressentez-vous au milieu de toutes ces preuves de votre travail et du chemin parcouru ?

          Alain Lacoste : Je suis un peu dépassé, je ne m’y retrouve plus. La quantité m’effare, maintenant.

 

          J.R. : Je voudrais que vous fassiez une sorte d’itinéraire de votre parcours. Car il y a toute une légende autour de votre œuvre : Vous, le fonctionnaire qui ne travailliez pas comme vous l’auriez dû ; qui découpiez les journaux au lieu de remplir vos dossiers, etc. Avant tout, la légende est-elle vraie ? Pour quelles sortes d’œuvres interrompiez-vous ainsi votre travail ? Et que sont-elles devenues?

          A.L. : La création a toujours été pour moi un exutoire. J’ai exercé de nombreuses fonctions, entre autre l’enseignement. Quand on est enseignant, on a du travail, mais il y a les jours de congés, heureusement. Je préparais mes cours, puis comme je détestais ce métier, je dessinais pour me défouler. 

J’ai continué en passant d’autres concours. Autres fonctionnariats, autres calvaires. Car la plupart du temps, on n’a pas grand-chose à faire ! Je suis plutôt actif. Aussi, lorsque je m’ennuyais, ou que le chef de service me déplaisait, j’ai pris l’habitude de dessiner. Peu à peu, cette habitude a gagné de l’importance, a commencé à déborder sur le samedi et le dimanche. Au lieu d’aller me promener, je consacrais mes week-ends à la création. Je me suis mis à faire des collages assez volumineux. Et peu à peu, j’ai été dépassé. Comme j’intègre toujours les dates dans mon « histoire », j’ai l’impression, devant mes œuvres, de défiler comme au 14 juillet ! D’autant que chaque date me remémore un moment précis de ma vie.

          J. R. : Vous avez commencé par la peinture. On ne peut pas dire la peinture classique puisque vous êtes autodidacte. Tout de même, il y a quelques ressemblances avec certains peintres connus. Ce qui, bien sûr, tient à votre culture. Et vous exclut de l’Art brut. 

          A. L. : Oui. J’ai bien conscience de ne pas appartenir à ce qui est devenu l’orthodoxie. Je connais bien l’histoire de la peinture, puisque je voulais être conservateur. Par contre, le point commun avec l’Art brut, c’est que je n’ai fréquenté aucune école d’art. Au début, je voulais faire la même chose que sur les peintures que j’admirais, sans être allé aux Beaux-Arts et sans connaître la technique. C’est ainsi que j’ai fait ces compositions que j’appelle « Mes delvautions », parce qu’elles rappellent Delvaux. 

          Ce travail était fastidieux. Je faisais comme à la Renaissance : je commençais par des dessins préparatoires, je remplissais de couleurs, l’intérieur des dessins. Et puis, j’ai arrêté l’enseignement. L’acrylique est devenu courant. C’était mieux que la gouache et toutes les peintures à l’eau. En utilisant ces nouveaux matériaux, et déposant mes restes de peinture sur un papier journal, je me suis aperçu que l’on pouvait trouver des silhouettes à l’intérieur. Ce qui m’a fait démarrer une nouvelle forme de création. J’hésitais, bien sûr, à quitter ce que je connaissais maintenant. Mais j’ai été conforté  en écoutant les gens parler, Tatin par exemple, qui m’a fait toute une fable sur mon travail : il m’a dit qu’en Amérique du Sud, un jour où il attendait un mécène, il avait placé au mur toutes ses compositions les plus élaborées. Ce monsieur arrive, et en silence fait le tour de l’atelier. Au moment où il allait sortir, Tatin lui demande ce qu’il pensait de son travail ? Et le visiteur lui répond : « J’aime mieux quand Tatin s’amuse ». Je me suis longtemps demandé pourquoi il me racontait cette anecdote ? Puis, j’ai réalisé qu’il voulait me faire comprendre qu’il était préférable de s’amuser en créant, que de s’ennuyer à faire des oeuvres classiques.

 

          J. R. : Ces premiers tableaux étaient très statiques, très calmes, non expressifs ; les femmes étant souvent de dos. Et tout à coup, vous êtes passé à une création vivante, narrative, chaque tableau proposant une anecdote. Etes-vous d’accord avec cette définition ?

          A. L. : Oui, absolument. Je le ressens encore. A mes débuts, les théoriciens de l’art répétaient sans arrêt que la pire des peintures était la peinture anecdotique. Cette idée n’a pas complètement disparu. Quand des puristes veulent critiquer un artiste, ils disent que c’est littéraire, anecdotique, etc. Pour moi, ce n’est pas du tout une insulte. Je me suis aperçu que c’est en racontant des histoires, des souvenirs de mon enfance, de mon grand-père… que ma peinture se met à me parler. Et le titre ne fait que fixer ce que raconte le tableau. En même temps, je garde le souci de la couleur, de la composition, l’un n’exclut pas l’autre. Et les peintres que je préfère dans l’histoire de la peinture, sont ceux qui racontent des histoires. Même Paul Klee qui est maintenant un grand Monsieur, procède ainsi.

          J. R. : Vous avez parlé ce matin de Konrad Lorenz, dont les écrits sont très spécifiques. Vous avez dans votre maison une énorme bibliothèque. Que lisez-vous ? Et pensez-vous que vos lectures aient influencé votre création ? 

          A. L. : Sûrement. Et plus le temps passe, plus je me sers, pour alimenter mes tableaux, de l’actualité, ou de ce que je viens de lire. Cela ne joue pas sur la forme, mais cela joue sur les thèmes.

          Je ne sais jamais à l’avance ce que je vais faire. Un jour, j’ai commencé un homme avec une oie. Automatiquement, j’ai pensé à Konrad Lorenz. Alors, j’ai intitulé le tableau Quadriptyque de Konrad Lorenz. J’aime bien cette relation entre la lecture, l’actualité et la peinture. 

          Avec le recul, je me dis qu’une bibliothèque est presque une archéologie : on y retrouve toutes les passions d’une vie. J’étais passionné de cinéma quand j’étais étudiant, j’ai une collection des « Cahiers du Cinéma ». Plus tard, ce sont les livres sur l’Art brut qui ont pris le dessus. Et je m’intéresse toujours à l’histoire. Un de mes tableaux représente un colonel de la Guerre d’Algérie, une espèce de Massu avec son revolver. J’avais une peur énorme de la torture, des horreurs de la guerre, etc. Je suis de la génération qui est allée en Algérie. Heureusement, à ce moment-là, De Gaulle avait fait arrêter cette tragédie.

 

          J. R. : Vous avez participé, voici quelques années, à une exposition des « Jardiniers de la Mémoire » de Bègles, où vous présentiez toute une série de tableaux représentant des aventuriers, le Capitaine Crochet, Barbe-Noire, etc. Est-ce à dire que vous avez lu tous ces romans d’aventure, et que vous aimez les retrouver dans vos œuvres ?

          A. L. : Cela peut venir de mes lectures, mais aussi de tout ce qui est présent dans l’imagerie populaire. J’appartiens aux gens du peuple. Monte-Cristo, les Misérables, d’autres… peuvent revenir à tout moment dans mon œuvre. 

          J. R. : Vous avez aussi, tout à l’heure, évoqué vos titres. Et vous avez dit que « le titre fixe le thème ». Est-ce à dire qu’en fait, le titre est aussi important que l’œuvre ?

          A. L. : Presque, oui. Cela m’arrête dans l’évolution de l’histoire. En effet, quand je pars de ces formes que j’ai découvertes dans la matière, la conception de l’œuvre évolue à partir d’elles. Le titre me permet d’arrêter à un moment donné, décider que je suis allé assez loin. 

          D’autre part, j’aurais aussi voulu être écrivain. Cela doit se deviner à ma bibliothèque ? J’ai toujours beaucoup aimé la poésie, la poésie vivante et accessible. J’ai pratiqué toute ma vie l’écriture dans mon atelier. Cela me permet donc de trouver facilement mes titres. C’est comme un jeu. Parfois, le temps d’arriver à mon cahier pour noter le titre, j’en ai trouvé un autre… 

          Bien sûr, cette recherche est intimement liée à tout ce qui a été important dans ma vie : mon enfance, mon éducation, mes parents… mon père qui était une force de la nature et d’une autorité incroyable. Et qui, à la suite d’un accident s’est retrouvé tétraplégique… Tout cela m’a profondément marqué, car même immobilisé, son caractère restait le même ! Il a survécu vingt ans, en continuant à tout diriger.  Le thème de l’homme dans sa charrette avec son infirmière, c’est lui ! A mesure que j’avance en âge, je me dégage peu à peu de cette influence. Mais parfois, il y a des « rechutes » : récemment j’ai écrit que j’aurais aimé être né sous X ! 

 

          J. R. : Apparemment, vous n’avez pas de descendants directs, que va devenir votre œuvre ?

          A. L. : C’est mon grand souci depuis quelque temps. J’aurais voulu créer un musée de mon vivant ; créer un lieu pour l’Art singulier dans l’Ouest, parce qu’il n’y a pas grand-chose. L’exemple de Bègles nous hante tous un peu. Mais ce village est très isolé, je n’ai pas le tempérament d’un organisateur, ni le sens du contact avec les gens. J’ai donc renoncé à cette idée. Il faudrait faire une fondation, mais je n’en ai pas envie. De sorte que par testament, j’ai donné le bâtiment et les œuvres qui sont dedans à la commune de Craon. A la seule condition qu’elles soient montrées, bien sûr. Il y a, dans cette petite ville, un intérêt pour la peinture. Reste à savoir si elle aura les finances nécessaires pour restaurer cette maison qui est un ancien grenier à sel du temps de la gabelle.

          J. R. : Parlons de vos donations. Vous avez donc envisagé l’idée d’un musée à Craon. Vous avez fait don à plusieurs musées actuellement existants d’un nombre signifiant de vos œuvres, ce qui est infiniment généreux. Mais il me semble que vous été déçu par la façon dont certains conservateurs ont reçu ces donations. Voulez-vous être plus précis ?

          A. L. : Je voudrais parler d’abord de Bègles. J’ai fait don de quatre-vingts œuvres au Musée de la Création franche. Bègles a été très important pour moi. Et Sendrey est un ami. Il m’a remercié en son temps. Mais ce que je voudrais dire, c’est que lorsque le Site de la Création franche est devenu musée municipal, je n’ai pas reçu un mot du maire, jamais on n’a parlé de la donation Lacoste. D’autres donations ont été marquées plus officiellement. Mais mes œuvres sont montrées, des expositions personnelles m’ont été organisées et je m’en réjouis.  

          Par contre, j’ai eu longtemps une correspondance avec Michel Thévoz que je continue à aimer beaucoup. Il m’a toujours encouragé. Il me disait avec beaucoup d’humour que nous étions les deux seuls fonctionnaires anarchistes de la planète… Et fraternel, contrairement aux apparences qui le font croire très froid. Je lui avais proposé et à Geneviève Roulin, de faire une donation à la Collection de l’Art brut et la Neuve Invention, puisqu’il avait déjà quelques tableaux qu’il m’avait achetés. J’avais simplement demandé que l’on envoie quelqu’un pour choisir les œuvres. C’était peu de temps avant le décès de Madame Roulin, et pas très longtemps avant le départ de Thévoz à la retraite. J’ai maintenu ma proposition auprès du nouveau conservateur, Lucienne Peiry. Plus d’un an ou deux après, elle a fini par me répondre qu’elle était intéressée. J’ai eu l’occasion de faire emporter vingt œuvres au musée, par un ami suisse. Je n’ai même pas eu un papier de réception de ces œuvres. Aucun signe pour me confirmer qu’elles étaient arrivées, même si c’est pour être entassées dans une réserve. Cette dame est injoignable au téléphone. Tout cela est bien décevant. Malgré tout, je continue, puisque j’ai fait une donation, comme je le disais tout à l’heure, à la commune de Craon, en espérant qu’elle pourra sauvegarder mon œuvre. Ce n’est pas que le souci de la postérité qui me pousse, mais le désir de témoigner pour cette mouvance de l’Art singulier. Attester que, comme le Facteur Cheval ou d’autres, j’ai le respect du travail. Je trouve lamentable de laisser tomber au fossé, une œuvre comme celle de Fernand Châtelain, alors que pendant tant d’années il a œuvré à créer ses personnages et ses animaux ! Heureusement, une restauration est entreprise actuellement.

          J.R. : Revenons à vous. Vous parlez souvent de solitude, vous dites ne pas avoir l’impression que l’on s’intéresse à vous. Ce qui est complètement faux, parce que vous êtes un véritable mythe. Quand, par exemple, Alain Arnéodo qui est un maître dans le domaine de l’Art singulier, parle de vous, il dit que vous faites partie des cinq piliers de l’Art singulier. Comment réagissez-vous, lorsque je vous parle de ce mythe dont vous semblez inconscient ?

          A. L. : Effectivement, j’en suis inconscient. Alain Arnéodo a la faculté de « regarder » les œuvres. Il a su détecter que je me sers absolument de tout, même des défauts de mon œil. C’est d’ailleurs pour cela que j’aime tant la phrase de Dubuffet : « Moins qu’on y voit, mieux qu’on y voit ». Je le ressens très souvent. 

 

          J. R. : Oui, mais ce n’est pas dans ce sens que je parlais de « mythe ». Quand Antoine Rigal vous appelle son père ; quand Louis Chabaud dit qu’il vous doit tout, parce que c’est grâce à vous qu’il a dessiné et sculpté, il est évident que vous avez été important dans la vie d’autres artistes. Quand vous montrez des œuvres des autres, des catalogues, etc. vous prouvez votre intérêt pour des œuvres extérieures à votre création. 

          A. L. : Peut-être que, n’ayant pas fait de la création mon métier, je suis plus libre que d’autres. Je suis très heureux d’avoir connu Chabaud, Rigal, puisque vous les évoquez. Souvent, les visiteurs confondent les œuvres de Rigal avec les miennes, et cela me fait très plaisir. Par contre, comme tout le monde, je rêve du grand public. Mais je constate que les médias ne se ruent pas vers moi ; que mes prix ne deviennent pas prohibitifs. Et j’ai conscience que si j’avais vingt ans aujourd’hui, avec déjà toute mon œuvre, je ne m’en sortirais pas mieux. 

          J. R. : Il faudrait donc en revenir un peu à l’histoire. Et repenser à l’époque où l’Art singulier originel était entièrement hors de tout mercantilisme, où les artistes créaient pour le plaisir, ne cherchaient pas spécialement à exposer… N’êtes-vous pas tous, en train de supprimer la marginalité de l’Art singulier en voulant exposer dans des lieux qui ne lui sont pas dévolus, en voulant vendre vos œuvres, de plus en plus cher à des collectionneurs… En somme, n’êtes-vous pas en train de mettre les pieds de l’Art singulier dans les sabots de l’art officiel ?

          A. L. : Je ne suis pas d’accord avec ces restrictions, parce que je n’ai jamais cherché  à entrer dans cette catégorie d’art. Je me suis senti très proche des écrits de Dubuffet, mais je ne réclamais pas l’étiquette. J’ai toujours pensé, contrairement à l’Art brut, que les œuvres étaient faites pour être montrées, que l’on créait non pour soi mais pour communiquer. Et que vivre de son art n’était pas mal. Quand je fais un tableau, je ne pense jamais aux débouchés qu’il peut avoir, mais une fois qu’il est fait, si j’arrive à le vendre, je ne crois pas détourner cette forme d’art. Bien sûr, si on s’obnubile sur l’idée de vente, qu’on axe tout là-dessus, il y a un risque d’influencer la création. Mais j’ai encore toutes mes illusions, presque mes idées d’adolescent où je pensais que si l’on faisait une œuvre personnelle, avec beaucoup de travail, on était automatiquement reconnu. Ce n’est pas du tout cela. Il en va d’ailleurs de même pour l’Art contemporain. Il y a une minorité de gens qui ont pris les choses en main, et dont tout dépend. Je me souviens d’une fois où j’avais fait une exposition à Changé. J’avais mis les tableaux sur le trottoir. Des gens en voiture s’arrêtaient pour me dire que cela leur plaisait. J’aime ces situations. 

          J. R. : Vous habitez dans la Mayenne, c’est-à-dire l’ouest de la France. Apparemment, il y a une véritable pépinière d’artistes singuliers. Qu’est-ce qui, selon vous, peut expliquer que cette région soit aussi fertile ?

          A. L. : Je n’en sais rien. Cette question préoccupe beaucoup de monde. Il va y avoir prochainement une exposition Reumeau dont les organisateurs seraient, paraît-il liés aux Pompiers, ce qui intrigue beaucoup. Il y a eu une sorte de filiation depuis le Douanier Rousseau, en passant par Trouillard, une sorte de clochard sublime dont la peinture est maintenant au Musée du vieux Château. Tatin a créé, dans les années 80, une véritable vie locale artistique. Il y a eu encore Reumeau, Cormier, Rigal qui est beaucoup plus jeune, Grudé, et pourquoi pas moi ? Je me pose la même question, mais je n’ai pas de réponse. Je crois que ce département est resté rural. Le type de vie y est presque le même qu’il y a deux siècles, à l’écart des grandes voies de circulation : peut-être cette situation convient-elle bien à une peinture traditionnelle qui trouve ses racines dans le travail des mains ? 

          Il y a aussi une espèce de conformisme, politique, religieux. Nous sommes, ne l’oublions pas, dans le pays des Chouans. Peut-être y a-t-il, de ce fait, une sorte résistance à la nouveauté et de révolte d’artistes anarchistes ? Il y a aussi beaucoup d’artistes bruts en Suisse, en Allemagne, dans des pays qui sont plutôt conformistes. Quand Liseron Tatin déclare, dans un débat, que la Mayenne est une région merveilleuse où on vous laisse faire ce que vous voulez, que veut-elle dire ? Bien sûr qu’on vous laisse faire. Nous ne sommes tout de même pas sous une dictature. Mais on peut dire aussi que c’est de l’indifférence ! Tatin, avec son prestige, sa manière de faire a réussi à vaincre cette indifférence. Mais au départ, son travail ne suscitait pas un intérêt passionné. 

 

          J. R. : Etant donné votre grande admiration pour Dubuffet, il me semble que de la définition originelle, vous avez totalement enlevé l’idée d’Art asilaire. Que vous vous intéressez à l’idée de création autodidacte, à partir du moment où Dubuffet a élargi sa définition. Par ailleurs, je crois que pour vous, le terme « Art brut » a remplacé celui d’« Art populaire ». Expliquez-nous votre cheminement par rapport à ces deux définitions ?

          A. L. : Je n’en sais rien. A un moment donné, j’ai moi-même été sous l’influence de neuroleptiques, et cela me rendait complètement apathique. Il m’a fallu un an pour m’en défaire. Je sais donc que cela tue la fertilité. Il n’y a plus d’Art brut au sens où l’entendait Dubuffet. Par contre, j’ai trouvé un point commun dans l’enfermement. Au moment où je l’ai été, créer était une manière de sortir du confinement. Je crois que l’art qui a disparu, c’est uniquement l’Art asilaire. D’autant qu’on a ajouté aux asiles, des ateliers où l’on « apprend à créer », ce qui est tout à fait autre chose !  

          Mais cette période de ma vie ne m’a pas « amené » à la création. Je créais bien avant. Par contre, j’ai toujours aimé l’Art populaire. Je suis tout à fait d’accord pour rattacher l’Art singulier à l’Art populaire, puisque ce dernier a existé à toutes les époques. L’art des calvaires bretons, des églises, est un art populaire. 

          J. R. : Posons donc directement la question : comment rattachez-vous votre travail à l’art des calvaires bretons ou à la statuaire romane ? 

          A. L. : J’étais d’accord avec beaucoup des théories de l’Art brut qui posaient des bases intéressantes. Mais on commence à revenir de l’idée d’un art qui « ne viendrait de rien », qui serait étranger à toute culture. Tout le monde a vu des images dans les livres, dans les dictionnaires… Moi, j’ai toujours aimé les images de l’Art roman. Pour retrouver son influence, il faut peut-être rentrer à fond dans ce que je fais.

 

          J. R. : Justement, parlons-en. Car jusqu'à présent, nous avons surtout évoqué votre environnement. Vous êtes un touche à tout. Vous passez du papier au bois, aux cailloux, etc. Comment les rattachez-vous les uns aux autres, le dessin aux silex, la peinture à la sculpture… ?

          A. L. : Je vous ai parlé du travail des mains. De l’importance de la colle. Moi qui n’aime pas la technologie moderne, je suis émerveillé des colles qui ont été créées depuis une cinquantaine d’années, qui font tenir des cailloux sur du bois, des matériaux différents entre eux. Peu importe qu’il s’agisse de volumes ou d’objets plats, je cherche des images sans savoir où je vais aller ? De toutes façons, je les « trouve » toutes faites dans un morceau de bois, sur une pierre, un journal où j’ai placé des restes de peinture… Je leur dis : « Apparaissez ! » Chacune peut finalement évoluer différemment de ce que j’ai vu au départ, en créer une deuxième… Les livres sur la Préhistoire ont été pour moi extrêmement importants. Lors d’un concours que j’ai passé, il fallait étudier un livre de Leroy Gourhan qui venait de sortir. Ce livre m’a subjugué par tout ce qu’il contenait de nouveau, l’étude des grottes, l’idée de religion qui s’y rattache… Depuis, on a développé l’idée que les hommes qui peignaient dans les cavernes, avec le peu de lumière dont ils disposaient, « voyaient » des animaux. C’étaient les plis de la paroi qui leur donnait le dos du bison. Tout cela se mêlait avec les théories de la religion chamanique. Il suffisait qu’ils soulignent d’un trait l’animal pour qu’il émerge des profondeurs de leur monde magique. Sans l’avoir voulu, c’est ce que je retrouve. Quand je fais la pénombre dans mon atelier, « je fais sortir le bison de la paroi ». 

          J. R. : Pour faire sortir ce bison, vous utilisez plusieurs procédés : soit vous découpez, sciez des silhouettes qui vont constituer les éléments de personnages que vous rapprochez ensuite ; soit vous utilisez les accidents dans la peinture, comme vous l’avez évoqué ; soit vous fixez les plis d’un chiffon qui s’est posé de façon aléatoire… Mais tout cela vous emmène toujours vers le relief. Puisque vous peignez, c’est un truisme de dire que ce sont des peintures. Mais puisque vous êtes toujours en trois dimensions, on peut penser que ce sont des sculptures. Alors, comment définissez-vous vos œuvres ?

          A. L. : Tout cela est de la technique. Il n’y a rien eu de volontaire. Je ne sais pas me servir de l’huile. Je trouve que l’eau est un médium beaucoup plus magique que l’huile, plus mobile… Pourtant, à mes débuts, je trouvais la gouache trop limitée. L’acrylique m’a rendu possible de travailler rapidement. Mais, sur du papier, en aplat, elle a moins de profondeur que l’huile ! Je me suis aperçu que si l’on met de la colle avant de mettre la peinture acrylique, celle-ci  « s’anime ». Ce qui m’a emmené vers les volumes. J’ai d’ailleurs toujours été tenté par la sculpture sur bois. J’ai longtemps sculpté ce matériau. 

 

          J. R. : Nous avons déjà légèrement abordé l’esprit de votre travail, mais je voudrais que vous l’approfondissiez. D’une façon générale, on y trouve humour, sérieux, un peu de dérision, de dénonciation (comme le tableau avec Hitler, Massu…). Mais on n’y sent jamais un fond de méchanceté. Etes-vous d’accord ? 

          A. L. : Quand vous dites que ce n’est pas méchant, j’ai envie de répondre que c’est bien dommage ! Parce qu’il y a des sujets contre lesquels j’aimerais l’être ! On m’a toujours dit que je suis un gentil, un tendre, mais je me révolte quand on me transforme en quelqu’un de monstrueux. Non pas à cause de la morale, dont je n’ai rien à faire, mais parce que c’est faux. Si j’aime Brassens au point de m’être presque identifié à lui, c’est que je suis un brave type ! En outre, il y a un autre paradoxe qui ne me rend pas forcément bon, mais qui peut être stimulant en matière artistique, c’est que je fais des oeuvres plus gaies et plus facilement lorsque j’« ai la rage » ! Ainsi, au début je trouvais que la peinture de Stani Nitkowski était « gaie », avec ses couleurs magnifiques. Et pourtant, elle effrayait tout le monde ! Et je suis persuadé que si on ne savait rien de la vie de Van Gogh, on trouverait que c’est presque une peinture idyllique, que cet homme-là était heureux de créer. 

          J. R. : Sur tous vos tableaux, les personnages s’enchaînent : le personnage dans le personnage… la plupart du temps littéralement encastrés les uns dans les autres. Pourquoi ce besoin d’une telle proximité ? D’une telle promiscuité, même. 

          A. L. : A cause de l’idée de métamorphose. 

 

          J. R. : Vous voulez dire que quand ils sont ainsi encastrés, du plus petit au plus grand, le plus petit devient le plus grand ? 

          A. L. : Depuis le début, j’ai envie de vous dire que c’est vous qui devriez m’expliquer tout cela ! Moi, je le fais, mais je ne sais pas trop pourquoi ? 

 

          J. R. : Mes questions vous disent ce que je ressens. Mais je vous demande de confirmer ou infirmer ces impressions ! 

          A. L. : Là, je confirme ! Quand il y a une tête dans un caillou, ce n’est pas forcément cette tête-là qui va « venir », mais celle qui restera à la fin, en sera forcément issue. J’ai écrit un jour que « je n’ai jamais refusé une tête ». Elles finissent donc par s’emboîter. 

 

          J. R. : Y a-t-il d’autres questions auxquelles vous auriez souhaité répondre, et que je n’ai pas posées ?

         A. L. : Non. Je crois que nous avons évoqué les principaux problèmes. Mais j’aimerais dire combien j’aime que les gens viennent chez moi. Cela prouve l’intérêt qu’ils portent à mon travail. Déjà, j’aime les voir aux vernissages, mais les recevoir chez moi me procure un vrai bonheur. 

 

          J. R. : Il y a tout de même un aspect de votre travail que j’aimerais évoquer pour terminer, c’est son côté poétique. Dans la mesure où, comme nous le disions tout à l’heure, il est très proche de l’Art populaire, son aspect anecdotique, campagnard, lui confère une saveur un peu brusque, un peu rustre, sans que ces mots aient rien de péjoratif ; une sorte de beauté jubilatoire tout à fait remarquable ! C’est ce mélange qui en fait le charme de votre oeuvre.

          A. L. : C’est la matière qui m’a amené à ce point. J’ai toujours donné une grande importance à la matière. Quand j’ai « rencontré » mon grand-père dans un caillou, je me suis dit qu’il était le caillou lui-même. La tache elle-même « devient » le personnage. Je me suis souvent dit que ce serait un exercice amusant de donner la même tache à dix artistes, et voir les personnages qu’ils en extrairaient ! Ils seraient tous différents. Il y a donc une collaboration entre l’artiste et la matière qu’il utilise. Je représente plus volontiers le monde de ma jeunesse. La nostalgie embellit tout. Et c’est plus amusant de peindre un menuisier, un électricien, un métayer corrézien avec son attelage de bœufs, ou un plombier polonais, qu’un internaute devant son ordinateur. Pour moi, en tout cas, mon grand-père serait différent si je le voyais dans une tache, de ce qu’il est, émergeant d’un caillou!

 

Entretien réalisé à La Tremblaie le 30 août 2005.