Raâk: étrange pseudonyme pour d’étranges créatures, des petits êtres que l'on croirait issus d’un monde où Raâk signifierait sculpteur ! Dans notre monde, Raâk est l’abréviation de "RAdio AKtion universelle", prénom attribué à l'artiste par son beau-père (1).

          Les sculptures de Raâk André-Pillois sont nées dans la douleur. Leur gestation a commencé en 1976, lors d’une grave crise existentielle de leur auteure : elles sont le témoignage de son intense besoin de plonger ses mains dans la glaise aqueuse ; l’heureuse compensation à ses frustrations picturales ; le résultat d'un véritable voyage initiatique et l’accompagnement logique de ses rencontres salvatrices avec les pierres de Bretagne.

          Au début, elle essaie de peindre. Elle aime peindre. Mais son refus des écoles et sa détermination de ne pas respecter les règles de la perspective, la laissent, à chaque nouvelle tentative, profondément insatisfaite. Et, un jour, il y a les pierres des grèves bretonnes...

          Errant “parmi elles qui vous mettent dans un état second”(²), l’artiste en vient distraitement à remarquer des formes anthropomorphes. Pour conjurer la douleur qui la taraude, elle commence à écrire sur ces blocs rugueux, mots, textes, poèmes... jusqu’au jour où surgit sous son pinceau, la phrase d’André Breton: "Je cherche l'or du temps”...

          C’est le début d’une nouvelle relation avec la roche, d’une période où elle a désormais la conscience très nette de l’existence de ces formes entrevues : elle y peint fébrilement, soulignant ici un “visage”, là un “corps”, ailleurs une couleur ; guidée par l’esprit du minéral, subjuguée par l’idée que sa création obéisse en fait à la volonté du galet. Osmose totale de la femme et de la matière. Complicité prolongée qui amène l'artiste à imaginer pour ses œuvres, des situations privilégiées : des milliers de photos les montrent déformées par les irisations de l'eau, dressées parmi les goémons ; isolées au milieu du sable... en tous cas liées pour toujours aux éléments qui, eux-mêmes, sont liés à la mer.

         ar eau-pierre-terre forment la Trinité grâce à laquelle Raâk André-Pillois trouve enfin son équilibre : parallèlement à son errance parmi les roches, elle travaille la terre, exclusivement dans la technique du raku, car elle est également fascinée par le feu. Depuis lors, elle traque à travers la flamme qui durcit ses créations, les scories des volcans, les mille nuances métalliques semblables à celles des émaux autour de la glaise. Des rougeoiements du feu, surgissent des personnages qu'elle appelle des “lutins". Leur aspect prouve la volonté de l'artiste de les laisser dans un état peu élaboré, établit leur parenté avec les arts primitifs, les arts singuliers peut-être, l'art brut certainement.

          Comme si leurs "manques” étaient le témoignage de ses angoisses, les petits bonshommes de Raâk André-Pillois sont tous par rapport aux critères humains bizarrement incomplets, voire "handicapés” : mains à quatre doigts ; corps siamois, troncs inexistants ; bras absents ou fusionnés avec ceux des personnages voisins ; jambes uniques, sortes de pseudopodes plutôt; comme ceux des animaux marins ; bouches-sexes; etc. Résolument androgynes, avec de grands yeux étonnés, attendrissants, une bouche ouverte sur un cri muet, ils sont si profondément les émanations de la femme artiste que leur nudité ne saurait être ni choquante, ni érotique.

          Poète, en même temps que sculpteur, Raâk André Pillois est très attentive au langage de ses lutins. Indifférente aux "anomalies” de ses petits monstres (qui, pour elle, sont tout à fait normaux !) elle veille néanmoins à ce que tous soient pourvus de deux éléments vitaux : une bouche pour crier, un pied pour parcourir le monde ! Ainsi nantis, ils savent assurément l’entraîner dans d’étranges quêtes, de folles équipées, puisque sa maison s’emplit à l'infini des traces de ses multiples talents : Comme les Océaniens leurs armes et leurs totems, elle pyrograve sur le bois ses poèmes amoureux ; baigne pour ce faire, son entourage dans les odeurs d’essences exotiques brûlées ; crée dans les matériaux les plus divers, de curieux livres avec l’intention d'enfouir à jamais dans une grotte, cette bibliothèque composée d'exemplaires uniques ; entreprend de très conviviales '‘expéditions’’, dans lesquelles elle entraîne ses amis, battant ainsi le rappel de nouveaux complices qu’elle sait persuader de partir avec elle à la recherche du Graal...

Jeanine RIVAIS

(1) Fondateur de la première association Loi 1901 de ce qu’on appelait alors T.S.F., il avait, à partir du nom de sa radio, “baptisé” tous ses adhérents.

(2) André Breton : Langue de pierres.

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 52 DE JUIN 1994 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA. 

ET DANS LE N° 12 DE DECEMBRE 1994 DE LA REVUE FEMMES ARTISTES INTERNATIONAL.

 

          Jeanine Rivais: Raâk : Racontez-nous l’origine de votre étrange prénom.

          Raâk André-Pillois : Il m'a été donné par mon beau-père : il avait en 1920, fondé la première association Loi 1901, de ce qu’à l’époque on appelait la T. S. F. Il l'avait appelée Radio Action Universelle et à tous ses adhérents il donnait un surnom formé à partir de leur prénom ou d’une partie de ce prénom. Pour le mien, il avait pris les deux premières lettres de Radio et d’Action et la fin de mon prénom Annette. Mais j’ai balayé Nett pour ne garder que Raâk comme pseudonyme.

 

          Jeanine Rivais : Dites-nous également depuis quand vous sculptez ?

          Raâk André-Pillois : Depuis 1976. Une sacrée année ! Une charnière. J’avais trente-six ans. Cette année-là, j’ai tout remis en question : ma vie, mon couple. J’envisageais de tout quitter !... Et puis, cette crise aiguë m’a fait bifurquer vers la création et je suis restée...

 

          Jeanine Rivais : Et vous avez immédiatement choisi la sculpture ?

          Raâk André-Pillois : A cette époque-là, j'avais déjà essayé de peindre. J’étais dans un tel état de tension qu’il fallait que je fasse “quelque chose"! J’avais réalisé des masques sur de grands panneaux en isorel gras mais je n’étais pas satisfaite. J’éprouvais un besoin impératif de pétrir la matière.

          Quelques mois auparavant, s’était ouvert dans le quartier, un atelier de terre, dirigé par des gens dont, heureusement, la conception de création correspondait très exactement à mon besoin : c’étaient Christiane et Jacques Tenenhaus qui sont, depuis, devenus des amis. J’ai frappé à leur porte. Mon attitude et mes questions étaient assez agressives.

          J'annonçais tout de go que je voulais ma liberté totale et encore plus ! Durant mon passage chez eux...  ils m’ont rassurée avec humour... j'ai commencé à travailler la terre et c'est devenu une sorte de folie frénétique : j'étais incapable de m’arrêter !

 

          Jeanine Rivais : Vous définissez votre œuvre par une relation à une sorte de Trinité eau-terre-pierre. Expliquez-nous votre rapport à ces trois éléments.

          Raâk André-Pillois : Dans mon signe astral, il y a l'eau et le feu. Le feu est également dans la cuisson de la terre. Le feu me passionne. Je m’intéresse aux émaux, mais seulement dans la technique du raku. Pourquoi la terre ? Mes mains rêvent d'argile, d’argile aqueuse, bien sûr ! J'éprouve également une fascination pour l'eau, une sorte d'attraction, de passion et de peur à la fois. En travaillant la terre, on peut rêver à l’infini. C'est elle qui guide les mains de l’artiste. Celui-ci n’est qu'une sorte d’exécutant mû par le désir secret de la terre...

          Mes premiers vrais contacts avec la pierre ont eu lieu en Bretagne. Ce sont les pierres qui m'ont sauvée, elles aussi ! Quand j'étais très mal, j'allais me réfugier parmi les roches ; surtout celles qui côtoyaient la mer. Elles posaient sur moi comme un baume qui m'apaisait. Avec elles, je remontais le Temps. Dans les grottes tapissées d’algues, chuchotaient des bruits étranges et féminins qui me rassérénaient. Désir de mort, désir de renaissance se bousculaient en moi... En tout cas, grâce aux rochers, je m'affranchissais provisoirement de la souffrance. Ce texte que vous avez lu: “Il n’y avait que le désert de pierres qui pouvait calmer cette souffrance atroce qui la torturait dans tous les sens", traduit très exactement cette sensation. Je me demande d'ailleurs pourquoi, quand on souffre intensément jusque dans le plus profond de ses os et de son âme, le contact avec la nature peut être à ce point apaisant ?

 

          Jeanine Rivais : Passons rapidement sur vos peintures auxquelles il manque à l’évidence la troisième dimension, et venons-en à vos sculptures où apparaît une volonté de les garder dans un état peu élaboré.

          Etes-vous d’accord pour vous situer aux franges de l’Art brut ?

          Raâk André-Pillois : Quand je peins, il y a en moi quelque chose qui refuse la perspective. Il m'est arrivé d’essayer d'en tenir compte, je m'empressais de détruire la toile ! Cependant, j'aime peindre, j’aime dessiner, la couleur m’intéresse énormément et je crois avoir des choses à exprimer dans ce domaine, mais tout se passe comme si le plat devait rester plat, et aux gens, s’ils en ont envie, d'imaginer qu'il en va autrement ! En même temps, c'est comme un refus d'école. L'obligation de tenir compte des règles, de créer des rapports dits cohérents, me semble terrifiante ! Pire que l'école de mon enfance !

          Mes sculptures sont-elles peu élaborées ? Je l'ignore. Pour moi, cet état brut est la parfaite élaboration. J'ai parfois frôlé ce qu'il est coutume d'appeler "élaboration": le résultat était tellement classique, triste à mourir que je le détruisais immédiatement le cœur battant comme si je venais de frôler un accident grave ! Ce que je cherche, ce sont les formes qui donnent un sentiment d’étrangeté. Pour cette raison, je n’aime pas les émaux traditionnels : ils rendent tout de suite une impression de terre habillée, l’assiette et la soupière ne sont pas loin. La faïence pointe son nez ! Seul, le raku m'intéresse, car on y retrouve toutes les scories des volcans, ces nuances métalliques rougeoyantes, la nature intacte, le côté sauvage qui agrippe, la matière primitive, le pouvoir de la fumée. C’est dans ce sens que je veux travailler. Cette démarche me convient parfaitement pour créer mes monstres, car il paraît que ce sont des monstres...

 

          Jeanine Rivais : Un peu, de beaux monstres, de doux monstres, mais monstres tout de même...

          Raâk André-Pillois : Pour moi, ils sont parfaits. Ils sont exactement à l'image de mes mille pulsions et si, brusquement ils prenaient vie et partaient à travers le monde, je n'y trouverais rien à redire !...

          Suis-je aux franges de l'Art brut ? Oui. absolument. Quand j’ai commencé à travailler, j'ignorais tout de ces tendances. Un jour, à l'atelier, quelqu'un a parlé d'arts sauvages, pas primitifs, ni océaniens mais le travail de fous, de gens un peu simples. J'ai tout de suite ressenti la communauté de leur démarche avec la mienne: Lausanne, la Fabuloserie, l'Aracine, les fameux cahiers de Dubuffet...J'ai trouvé là des âmes-sœurs tout en n'étant pas tout à fait dans leur monde.

 

          Jeanine Rivais : La différence pouvait-elle être la culture ?

          Raâk André-Pillois : Je ne crois pas. Quand toutes ces pulsions, je ne dis même pas ces sculptures sont sorties de moi, elles étaient tellement nécessaires qu'elles ont jailli d’elles-mêmes de ma nature profonde.

          Quand j’ai trouvé toutes ces âmes-sœurs, je n'attendais pas vraiment une aide de leur part. A cette époque, je fonçais comme une comète et même l’ahurissement inquiet de mes proches me laissait indifférente. Ce qui m'enthousiasmait, c’était de savoir que d'autres étaient dans la même situation que moi, cela me procurait une intense jubilation. D'ailleurs, la jubilation fait partie de mon univers: même à cette époque de grande souffrance, je vivais des secondes d'extase, de grande jubilation.

 

          Jeanine Rivais : A l'instar d’André Breton qui écrivait dans Langue de pierres: “Ceux (les adultes) que par extraordinaire elles retiennent, il est de règle qu’elles ne les lâchent plus... la recherche des pierres détermine le rapide passage de ceux qui s’y adonnent à un état second dont la caractéristique essentielle est l’extra-lucidité", vous avez commencé sur les grèves de Bretagne, une quête obstinée de formes anthropomorphes. Quel sens donnez-vous à cette recherche ? (On pourrait d’ailleurs parler de l’absence de hasard qui vous fait trouver des formes anthropomorphes, là où le simple promeneur ne trouverait que de vulgaires cailloux !)

         Raâk André-Pillois : Cette démarche a précédé mes sculptures. Au début, je n’ai pas “cherché” des roches. Je souffrais tellement qu’il me fallait exprimer cette souffrance: j’ai commencé à écrire sur les roches. Le nez dessus, méditant parmi elles qui vous mettent véritablement dans un état second, touchant les galets, palpant les cailloux, j’ai peu à peu vu “surgir" des visages, des nez, des bêtes, des monstres, (ce qui n'est pas péjoratif bien sûr). Un jour, j’ai écrit: “Je cherche l’or du temps”, la fameuse phrase gravée sur la tombe d’André Breton. Avec cette phrase, j’avais trouvé la clé. Je n'ai pas démarré par la connaissance des Surréalistes. Ils sont arrivés “après" pour me conforter dans ce qui me troublait; ils sont venus à mon aide.

          J'ai donc commencé à dessiner sur ces roches, à accentuer les étrangetés qui m'apparaissaient. Puis, je les ai photographiées, par désir qu’elles subsistent. Je les mettais “en situation" dans la nature, à l’endroit où ces “créations" seraient tout à fait "heureuses”. Il fallait qu'elles puissent le demeurer éternellement : j’ai aujourd'hui des milliers de photographies, des centaines de textes !

 

          Jeanine Rivais : Vous vous servez donc de la forme première de ces pierres et vous la prolongez en peignant dessus des personnages qui s’y intègrent totalement. Comment “sentez-vous” la forme et comment trouvez-vous le dessin à intégrer dessus ?

           Raâk André-Pillois : La forme m'apparaît de façon très évidente. C’est le galet qui “veut”. Il m’est arrivé, sans succès, de chercher à le “contrarier”. J’ai toujours dû m’incliner et dessiner ce qui, en fait, était inscrit sur lui, respecter sa forme, ses veines, sa personnalité. Je ne peux mettre n’importe quelle couleur, je dois tenir compte de sa couleur d’origine, et il est impensable de cacher totalement la roche : je dois la laisser apparaître, me contenter de mettre dessus un peu de peinture ou quelques traits. Son œil naturel doit toujours être aux aguets.

          Par ce travail, je rejoins la peinture. Les volumes, les formes me satisfont : elles font la liaison avec le travail de la terre.

 

          Jeanine Rivais : Vous venez de le dire: vous éprouvez après ce travail de peinture intégrée à la roche, le besoin de photographier ces créations dans l'eau, au milieu des goémons, etc. C’est-à-dire tout ce qui touche à la vie de la mer. A ce moment-là, jouez-vous sur les mots mer-mère ?

          Raâk André-Pillois : Pas que je sache, mais peut- être un psychanalyste ou autre décortiqueur trouveraient-ils une relation ?

 

          Jeanine Rivais : Dans ce cas, quelle est votre approche de ce travail à travers l'eau ?

          Raâk André-Pillois : J'ai été, par hasard, tentée de voir ce que cela donnerait ! Au cours de mes essais, sont apparues des choses étonnantes qui n'étaient pas de mon fait. Je pense en particulier à une photo d'huîtres sauvages qui me servait de palette : à travers l'eau et le coup de vague, l'irisation des coquilles et la peinture diluée ont donné le résultat que vous voyez là.

 

          Jeanine Rivais : On se croirait dans "l'œil du cyclone" ?

          Raâk André-Pillois : En effet. Et seul le hasard est intervenu !

 

          Jeanine Rivais : Passons à vos œuvres de terre. Physiquement, tous vos personnages sont incomplets, bizarrement "handicapés". Pouvez-vous nous expliquer la signification de leurs “anomalies”: par exemple le fait que beaucoup n'ont que quatre doigts.

          Raâk André-Pillois : La réponse la plus courte et qui, pour moi, serait la bonne, est qu’ils sont très normaux. Complets par rapport à quoi ? Pourquoi auraient-ils besoin d'être complets ? Ils sont tous capables de se déplacer, de vivre leur vie... Si je me mets à les observer comme vous le suggérez, il est exact qu'il leur manque des parties du corps, mais ils possèdent l'indispensable pour bouger, manger, penser...

 

          Jeanine Rivais : En effet, quoiqu'il leur manque, ils ont tous une tête...

          Raâk André-Pillois : Une tête et un pied. Ils peuvent ainsi courir le monde. Ils ont aussi des bouches qui leur permettent de hurler !

 

          Jeanine Rivais : D'autres, à la manière des escargots, sont installés sur des sortes de pseudopodes !

          Raâk André-Pillois : Vous rejoignez ce que nous venons de dire. Un pied suffit. Regardez les animaux marins, beaucoup sont ainsi. Nous en revenons à ma fascination pour la mer et son monde fabuleux. Il existe des sortes de nautiles âgés de millions d'années qui. avec leur unique pied, procèdent par bonds ! 

 

          Jeanine Rivais : Vos personnages à un seul pied seraient, en somme, apparentés aux sirènes ?

          Raâk André-Pillois : En effet. Mélusine est peut-être, sortie du tréfonds de la mer ? Et je l'aime infiniment. J’ai également une passion pour la licorne. Pendant très longtemps, j'ai eu la sensation d'être accompagnée par une licorne : c'est une présence tendre, affectueuse, à la fois triste et gaie. On raconte (n’oublions pas l'aspect androgyne de la licorne) que Noé a refusé de la laisser entrer dans son arche. Elle a dû nager longtemps ; elle a fini par être sauvée, et elle court toujours le monde.

 

          Jeanine Rivais : Revenons aux corps de vos personnages qui, précisément, sont très souvent androgynes.

          Raâk André-Pillois : Vous avez raison. Peut-être cela vient-il du fait que je sois une fausse jumelle. J'ai un frère jumeau, un être totalement dénué de gentillesse. J'ai toujours souffert de n’avoir pas avec lui la moindre relation. J’ai en moi une nostalgie terrible à cause de cette absence d’harmonie. Beaucoup de philosophes ont écrit sur les problèmes des jumeaux. Et je suis hantée par l'androgynie ; j’éprouve une nostalgie de l’âme-sœur, de l'amour fou absolu ; c’est très complexe et terriblement dangereux. Mes monstres, eux, ont quelque chance de trouver ce à quoi tout être aspire: rencontrer son semblable ou son complémentaire. Cela rejoint-il ma quête de Dieu ? Trouverai-je de ce côté là la solution à ma recherche ? L'autre jour, j'ai entendu sur France-Culture cette phrase fascinante: "L'art est la nostalgie de Dieu..."

 

          Jeanine Rivais : Avez-vous un nom pour désigner ces étranges personnages que j’appellerai des "lutins” (et peut-être frôlons-nous Mélusine?) à qui il manque donc toujours une partie de leur anatomie : tête-pied sans corps, corps-pied sans cerveau, bouche-sexe, etc.

          Raâk André-Pillois : Ce sont des émanations de moi !

 

          Jeanine Rivais : Leurs manques correspondent-ils alors à des manques précis en vous ?

          Raâk André-Pillois : Bien sûr: le besoin de trouver mon alter ego, une recherche intense, désespérée, difficile à vivre, de l’amour fou. Chaque fois que je prends violemment conscience de ces manques, je me retrouve totalement brisée. Je sais que je ne trouverai pas l'Amour que je cherche dans l'Humain, puisque personne ne l’a trouvé sauf ceux qui ont la foi ! Je ne peux pas les suivre dans cette voie... J'éprouve la sensation aiguë de devoir résister, ne pas occulter ma pensée critique et mes questions violentes, ne pas "adhérer" sous peine de me tromper une fois de plus !

 

          Jeanine Rivais : Vos personnages sont souvent très sexués, sans pour autant être érotiques. Comment réussissez-vous ce tour de force ?

          Raâk André-Pillois: Qu'ils soient sexués, oui ! Qu'ils aient des pulsions, oui ! Qu'ils ne soient pas érotiques, je l’ignorais et j'ignorais qu'on pouvait réagir ainsi vis-à-vis d’eux ! Je suis piégée !

 

          Jeanine Rivais : J'enfonce donc le clou et je dis : s’il vous arrive de placer un couple “en situation érotique”, il est évident qu'ils ont “un problème”. Pourquoi les placez- vous ainsi en situation d’échec ?

          Raâk André-Pillois: C'est que je suis moi-même en situation d'échec. Certes, dans le domaine amoureux, j’ai connu tout ce que l’érotisme peut apporter de mieux à l'humain. Mais j’espère toujours plus ! Et je sais par expérience que les moments les plus intenses avec un autre être tournent court ! Vous voulez les croire éternels, mais au fond de vous-même, vous savez qu’ils auront une fin, que la boucle sera bouclée. Ce n’est donc pas non plus au niveau de l'érotisme que j'atteindrai ce à quoi j’aspire. Ce n'est pas la sexualité, cette fusion étonnante de deux êtres, qui me mènera là où je veux aller ! Ce qui est en moi et me hante tout le temps, c’est cette recherche d'absolu ! Dans son livre "A rebours", Huysmans exprime cela admirablement par la voix de son amante ventriloque: “... son idéal inassouvi, son besoin d’échapper à l’humble réalité de l’existence, à franchir les confins de la pensée, à tâtonner sans jamais arriver à une certitude dans les brumes des au-delà de l’art…". J’ai tracé cette phrase sur les murs de mon atelier.

 

          Jeanine Rivais : Le travail sur le matériau brut : là encore vous citez Breton et un rêve qu'il raconte: “Le dos de ce livre était constitué par un gnome de bois dont la barbe blanche, taillée à l’assyrienne, descendait jusqu'aux pieds. L'épaisseur de la statuette était normale et n'empêchait en rien cependant de tourner les pages du livre qui étaient de grosse laine noire... Il serait relativement facile de le reconstituer...”. Vous réalisez ce livre et vous créez des exemplaires uniques de livres en terre cuite, en tronc d'arbre, en tissu etc. Pourquoi ce travail vous est-il indispensable ?

          Raâk André-Pillois : Bizarrement, le livre bouclait ma démarche. Après avoir écrit sur les roches, créer des lieux de “pierres écrites" où se côtoyaient Néruda, Breton, Guillevic... sortes de livres-pierres que les vagues effaçaient, demeurait en moi le besoin de réunir poésie, écriture, sculpture, nature, de résumer le monde entier entre mes mains: je l’ai réalisé par le livre avec les formes, les matières existantes, divers personnages, même le Dieu Uli, mi-homme, mi-femme (là encore l'androgynie). Breton possédait cette statue et avait écrit sur elle un texte très drôle. J’ai réalisé un livre en terre intitulé Uli. Mon rêve est de créer une bibliothèque constituée d’exemplaires uniques et d’enfermer le tout dans un grotte où on ne les verrait plus : l’éternité offerte, la recherche du Graal !

 

          Jeanine Rivais : Revenons sur terre ! Vous regrettez que la pyrogravure soit un genre trop ignoré. Pourquoi ? Et vous vous servez de ce procédé pour incruster vos poèmes dans les matériaux bruts dont nous avons parlé plus haut. Que vous apporte la pyrogravure ?

          Raâk André-Pillois : Elle brûle le bois : le feu réapparaît. Les Océaniens, les Africains ont utilisé la pyrogravure (avec des pointes de fer ou des cailloux rougis) pour décorer des boucliers, des totems… Cette technique remonte à la nuit des temps. Mais l'homme moderne l'a récupérée pour faire des horreurs pour touristes : l'art de tout abêtir, banaliser, médiocriser ! Ecrire avec le feu m'intéresse (comme le raku où l’on peint avec le feu). Brûler un bois en allant du roux pâle au roux très noir, obtenir toutes sortes de camaïeux extraordinaires, baigner ma maison dans les odeurs de la forêt, si différentes suivant les essences ! C’est une technique primitive, belle, lente, apaisante qui recrée une sorte de rythme lent, un bonheur perdu, et qui par ailleurs, cohabite très bien avec la peinture.

 

          Jeanine Rivais : Et vous êtes poète : qu'exprimez-vous dans votre poésie ? Et de quels poètes vous sentez-vous proche ?

          Raâk André-Pillois : Guillevic, forcément. Sa poésie répondait à mon tumulte intérieur. Kenneth White, Tristan Corbière, Werner Lambersy le Belge et sa femme Patricia, bien d’autres… J’exprime ma recherche, ma remontée dans le temps. J'ai écrit également des poèmes érotiques: le sont-ils vraiment ? Amoureux, plutôt ! Et puis je parle de ma recherche d'absolu. J’ai fait un bilan dans "L'arbre poignardé" : l'arbre parle et cohabite avec l’Humain, dans les villes où il est enchaîné : Soliloque et constat.

 

          Jeanine Rivais: Je reviens donc sur la définition que j’ai donnée de vous dans le titre. Vous êtes peintre (pas trop, je crois), sculpteur, graveur, poète, relieur. Comment tout cela s'enchaîne-t-il dans votre vie, et cohabite-t-il pour constituer votre univers ? 

          Raâk André-Pillois : Comme je mène tout cela de front, j'avance très lentement...

 

          Jeanine Rivais : “Hâte-toi lentement”, diraient vos pseudopodes !

          Raâk André-Pillois : Oui, en effet! J'ai un besoin absolu de toutes ces activités. Je ne pourrais vivre sans l’une d’elles. J'en rajouterai même certainement au fil du temps ! Il me les faut toutes pour tenir debout, sinon je m’effondre comme une soie !

 

          Jeanine Rivais : Dans votre esprit, l’une est-elle plus importante que l'autre ? L’une conditionne-t-elle les autres ? Etes-vous plus poète que sculpteur ? Plus sculpteur que relieur ?...

          Raâk André-Pillois : Je crois être plutôt sculpteur quoique... Mais j'éprouve également l’envie incessante d’entreprendre des expéditions. Toujours cette recherche du Graal ! Je bats le rappel de tous mes amis pour partir “à l’assaut du monde”. Je me réjouis par avance du bonheur de celui qui, le premier, découvrira le Graal ;  car, pour moi, l’amitié est primordiale ! J’ai autant besoin autour de moi de mes amis que de mes personnages.

 

             Jeanine Rivais : Reconstituer votre Arche de Raâk ?

          Raâk André-Pillois : C’est exactement cela. C’est pourquoi exposer m’est une cause de tourments. Je me trouve si sécurisée au milieu de mes personnages ! Ils ont besoin les uns des autres. Au fond de moi, je ne vois pas la nécessité de les sortir, mais quand  je les vois "dehors”, je les entends hurler de détresse, car ils ne sont plus au milieu de leurs semblables. Je peux encore les troquer, mais je suis incapable de les vendre : on ne vend pas ses tripes, ses pulsions, son enfant ! 

 

CET ENTRETIEN A ETE PUBLIE DANS LE N° 289 DE JUIN 1993 DES CAHIERS DE LA PEINTURE,

DANS LE N° 52 DE JUIN 1994 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA, ET DANS LE N° 12 DE DECEMBRE 1994 DE LA REVUE FEMMES ARTISTES INTERNATIONAL.