ANNIE VERNAY-NOURI

Entretien avec JEANINE RIVAIS

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          Jeanine Rivais : Vous venez d’évoquer les poupées d’autres artistes. Mais, même si l’idée de départ est la même, les vôtres ont ceci de particulier qu’elles témoignent d’une recherche esthétique très fouillée. On sent que vous avez dû longtemps chercher les matériaux dont vous allez faire la tête ; que vous vous êtes longuement attardée à trouver les tissus, etc. En fait, les vôtres sont « belles ». Elles sont terribles parce que ce sont des momies, mais ce sont de « belles momies ». Etes-vous d’accord avec cette définition ?

Annie-Vernay-Nouri : Oui, d’une certaine façon. Je cherche une esthétique dans la laideur. J’ai l’habitude de dire qu’elles ne sont surtout pas esthétiques, mais je dis aussi que je travaille sur la matière, sur les tissus… Je crois aussi que ce que je fais passer est quelque chose de moraliste. Certaines sont même très dures… 

 

J. R. : Ce qui semble paradoxal c’est que, si ce sont des momies et ce sont certainement des momies puisque leur corps est, la plupart du temps, réduit à son ossature, c’est que la chair s’est désintégrée mais le vêtement est resté. C’est-à-dire ce qui n’est pas vraiment « elles ». Ce qui est leur apparence. Le vêtement est neuf, très sophistiqué, et le corps a été détruit : comment expliquez-vous cette situation ? 

A. V-N. : J’ai toujours beaucoup de mal à parler de mon travail. J’ai du mal à répondre à votre question, parce que je pars sans idée préconçue…

 

J. R. : Il ne s’agit pas d’idée préconçue, mais de conception. Elles ressemblent beaucoup à des momies que l’on découvrirait deux mille ans après. Mais le vêtement est intact. En somme, l’être s’est détruit, mais pas le paraître.

A. V-N. : Je ne sais trop que répondre. Pourtant, à mesure que je travaille, j’ai l’impression que j’avance vers des corps de plus en plus complets. Au début, mes personnages n’avaient pas de bras. Maintenant, j’en mets. Je me dis que je parviens à un corps presque entier. De plus en plus « corporel ». 

 

J. R. : Pour vous, elles ne seraient donc pas dans une dégénérescence, elles seraient dans une naissance ?

A. V-N. : Dans une naissance, en effet, puisque je les élabore de plus en plus, comme je l’ai dit tout à l’heure. Qu’elles ont maintenant des bras. En fait, à partir d’un bâton, je conçois la tête, avec la structure, les éléments extérieurs qui lui donnent son expression. Et, à partir de là le vêtement se construit. 

 

J. R. : Comment déterminez-vous les matériaux dont vous allez vous servir puisque, apparemment, ils peuvent être d’origines assez diverses ?

A. V-N. : Au départ, je travaillais uniquement avec une pâte à modeler qui durcit ; elles avaient donc une tête très rigide. Par la suite, je n’ai utilisé ce « plastiroc » que pour durcir les autres matériaux. Et, quand j’ai décidé d’encoller aussi les vêtements, j’ai ajouté de l’argile peinte sur le tissu. A un moment, j’ai introduit le crin. En fait, je n’ai pas de ligne prédéfinie. J’entasse des tas de choses, des perles, des branches… Il n’y a pas un choix, c’est quelque chose qui s’impose à un moment. 

J’ai apporté ici une série qui sont assez proches, et que j’appelle « mes poupées de guerre», parce que je les ai commencées juste au moment où a commencé la guerre d’Irak. C’était à l’époque où l’on venait de tailler la vigne. Or, les sarments de vigne étaient presque noirs. Ils se sont donc imposés dans la composition des poupées. L’enchaînement, en fait, se fait de lui-même, et s’impose. 

 

J. R. : Pourquoi cette récurrence des nez énormes ? Est-ce pour accentuer le côté momifié en faisant ressortir l’os nasal ?… Ou pour une autre raison ?

A. V-N. : Je ne réfléchis pas, je ne théorise pas ce que je fais. Je pars d’une chose, et je continue jusqu’à la fin.

 

J. R. : Tout de même, une évidence s’impose, toutes ces poupées sont mortuaires. Vous est-il déjà venu l’idée de les faire avec des airs heureux ?

      A.V-N. : Je ne sais pas si ma mariée a l’air tellement triste ?

 

      J. R. : En fait, avant de vous rencontrer, j’avais noté : « celle-ci pourrait être une mariée,  parce qu’elle a un petit côté érotique du fait de ses seins qui pointent sous sa robe. Et elle est vêtue de blanc ». Pour autant, diriez-vous qu’elle est heureuse ?

       Finalement, quelle définition en donnez-vous ? Dites-vous « mes momies » ? J’ai envisagé également l’idée qu’elles pouvaient être des sorcières ? Ce qui m’a détournée de cette idée, c’est leur raideur, en même temps que leur préciosité et l’absence de toute violence, à plus forte raison de toute malignité. Et puis, Il est évident que la douleur est là. 

       A.V-N. : Au début, en effet, je disais « Mes sorcières ». Mais maintenant, je les appelle « mes poupées ». Je retiens surtout l’idée de poupées magiques. Je les verrais bien avec des installations de petites lumières. Une sorte de culte rendu aux morts, comme dans certaines églises de Naples. Elles me permettent en tout cas de décharger des choses douloureuses de ma vie, c’est en ce sens que je les trouve magiques.

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DE L'EXPOSITION "LE PRINTEMPS DES SINGULIERS" EN 2003, à l'ESPACE SAINT-MARTIN, 199 BIS RUE SAINT-MARTIN 75003 PARIS.