JEAN-MARC LUCE

Entretien avec JEANINE RIVAIS

********************

          Jeanine Rivais : Il est difficile de déterminer le matériau sur lequel vous travaillez ? Par contre, ce qui me semble évident dans votre travail, c’est la volonté de dire, et en même temps, une sorte de peur d’aller jusqu’au bout du dire ?

          Jean-Marc Luce : Non pas une peur, une retenue. Je préfère le silence au bruit ! Hier, peu de gens sont entrés dans mon stand ; mais ceux qui venaient s’exclamaient aussitôt : « Ah ! Voilà un contemplatif ! ». C’est une question d’approche personnelle. Moi, le vacarme ne m’intéresse pas !

 

          J.R. : Votre travail est extrêmement structuré. Vous intégrez divers éléments qui « pourraient » être décoratifs mais ne le sont pas, pour entourer telle porte qui est close… Mais ce qui est encore plus surprenant, ce sont vos personnages, présents mais composés dans des proportions inhabituelles.

          J.M. L. : Cela ne m’intéresse pas de copier le réel… Peut-être connaissez-vous l’anecdote du sculpteur qui avait attaqué un gros bloc de marbre, devant des enfants. Un mois plus tard, les enfants reviennent et voient un cheval de marbre. L’un d’eux demande au sculpteur : « Mais comment savais-tu qu’il y avait un cheval à l’intérieur du bloc de marbre ? ». C’est exactement ma démarche. Mon propos n’est pas de décrire quelque chose du monde, mais de créer le mien avec des matériaux qui sont des rebuts récupérés lors de mes promenades avec mon chien. Ce sont ces rebuts qui m’imposent leur loi. Qui m’intéressent.

 

   J.R. : Ces objets récupérés sont corrodés… Pourquoi travaillez-vous tellement à conserver cet aspect de corrosion.

  J.M. L. : Je suis réparateur d’objets d’art. Je travaille avec des techniques assez sophistiquées, sur des objets qui ont subi l’usure du temps, comme des objets primitifs. Peut-être ce goût découle-t-il de ce travail ? Mais c’est aussi tout simplement un goût pour certaines matières. Les couleurs très vives, très pétantes, cette apparence de gaieté, de délire me mettent mal à l’aise : si je pense au monde tel qu’il est, il ne ressemble pas du tout à l’image de ce qu’en donnent nombre d’artistes. 

           Je travaille beaucoup sur la lumière. Avec une lumière latérale, le travail de composition apparaît évident. Alors qu’en lumière forte, plus rien ne l’est.

 

        J.R. : Quand il semble y avoir deux personnages, diriez-vous qu’il s’agit d’un couple ? Par opposition à d’autres fois où un seul personnage apparaît

 J.M. L. : Non. Il y en a régulièrement deux qui forment en effet un couple.

 

J.R. : Mais ils sont alors en situation tout à fait fusionnelle. Et il semble que l’homomorphisme soit également récurrent dans votre œuvre ?

J.M. L. : Vous savez, j’essaie de structurer mon travail, mais je ne réfléchis pas au moment où je crée. J’essaie même de ne pas réfléchir du tout. Par contre, lorsque les formes sont trop évidentes, cela me gêne et j’interviens pour réduire la ressemblance.

 

J.R. : « Détruire l’homme… », dit-il…

J.M.L. : Non. Mais je préfère un haïku à trois cents vers de Victor Hugo ! 

 

J.R. : Ce qui nous amène à l’évidence de la sobriété dans vos œuvres.

J.M. L. : Oui, et s’il y a un non-dit chez moi, c’est bien d’aller à l’extrême de la sobriété. Avant-hier, quand je suis arrivé pour apporter mes œuvres, toutes les autres étaient déjà installées, j’ai eu l’impression d’entrer dans un cadavre fourmillant d’asticots. A cause du grouillement qui caractérise le travail de la plupart de mes collègues exposant ici.

 

J.R. : Mais dans ce cas, comment vous situez-vous par rapport aux artistes singuliers ?

J.M. L. : Peut-être dans la volonté d’être singulier parmi les Singuliers ? Les Singuliers aujourd’hui, mis à part quelques créateurs très authentiques, suivent une marque de fabrication. Les véritables authentiques se font de plus en plus rares.  Pour moi, le lien se situerait peut-être par rapport aux rebuts,  à certains types de matières…

 

J.R. : Mais dans ce cas, il ne s’agit que de la catégorie de l’Art-Récup’.

J.M. L. : La récup’ n’est pas, que je sache, une tendance majeure de l’histoire de l’art. Pourtant, on la retrouve ailleurs que dans l’Art brut ; dans le Cubisme, par exemple. Mais elle est fréquente dans ce qu’on a un peu simplement  appelé l’Art brut.

        Ce choix tient aussi à mon tempérament personnel : il se trouve que dans l’histoire de l’art, les Arts primitifs et l’Art brut sont ceux qui m’intéressent le plus. Mais j’ai une grande méfiance pour les faiseurs. J’aime beaucoup Chaissac, mais je ne comprends pas qu’il soit à Lausanne, dans le Musée de l’Art brut, puisqu’il n’avait aucune des caractéristiques de tous ces gens qui ne s’identifiaient pas comme artistes.

Je ne m’estime pas un artiste brut, mais j’ai une « affinité » avec l’Art singulier. Ce mot est idéal, en fait. D’ailleurs, comment pourrais-je m’identifier comme un artiste brut avec trente ans de création artistique à travailler tous les matériaux les plus sophistiqués ? Ce serait de ma part une escroquerie, de me prétendre tel.

         Le mot « Singulier », par contre me convient tout à fait. Comme disait Léautaud, « si au bout de trois phrases on n’a pas identifié l’auteur, ce n’est pas la peine qu’il écrive… »

Ma tentative est donc d’être singulier chez les Singuliers.

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DE L'EXPOSITION "LE PRINTEMPS DES SINGULIERS" EN 2003, à l'ESPACE SAINT-MARTIN, 199 BIS RUE SAINT-MARTIN 75003 PARIS.