LES HEURES SILENCIEUSES

DE GAËLLE JOSSE

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LA BIOGRAPHIE de Gaêlle Josse est brève : Née en 1960, elle fait des études de droit, de journalisme et de psychologie. Après quelques années passées en Nouvelle-Calédonie, elle travaille actuellement comme rédactrice pour un magazine et pour un site Internet.

Jusqu'alors, elle avait publié uniquement des recueils de poésies : "L'empreinte et le Cercle" (Encres vives) ; "Signes de passage" (Hélices/Poésie terrestre) ; "Tambours frappés à mains nues" (Prix d'édition poétique Ville de Dijon 2009) ; "Castillanes.doc : Madrid & Castille" (Encres vives) ; "Carnets du Léonardo Express" (Encres vives).

            "Les Heures silencieuses", nées d'une rencontre "avec" un tableau, intitulé "Intérieur avec femme au virginal" d'Emmanuel de Witte, est son premier roman. De cette "rencontre", elle dit : "J'ai d'abord découvert ce tableau dans un livre, et il m'a tellement intriguée que je suis allée à Rotterdam, au musée Boymans, le voir "en vrai"". Cet ouvrage a obtenu le Prix Lavinal, le Prix "Peindre en Provence", et a été finaliste du Prix Orange 2011.

LA HOLLANDE au XVIIe siècle¹ : En voie d'émancipation de l'Espagne, les Pays-Bas à l'exemple de ce pays, du Portugal et de l'Angleterre, ont commencé à développer des comptoirs au long des principales routes maritimes et terrestres où les mène la conquête de leurs colonies. Leur réussite commerciale suscite l'admiration de toute l'Europe qui baptise cette période le "Siècle d'or néerlandais". Mais aussi elle suscite la jalousie de la France de Louis XIV qui, après des décennies d'animosité, va dans le dernier quart de siècle entrer en guerre contre eux. Pourtant, longtemps avant, Richelieu avait écrit : "L'opulence des Hollandais qui, à proprement parler ne sont qu'une poignée de gens, réduits en un coin de terre où il n'y a que des eaux et des prairies, est un exemple et une preuve de l'utilité du commerce qui ne reçoit point de contestation". L'historien Christophe de Voogd rappelle également l'admiration que cette réussite a suscitée chez le philosophe allemand Hegel qui a fait du Siècle d'Or hollandais l'une des étapes de la grande marche de l'Esprit vers son accomplissement².

Les raisons de l'essor de l'économie néerlandaise tiennent avant tout à leur rôle central dans le commerce en mer Baltique. Les navires hollandais, plus petits et plus rapides que ceux de leurs concurrents, rendent leurs propriétaires plus réactifs que ces derniers.

Ajoutons qu'à cette même époque, l'exode des Huguenots de France, estimés à plus de quatre-vingt mille, réfugiés essentiellement à Rotterdam, permet à la Hollande de jouer un rôle de premier plan dans le monde de l'édition, de l'industrie du livre (libraires, imprimeurs, éditeurs, graveurs…). Plusieurs gazettes littéraires et politiques apparaissent, faisant de ce qui a été appelé "le Refuge hollandais" une plaque tournante de la culture européenne d'alors.

Et rappelons enfin que la majorité des canaux qui constituent aujourd'hui l'enchevêtrement sillonnant la Hollande, en particulier Amsterdam, ont été creusés au XVIIe siècle, favorisant les échanges intérieurs.

Nous en sommes là, à la fin de 1667, date à laquelle commence l'ouvrage de Gaëlle Josse : Magdalena Van Beyeren est la fille aînée de l'administrateur de la Compagnie des Indes de Delft. Malgré les déceptions renouvelées à la naissance de chaque enfant, chaque fois une fille, celui-ci s'est laissé conquérir par les grâces de ces petits êtres fragiles ; mais cependant, parfois "un mot, une phrase demeurée un pied en l'air, rappe(llent) avec férocité sa rancœur envers la mère, coupable de n'avoir su enfanter qu'un troupeau de juments".

Magdalena sera toujours sa préférée ; et, pendant des années, alors qu'elle n'est encore qu'une adolescente (et néanmoins très au fait de son commerce, de la vie sur ses bateaux, etc.), son père s'appuie largement sur elle pour gérer ses affaires, l'emmenant sur son bateau à Rotterdam, l'associant aux festivités des retours de navires qui, ayant parcouru le monde, rentrent au port après des mois de navigation ; lui confiant la charge de réapprovisionner les partants ; la baptisant "Mademoiselle", ou "Princesse", lorsqu'elle met à jour la supercherie d'un employé. Car elle est intelligente, d'esprit ouvert, délicate, sensible, mais rigoureuse, soucieuse d'ordre et d'économie.

D'elle, nous savons aussi qu'elle sait "lire, écrire et compter", lire le latin… "gérer tout ce qui touch(e) à la façon d'engager ou d'emprunter de l'argent ; aux risques de la mer ; à la marche des comptoirs familiaux". Bref, tout ce qui, d'ordinaire, est inculqué au garçon aîné de la famille. Mais nous apprenons aussi que, si "les histoires de marine et de négoce (lui) ont tenu lieu de contes", si ses "songes étaient peuplés de navigation; d'océans, d'îles, de cités lointaines", "la couture (lui) était un supplice ; (qu'elle ne montrait) aucune disposition pour la cuisine ou le ménage", que l'"on tolérait son épinette, encore que (sa) mère lui reprochât d'y passer trop de temps", grâce à l'intervention indulgente de son père qui lui permettait d'y consacrer de longues heures.

 

Cependant, une très forte déception va gravement alourdir le moral de Magdalena : Malgré sa certitude que son père et elle représentent "l'un pour l'autre l'univers tout entier" ; et bien qu'il lui permette d'épouser le jeune homme dont elle est tombée éperdument amoureuse, Pieter Van Beyeren, capitaine en second sur un de ses bateaux, lorsque le père décide de se retirer des affaires, c'est à l'époux qu'il confie la succession de la charge commerciale ; car le rôle des femmes est de procréer et tenir leur maison. Et, même si elle est fière de sa situation familiale et sociale, même si elle peut écrire "Cette prospérité qui est celle de notre république, est notre fierté. Nous sommes les commerçants les plus puissants en ce monde", ce "nous" ne saurait cacher le regret de n'en pas faire partie. Car les années ont passé depuis son mariage. Aujourd'hui, Magdalena est "au bord de la vieillesse" : elle a 36 ans. Elle a apparemment tout pour être heureuse : de beaux enfants, un mari aimant qui se préoccupe de ses opinions, une position sociale enviable. Mais la blessure demeure, elle souffre d'être contrainte à une vie casanière, passée à ne gérer que les problèmes inhérents à la maison. Comme autrefois, son seul plaisir est de jouer de son virginal.

 

            C'est dans ces conditions morales qu'elle décide de tenir désormais un journal, et bravant ainsi sa solitude, de lui confier ses pensées les plus personnelles et intimes. Intime, ce journal l'est pleinement, car si, "discrète voire secrète", Magdalena n'a "pas de goût pour les confidences que s'échangent les femmes entre elles", elle dépose sans honte, entre ses pages, en des directions inattendues, sans suivre un déroulement au jour le jour, le trop-plein de ses joies, ses amertumes, ses craintes, ses remords, ses rêves… l'ambiguïté de ses relations amicales et familiales, ses grandes nostalgies d'aventure, ses désirs parfois coupables… "On les trouvera à (sa) mort, ou ils demeureront ignorés de tous, cela (lui) importe peu".

 

            En quelques courtes journées allant du 12 novembre au 16 décembre 1667, le lecteur apprend tout ce qui la concerne.

Entre autres, confirmation de l'aisance matérielle dans laquelle vit cette famille bourgeoise, Magdalena a fait faire, par Monsieur de Witte, son portrait³ qui a coûté cent florins à son mari. Elle a pu hésiter entre deux artistes également fameux par leur talent, "Messieurs" Vermeer et De Witte. Mais elle explique très clairement les raisons de son choix : "Je n'aurais pas voulu être montrée comme Rebecca Beekman, l'épouse d'Abraham Beekman, le banquier de la Donkestraat, qui vient d'être peinte par M. Vermeer. On la voit affairée à peser de l'or et des perles, grosse de son huitième enfant. C'est son ventre que l'on remarque tout d'abord, on oublie presque son visage.

Un détail étrange m'a frappée. Son regard est tourné vers la balance, mais si l'on regarde bien la scène, on s'aperçoit qu'il n'y a rien sur les plateaux, et on ne sait ce que Rebecca regarde ainsi.

C'est un bel ouvrage, je le reconnais, le peintre a donné une grande douceur à son visage exténué par toutes ses grossesses. Il s'entend comme nul autre à peindre les étoffes, mais ce tableau me trouble, avec cette balance vide, cette main en suspens. Quelle est cette invisible marchandise ? Air, souffle, vent ? Il y a là un mystère, j'aimerais savoir lequel".

 

Forts du choix raisonné de Magdalena, il nous faut maintenant étudier ce tableau né du pinceau d'Emmanuel de Witte, et dont nous avons déjà dit qu'il était à l'origine de ce livre : il est le parfait reflet du cadre de vie de Magdalena, car chaque détail est prétexte à développer un aspect de son quotidien. D'emblée, le regard se porte sur le couloir central, large, qui offre une perspective sur la profondeur de la maison, et confirme qu'elle est à la fois austère et cossue. Magdalena disserte longuement sur son goût pour "la lumière du soleil montant, celle des promesses du jour, que j'ai voulue pour ce tableau… Les eaux de l'Oude Delft sont bleues de gel… et les tilleuls ne sont aujourd'hui que bois sombre et nu… J'aime leur reflet dans le miroir de Venise où l'écho de nos silhouettes se perd dans les dorures". Il y a donc là un paradoxe car, si ce tableau présente en effet quelques nuances mordorées sur le miroir évoqué, sur les lustres, sur sa coiffe, sur les plages du sol carrelé augmentant d'ailleurs l'impression de vastitude de celui-ci, l'ensemble est sombre, peint dans la lumière incertaine des hivers septentrionaux.

Au premier plan, à gauche du couloir, dans une alcôve, on aperçoit le mari de Magdalena, "scène des heures heureuses et des années où (la) maison était moins riche et plus gaie. (Où) Pieter aimait (l')entendre jouer de l'épinette en demeurant dans la tiédeur des draps avant de s'habiller" ; époque où il lui affirmait : "la journée sera belle, mon amie, car vous avez joué pour moi".

Au fond du couloir, une servante lave le sol. (Magdalena parlera d'elle, dans quelques journées, pour dire qu'elle lui est très attachée, car elle est courageuse, bien que lourdement handicapée. Et pour regretter que Catherine, sa fille aînée en ait fait son souffre-douleur).

A droite, Magdalena joue sur son virginal qu'elle préfère, dit-elle, "au grand clavecin du salon de musique, avec son double clavier, sa sonorité généreuse et ses bois précieux", car elle est "accoutumée aux défauts de (son) épinette et (ses) doigts y trouvent seuls leur place".

Elle est donc le personnage principal de ce tableau qui présente –hormis quelques détails sur lesquels elle s'attarde avec regret mais indulgence- avec une grande fidélité du peintre, "cette chambre où la vie (lui) parut si douce avant de s'assombrir", qu'elle a "souhaité être peinte, à ces heures où un soleil pâle vient tiédir le sol et y tracer d'insaisissables figures de géométrie".

 

            Dans ces conditions, pourquoi a-t-elle tenu à "figurer de dos sur ce tableau" ? Il semble d'ailleurs que "cette étrange requête" ait surpris son mari ! Mais, "il y a finalement consenti" : Puisque son épée, ses meubles, figurent là, "le reste n'est que bizarrerie sans conséquence". La jeune femme ne donne qu'une explication, que nous expliciterons plus bas, sous la forme d'une interrogation : "De ne plus être désirée, ai-je encore un visage ?".

Mais un tableau est toujours un lieu d'identité ; et les philosophes ont longuement épilogué sur le dos symbole de passivité, de soumission propres à la femme. Certes, Magdalena n'a jamais été passive ; elle a souvent eu des regrets de n'avoir pu être considérée à l'égal d'un homme ; mais il lui a fallu se soumettre aux mœurs de son époque qui l'ont coupée du monde vaste, et riche de découvertes. Malheureuse de la décision de son mari, il semble qu'à ce qui est, alors, pour une femme, l'entrée dans la vieillesse, son esprit soit hanté par la décrépitude et la mort et l'idée de devenir poussière ! Que cette décision de se présenter de dos soit sa volonté d'exprimer son ultime chagrin, son ultime angoisse ! Subséquemment, que cette allée centrale marque la coupure entre deux univers : celui de son mari à la fois présent et absent derrière les draperies du lit ; un monde de bruit, d'agitation, de violence peut-être, de risques sans doute symbolisés par l'épée posée sur le fauteuil ; et elle-même, personnage à la fois dévoilé et dissimulé dans le sien, dans le contraste d'ombre et de lumière de cet intérieur hollandais. Son monde fait de silence, presque un huis clos, où seule sa musique est synonyme de paix et d'harmonie, de plaisir même solitaire. Ce tableau justifie à la perfection le titre du livre : "Les heures silencieuses", à prendre au propre et au figuré.

Il a, néanmoins, apporté du bonheur à Magdalena qui affirme : "J'ai choisi d'être peinte dans notre chambre", "Ce tableau me rappelle des heures heureuses", "Je reconnais à M. De Witte un vrai talent, et cette peinture me plaît".

 

Par contre, après s'être longuement attardée sur "son" tableau, Magdalena évoque brièvement, et avec un rien de condescendance, celui de son mari, (non représenté ici), réalisé par Johan de Voogd, "peintre apprécié des guildes et des corporations". Sur lequel sont entassés tous les signes extérieurs de richesse de Pieter : la mer (dont elle admet qu'elle puisse lui manquer), des cartes marines et des bibelots précieux, rappels que leur maison envoie ses navires de tous côtés, en particulier en Orient, d'où ils rapportent les marchandises qui l'ont enrichie.

 

Au fil des autres pages, le lecteur connaîtra mieux, par cette femme enfermée dans son minuscule cercle familial mais à l'esprit large et vagabond, les conditions de vie de ce pays "étranglé dans ses polders marécageux". Un pays avide de découverte et de liberté, mais englué dans son goût des traditions.

Elle revient, bien sûr, sur le fait que les femmes ne puissent hériter des commerces et négoces de leurs pères. Subséquemment, elle s'interroge sur les droits tellement minimes des femmes par rapport à ceux des hommes. Elle soliloque sur le fait que, frustrée par cette situation dont elle a été victime, et bien qu'elle ne soit pas d'un caractère passif, elle n'ait jamais été capable d'aller jusqu'à la contestation ouverte. Son plaisir, sa fierté étant l'influence qu'elle peut avoir sur les décisions de son mari : ainsi écrit-elle quelques belles pages sur l'incohérence d'un gouvernement qui "interdit l'esclavage sur ses propres terres (ce qui la réjouit) et le "permet ailleurs" et sur le fait d'avoir persuadé son époux de "ne point retenter l'aventure du commerce des hommes". Ces réflexions lui sont venues à la suite du naufrage d'un de leurs navires, mal géré par un intendant qui, soucieux de s'enrichir, est parti "avec ses cales chargées (d'esclaves) au-delà du raisonnable" et, pris dans une tempête, a péri corps et biens au large de l'Afrique. Ce qui l'entraîne également à réfléchir sur la grande misère des veuves de marins, et de leurs familles privées de tous subsides.

Magdalena parle longuement du commerce familial, certes, mais aussi national, voire international, faisant de son journal une sorte d'étude de mœurs, de reportage ethno-commercialo-sociologique : la compagnie que dirige son mari s'est enrichie du commerce des porcelaines tellement fines que l'Occident ne sait les réaliser. Mais elle s'inquiète du manque de fiabilité de leurs correspondants en Extrême-Orient, "passés maîtres dans l'art de retarder leurs livraisons… pendant d'interminables semaines"… et dans celui d'"attiser les convoitises et entretenir la concurrence entre les bateaux venus des Provinces-Unies, de France ou d'Angleterre…". De ce fait, elle a pensé à un nouveau commerce qui n'est pas encore développé, celui du thé qui "est une denrée précieuse, dont les médecins disent beaucoup de bien ; elle guérit de nombreux maux, semble-t-il". Elle s'intéresse aux découvertes (de nouvelles variétés de tulipes) ; aux traités signés entre les Pays-Bas et des négociants français ; etc.

Elle revient également sur le souci masculin d'assurer une descendance : Elle en arrive alors à des sujets plus personnels, sur le nombre effrayant de grossesses avortées et de mortalités infantiles en cette époque d'obscurantisme médical ; son chagrin le plus intime, touchant sa sœur Judith qui, bréhaigne, ne peut donner d'enfants à son mari. Souvent, elle pense à ses propres enfants mort-nés ; puis à ceux bien vivants qui font à la fois son bonheur et son souci.

Et cela l'amène à sa plus grande douleur, déjà évoquée, mais enfin formulée : la décision prise par son mari, après qu'elle ait failli mourir en couches, après que la "sage-femme (l'ait) crue perdue et (la) pressait de prier avec elle, au lieu de songer à changer (ses) linges empoissés de sang noir" : "Je viens vous dire", lui a-t-il annoncé voici quelques semaines, "la décision que j'ai prise. Nous ne nous connaîtrons plus comme mari et femme… Une autre grossesse vous serait fatale… Aussi ai-je décidé de ne plus entrer dans cette chambre qui demeurera la vôtre". Ainsi, à 36 ans, se retrouve-t-elle solitaire comme jamais, en proie aux affres de la jalousie, à l'idée que son "époux ira désormais soulager ses reins en quelque ventre de courtisane"… Surtout qu'elle ne connaît pas de paix, "car le cœur conserve des élans qu'il est douloureux de taire. Qu'ils soient impudiques et inconvenants ne suffit pas à les faire disparaître" ! Ainsi lui est-il impossible de calmer ses émois lorsque arrive, pour donner des leçons à elle ou à ses filles, le jeune Nicolas Brouwer… bien qu'elle sache que "c'est sottise que de penser lui plaire, péché d'orgueil et de convoitise". D'autant qu'il semble épris de sa douce Elisabeth qui le lui rend bien ! Seuls lui restent donc ses rêves.

 

Finalement, de tourments sensuels et amoureux en moments où la raison l'emporte, où son rang reprend ses droits, où domine son amour pour ses enfants ; elle noie cette multitude de sentiments divers dans des occupations et des projets : Elle reçoit beaucoup les délégations étrangères, "afin de donner une tournure plus agréable à (leurs) relations d'affaires". Pour eux, Magdalena et ses enfants jouent du clavecin et chantent, car "la musique chemine en (eux), c'est une grâce de se laisser toucher par elle…". Longuement, elle se remémore un évènement qui s'est déroulé la veille où Elisabeth ayant chanté "une pastorale d'un maître français, Jean-Baptiste Lully", a si fort conquis l'un des hôtes qu'il "avait tant serré son verre de rafraîchissement dans sa main, que celui-ci s'était rompu" et qu'avant son départ, il a offert à la jeune fille "un charmant médaillon en or serti de fines émeraudes" qui lui venait de sa mère. Elle note avec humour qu'il a déclaré : "Soyez heureuse que je ne sois plus en âge de chercher une épouse, car j'aurais demandé votre main, puis je vous aurais enfermée afin que vous ne chantiez que pour moi".

Parmi les projets qui lui tiennent à cœur, elle évoque celui de faire réaliser des tableaux d'elle-même avec le maître de musique, "il sera peint de dos tant il serait peu décent qu'on reconnaisse son visage" ; et un ou des tableau(x) de ses filles jouant ensemble : et pourquoi pas peint(s) par M. Vermeer, cette fois-ci ?

 

            Ainsi, ce journal intime suit-il le fil d'une vie présentée de façon aléatoire, au gré des souvenirs ressurgis. La vie d'une femme qui, finalement, pour son époque, a été comblée. Mais qui n'en tire ni vanité, ni componction, ni réel bonheur. Une femme qui, toujours, s'est efforcée de concilier devoirs et exigences de son rang de bourgeoise fière et pudique, vertueuse même, avec les commandements de la religion, omniprésente bien qu'en filigrane, dans son récit, allant de pair avec les exigences familiales et sociales. Elle n'a d'autre choix que de constater amèrement que "(sa) vie dans la maison (a) repris son cours ; (que) cette chambre qui fut (sa) gloire (est) aujourd'hui (son) tombeau".

Au cours de ce récit, il semble bien que Gaëlle Josse poète ait déteint sur l'écrivain. Car ce livre est écrit dans une belle prose poétique ; dans laquelle chaque mot sonne juste ; où s'expriment des sentiments profonds, sans affectation mais sans retenue. Une écriture douce, belle. Un roman délicat, pudique, éminemment féminin. Pour un premier essai, un coup de maître.

 

Un seul regret : qu'advient-il de Magdalena, après ce mois de confidences ? Aucun indice ne permet de le deviner : Est-elle décédée ? (Ce qui ne serait pas invraisemblable, puisqu'à l'époque qui nous concerne, elle est encore faible de relevailles très difficiles). Mais si tel était le cas, il est peu probable que la famille aurait publié le contenu si particulier de ce journal. Est-elle, au contraire, bien vivante et disponible de nouveau pour le déroulement quotidien de la maisonnée, comme le suggère la dernière page où elle évoque un navire revenant chargé "de soieries du Japon et de laques de la côte de Coromandel", évènement qui la ramène à la jeune "Magadalena Van Leeuwenbroek (et c'est la première fois qu'elle évoque son nom de jeune fille) "en jupe courte et bonnet d'enfant, les yeux brillants et les joues rouges..." ? Continuera-t-elle son journal, ou bien y ayant déposé, dans un moment critique, l'essentiel de ses sentiments, l'arrêtera-elle à ce "seize de ce mois de décembre 1667" ? Qui sait ?

                                                                                              Jeanine Smolec-Rivais.

 

¹Informations empruntées à Wikipédia.

²Le lecteur trouvera le développement de cette idée sur Internet : "La civilisation du Siècle d'Or aux Pays-Bas, de Christian de Voogd (Fayard 2003).        

           ³Nous savons que le tableau qui a été une véritable révélation pour l'auteure de l'ouvrage, et à partir duquel elle a construit son histoire, a été peint en 1665 par Emmanuel de Witte.

 

"LES HEURES SILENCIEUSE" de Gaëlle Josse : Editions Littérature Autrement.135 pages. 13 €.

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CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 66 DE DECEMBRE 2011 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.