LE MANEGE DE PETIT PIERRE

(PIERRE AVEZARD, dit Petit Pierre)

(1909-1992)

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Ce texte a été conçu comme une conférence à l'usage des enfants d'écoles primaires.

Petit Pierre
Petit Pierre
Petit Pierre aux commandes de son manège
Petit Pierre aux commandes de son manège

            PIERRE AVEZARD est né le 30 décembre 1909 à Vienne-en-Val, dans le Loiret. Il est le deuxième enfant d’une famille très modeste. Son père transporte des marchandises avec sa charrette, et il aide le garde-champêtre du village. Sa mère cultive son jardin, élève une vache et des lapins pour assurer la nourriture de la famille. Puis, pendant la guerre de 14-18, au moment où tous les hommes sont au combat, elle entre dans une usine où l’on fabrique des sacs de jute, et elle devient contremaîtresse.

            Devenue âgée, elle s'en ira vivre dans une maison de retraite, où elle mourra quelques années plus tard.

            Pierre est né avant terme, "pas fini" comme il le dit souvent lui-même. Il est pratiquement sourd et muet, avec le visage très déformé, et une oreille presque inexistante. Ses yeux ne sont pas à leur place, et sa bouche est tordue. Il est difforme et malingre. Sa mère a toujours dit qu’un jour où elle était allée dans son jardin pendant qu’elle était enceinte, elle avait vu un serpent. Elle avait eu très peur. Et elle pensait que cette peur était la cause des anomalies de Pierre.

A sa naissance, tout le monde prend l’habitude d’appeler l’enfant "Petit Pierre".

 

            Lorsqu’il est en âge d’aller à l’école, Petit Pierre doit subir les méchancetés des autres élèves. Il est d’autant plus malheureux qu’il ne peut pas suivre les explications du maître. On le retire de l'école à l'âge de sept ans. Sa sœur aînée, Thérèse, essaie, à la maison, de lui enseigner un peu de lecture et d’écriture. Rien ne laisse donc prévoir qu’il sera un jour célèbre dans le monde entier.

 

            Petit Pierre aime la solitude. Il passe beaucoup de temps à rêver. Et à créer, dès son plus jeune âge, des objets qu’il fait fonctionner (moulins à ailettes installés sur le ruisseau près du village ; personnages aux membres mobiles, etc.). A la naissance de son petit frère, il commence à lui fabriquer des jouets, les jouets qui, à cette époque-là, étaient rarissimes chez les pauvres.

Une figurine du manège
Une figurine du manège

            Petit Pierre grandit donc, partagé entre le rêve et la réalité, souvent dure pour lui. A vingt-six ans (en 1935), on lui confie ce qui est alors appelé "le métier des innocents" : il devient berger puis vacher chez M. et Mme Girard, à la ferme de la Coinche, sur la commune de Fay-aux-Loges. Il y reste jusqu’en 1954/55 (lui, a écrit sur une de ses pancartes, jusqu’en 1958).

Dans les champs, tout en gardant les bêtes, Petit Pierre observe la nature, les animaux, les hommes au travail. Dans cette région agricole, il voit que les machines envahissent la vie quotidienne. Tout ce qui bouge, sur pattes, sur roues ou autrement, vivant ou mécanique, exerce sur lui une véritable fascination. Dans sa solitude, il passe son temps à analyser, décortiquer et reproduire le mouvement, d'abord dans sa tête, ensuite avec ses mains…

Comme les autres domestiques de la ferme, Petit Pierre couche dans le fenil, au-dessus de l’étable. Mais eux aussi, comme à l’école, se moquent de lui, le bousculent, retirent l’échelle pour qu’au matin, il ne puisse pas descendre… Alors, dès 1937, il imagine une installation qui lui permet de fixer son lit à une poutre et une échelle rétractable qu’il remonte chaque soir ! En même temps, il fabrique un système qui lui permet de distribuer des betteraves aux "vaches méritantes" : En pédalant sur un vélo, il fait glisser un avion sur un fil qu'une grue charge de betteraves, et, dans son vol plané, l'avion va distribuer sa cargaison aux vaches qui ont donné beaucoup de lait. Déjà, l’ingéniosité de Petit Pierre devient évidente !

 

Un élément du manège
Un élément du manège

Pourtant, si certains sont cruels, d’autres personnes aiment bien Petit Pierre et sont gentilles avec lui. Elles disent qu’une fois passée la surprise causée par son visage, son œil unique est à la fois si doux et si grave, qu’elles oublient son infirmité. Ses patrons ne le bousculent jamais. Ils lui permettent de s'aménager une maison en terre dans un coin de la ferme. Et en 1955, M. Hareng, le propriétaire de la ferme de la Coinche, lui donne un petit terrain qui porte une maisonnette, pour qu’il puisse en disposer à vie.

Petit Pierre s’y installe, et commence à "bricoler" des objets plus volumineux : D’abord, il y construit une tour Eiffel en bois de vingt-trois mètres de hauteur. Il ajoute plusieurs carrousels superposés et il les peuple de sujets animés.

 

Des rouages du manège
Des rouages du manège

Comme ces constructions sont visibles de la route, des passants commencent à s’arrêter pour regarder. Au fil du temps, Petit Pierre organise des visites, le dimanche. En 1970, l'œuvre comporte plus d'une centaine de figures de métal découpé et peint (il faut dire que, pendant la deuxième guerre, un avion était tombé non loin de là, et Petit Pierre y prend régulièrement des morceaux de métal). Il commence à se servir des quelques connaissances apprises avec sa sœur, pour rédiger des écriteaux. Il a installé un système de commandes mécaniques de ce qui est devenu une sorte de manège. Et, juché dans une cabine, il actionne les manches qui commandent les mouvements.

Mais Petit Pierre est  malicieux : Pendant la visite qui dure environ vingt minutes, il multiplie les facéties : Si quelqu’un se penche un peu trop pour mieux voir la vache, (comme le recommande un panneau), celle-ci l’arrose copieusement ! Parfois, les avions lâchent des billes de fer sur des tôles, faisant un véritable bruit de bombardement (N’oubliez pas que la guerre n’est pas encore très loin, et que les bombardements ont fait très peur) ! Et si un visiteur ne passe pas assez vite le portillon, Petit Pierre l’arrose, lui aussi, avec un tuyau ! Aux commandes de son manège, il est donc tout puissant !

 

Le manège s’agrandit. Au début, Petit Pierre pédalait pour le faire fonctionner, mais par la suite, il anime l’ensemble par le moteur électrique d’une vieille machine à laver ! Rien de perdu : Petit Pierre lave son linge dans la machine qui fait en même temps tourner le manège.

            Chaque printemps, il restaure ce qui a souffert pendant l’hiver, il rouvre son manège aux curieux. Même lorsqu’il a sa première attaque d’hémiplégie, il vient tous les dimanches après-midi en taxi, pour ouvrir aux visiteurs ! 

figurine du manège
figurine du manège

Bien qu’il n’ait pas pu apprendre à l’école, Petit Pierre est très intelligent. Il a une mémoire photographique qui lui permet de se souvenir des moindres détails de ce qu’il a vu. Et il a vu beaucoup de choses, car il peut voyager grâce à son jeune frère. Celui-ci est devenu ingénieur en aéronautique, et il l’emmène souvent (en Belgique, à Paris, en Bretagne, etc.) : "Chaque année", dira-t-il plus tard, "je l’emmenais faire un voyage : il en tirait un sujet. Il était très doué pour mimer les affaires de la vie".

 

Ce qui enchante les visiteurs de l’époque, et qui est prodigieux aujourd’hui encore, c’est de voir tous les éléments de son manège se mettre en marche les uns après les autres… Prévues pour être animées, les figures bougent : Bientôt les danseurs commencent à valser, les vaches remuent leurs petites pattes, les coqs picorent, le fermier trait la vache, un homme boit, la voiture des pompiers roule etc. Les pancartes qui jalonnent la visite remplacent les explications que Petit Pierre ne peut pas donner. Elles indiquent aux visiteurs les heures d’ouverture, leur signalent les figures amusantes, leur donnent des consignes (qu’il n’est pas toujours bon de suivre, comme dans le cas de la vache !).

Cette œuvre est d’autant plus fabuleuse qu’elle est réalisée à partir de débris multiples, d’objets de récupération trouvés dans les décharges. Au-delà de son esprit ludique, ce manège est une merveille de technique faite d’emboîtements de pièces hétéroclites, de rouages bruyants entraînés par des pneus de mobylette… Chaque détail est important et indispensable. Ainsi, Petit Pierre passe-t-il près de quarante ans à créer et enrichir son manège, qui devient une machine poétique d'une singulière beauté. On peut même dire que cette œuvre est unique au monde, car si d’autres gens comme lui, handicapés, ou solitaires, souvent très marginaux, ont créé des lieux parfois plus importants (comme le Palais idéal du Facteur Cheval), aucun n’a conçu des animations comme la sienne !

la vache électrique
la vache électrique

Cependant, au fil des années, tout ne va pas bien pour Petit Pierre et son manège. Après plusieurs congestions, il est de plus en plus affaibli, et ne peut plus guère l’entretenir. Chaque fois qu’il s’absente pour cause de maladie, les garnements du village et même des "visiteurs" entrés sans permission, pillent tout ce qu’ils peuvent.

 

C’est alors que des gens de la région commencent à se dire qu’il faudrait peut-être protéger ce manège. Des projets sont lancés. Certains qui pourraient être réalisés, comme d’entourer le manège et en faire un petit musée. D’autres, grandioses et peu réalistes, comme de construire une énorme verrière par-dessus l’ensemble ! Mais il faut croire que les volontés ne sont pas assez fortes, parce que personne ne parvient à collecter des fonds suffisants pour ces réalisations.

Heureusement, Laurent Danchin, un journaliste qui s’intéresse depuis très longtemps aux créations de gens marginaux comme Petit Pierre, se rend compte qu’il faut absolument intervenir. Il parle de ce manège à Alain et Caroline Bourbonnais.

Ce couple a créé à Dicy, dans l’Yonne, un musée qu’ils ont appelé la Fabuloserie. Aussitôt, ils proposent d’accueillir le manège dans leur parc.

Quelques pancartes de Petit Pierre
Quelques pancartes de Petit Pierre

Heureux hasard : Juste à cette époque-là, face à la maladie de Petit Pierre, son frère se rend compte lui aussi de la nécessité de protéger le manège. Il appelle ce journaliste pour lui demander conseil. Le conseil est simple : donner le manège à la Fabuloserie, car nulle part ailleurs il ne sera plus en sécurité. Nulle part, il n’aura la moindre chance d’être démonté et remonté avec la même fidélité.

Mais comment démonter le manège pour pouvoir le remonter à l’identique, le remettre en état de fonctionner ? On filme, on prend des photos de l’ensemble, et de tous les détails qui sont numérotés, référencés. Certaines pièces comme la Tour Eiffel ne sont pas simples à transporter ! Demander à des transporteurs de déplacer le tout coûterait des sommes si faramineuses que les Bourbonnais ne peuvent pas les payer. Ils demandent donc aux paysans de Dicy qui sont leurs amis, de les aider avec leurs tracteurs, leurs remorques, etc. Et peu à peu, dans le courant de l’été 1987, tous les éléments du manège arrivent à la Fabuloserie.

 

Toutes ces démarches ont pris plusieurs années. Et à la maison de retraite de Jargeau où il est entré, Petit Pierre s’affaiblit chaque jour un peu plus. Il s’intéresse de moins en moins à son manège puisqu’il ne peut plus s’y rendre. Il se tourne vers la religion, heureux à l’idée d’aller au ciel retrouver sa sœur qui est morte quelques années plus tôt. Pourtant, lorsque quelques jours avant sa mort, le journaliste va lui rendre visite, sa dernière question est pour demander ce que sont devenus ses outils ! Comme s’il pensait encore pouvoir recommencer ailleurs ce qu’il a passé tant d’années à réaliser !

Il meurt le vendredi 24 juillet 1992, à l’âge de 82 ans.

La Tour Eiffel avant d'être érigée
La Tour Eiffel avant d'être érigée

Voilà donc le manège en vrac dans le parc de la Fabuloserie. Pour comble de malheur, Alain Bourbonnais qui avait été si heureux de l’héberger, meurt quelques mois après ! C’est donc Caroline qui doit tenter de faire remonter le manège, d'une complexité mécanique telle, que même des ingénieurs venus l'aider ont peine à l’expliquer. Elle demande et obtient l’aide de nombreux bénévoles. Heureusement, l’un d’eux, Guy Fayssey, se pique au jeu, et finit par percer tous les secrets du fonctionnement. Et le 26 août 1989, (il a donc fallu deux ans pour le remonter), le manège reconstitué est inauguré, et se met à tourner, à l’émerveillement de tous les gens présents. Ce que des institutions n’ont pas fait avec des sommes énormes, est réalisé presque sans argent, grâce à l’esprit d’équipe, le courage et la bonne volonté de gens qui ont eu à cœur de protéger quelque chose de beau.

 

Et c’est ainsi que depuis près de vingt-cinq ans, chaque année, de Pâques à la Toussaint, les visiteurs toujours étonnés et émerveillés, peuvent visiter le manège de Petit Pierre, reconstruit sur les bords de l’étang de la Fabuloserie.

 

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Alain Bourbonnais au milieu de ses "Turbulents"
Alain Bourbonnais au milieu de ses "Turbulents"

Qui était Alain Bourbonnais, qui a fondé la Fabuloserie, et a accepté d’y installer le manège de Petit Pierre ?

Il habitait Paris avec sa femme Caroline et leurs deux filles. Il était architecte, et avait construit des monuments très importants, comme des théâtres, des églises, etc. Mais, dès qu’il arrivait à sa maison de Dicy, il se transformait en un récupérateur, créateur de personnages énormes, truculents, qu’il appelait ses "Turbulents".

 

En voyant ses œuvres, il est facile de comprendre pourquoi il était disposé à accueillir le manège de Petit Pierre.

 

Alain Bourbonnais avait entendu parler de Jean Dubuffet, qui collectionnait depuis longtemps les œuvres de malades mentaux et de prisonniers : tous ces gens enfermés dans des asiles de fous, ou des prisons réalisaient pour souffrir moins, des œuvres étonnantes. Jean Dubuffet en avait collectionné plusieurs milliers, peintures et sculptures, poèmes, etc. Et il avait voulu donner sa collection à la France. Mais le Ministère de la culture n’en avait pas senti l’intérêt, et cette collection allait partir pour la Suisse quand Alain Bourbonnais en a entendu parler. Vivement intéressé, il a décidé d’ouvrir à Paris une galerie où il ne vendrait que des œuvres semblables à celles de Jean Dubuffet. Mais qu’il ne prendrait pas dans les asiles et les prisons : il irait les chercher dans les villages où vivaient souvent des créateurs marginaux.

Petit Pierre avec Alain Bourbonnais
Petit Pierre avec Alain Bourbonnais

Au bout de dix ans, il décida d’emporter sa collection à Dicy, et d’ouvrir un musée qu’il a appelé "La Fabuloserie". Ne pouvant utiliser pour ses œuvres le terme d’ART BRUT qui est le nom que Jean Dubuffet donnait à celles de sa Collection ; il a donné à celles de la Fabuloserie la dénomination ART HORS-LES-NORMES.

Le manège de Petit Pierre a souvent été classé dans l’ART NAÏF, mais en fait il pourrait être rangé dans toutes les formes d’arts, tant il est original, voire unique.

                              Jeanine Rivais

 

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La Fabuloserie est aujourd’hui dirigée par Caroline Bourbonnais, femme d’Alain, qui conserve et anime l’esprit du lieu. En 2003, la Fabuloserie a fêté ses 20 ans.

Ouvert du 1er avril au 2 novembre, samedis, dimanches et jours fériés, de 14h à 18h et tous les jours en juillet et en août, de 14h à 18h

La Fabuloserie : Tél. : 03 86 63 64 21

Site internet : www.fabuloserie.com 

 

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J’ai recueilli tous ces détails au cours de mes nombreuses visites à la Fabuloserie. Et en lisant les ouvrages publiés par le musée. Dont le "Le manège de Petit Pierre", de Laurent Danchin, écrivain et journaliste, celui qui a eu l’idée de proposer aux Bourbonnais le transfert du manège dans leur musée.

Le manège de Ptit Pierre
Le manège de Ptit Pierre