LIEUX MAGIQUES, QUINTESSENCE DE L’ART SINGULIER

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          Ces lieux ont été créés par des sortes d’illuminés que rien ne semblait prédisposer à devenir des créateurs ; et dont, pourtant, tout le monde, aujourd’hui, connaît les noms : complètement seuls dans leur création, ils sont la quintessence de l’Art singulier, parce qu’ils ne se sont pas contentés de créer des objets : ils ont créé le lieu où les mettre en scène, alors qu’aucun d’eux n’avait la moindre relation avec le monde dit culturel : comme l’indique son pseudonyme, Ferdinand Cheval était facteur ; Raymond Isidore, dit Picassiette, était fossoyeur ; Robert Tatin fut un moment livreur de charbon ; Jacques Lucas travaillait au Ministère des Affaires culturelles ; et Danielle Jacqui était brocanteuse ; etc.

            Il est remarquable que ni les uns ni les autres, ni aucun de ceux qui, moins connus, n'ont suivi la même démarche, ne se sont inquiétés de trouver des matériaux nobles. Beaucoup, même, ont réalisé leurs fantasmes à partir des déchets des autres, des objets de rebut. Il y a quelque chose d’émouvant dans cette approche : prendre des objets usés, ou rejetés parce que plus aimés ; et dans un nouveau cadre, les réunir pour créer un décor qui sache, au-delà du scepticisme trop fréquent des proches, susciter chez autrui respect et admiration.

          Ces gens que l’on a qualifiés d’“Inspirés”, de “Bâtisseurs de l’imaginaire”, d'"oeuvriers"… se sont ainsi embarqués dans des constructions obsessionnelles que seule la mort pouvait interrompre !

Les tombeaux du Facteur Cheval, de Picassiette et Tatin, et la maquette du Colossal d'Art brut de Danielle Jacqui
Les tombeaux du Facteur Cheval, de Picassiette et Tatin, et la maquette du Colossal d'Art brut de Danielle Jacqui

            Il faut remarquer, justement, l’intime relation à la mort de ces étranges “constructeurs”. Presque tous ont “érigé” leur tombeau (Picassiette a même conçu un “trône de vie” surmonté d’un ciel, ayant vue sur le jardin ; et un “trône de mort” posé face à son “tombeau”, tout près de la sortie d’ailleurs...) Celui du Facteur Cheval était une crypte sous son Palais et il en a finalement construit un autre dans le cimetière d'Hauterives ; Et celui de Tatin est au milieu des fleurs, dans son jardin. Jacques Lucas ne semble pas en parler ; et seule, Danielle Jacqui, persuadée d'être immortelle, n'en voit pas la nécessité. Mais si son "Colossal d'Art brut" prévu à Aubagne, voit enfin le jour, n'en sera-t-il pas une magnifique préfiguration ?

            Selon leurs fantasmes, les uns ont bâti des oeuvres monumentales : Palais / idéal : les deux mots choisis par le Facteur Cheval impliquent bien le gigantisme de ses rêves. On pourrait aussi évoquer la cathédrale de Gaudi, à Barcelone ; les Tours de Watt près de Los Angeles, etc. D’autres, par contre, ont conservé à leurs aspirations des dimensions humaines : Ainsi, Tatin dont seul le jardin est à l’image de son délire sculptural ; et Picassiette, vivaient-ils dans leur lieu de “création”. Et Danielle Jacqui, la nouvelle génération de ces créateurs visionnaires, partage dans la sienne, son temps entre son quotidien et ses multiples activités picturales !

La cathédrale de Jean Linard
La cathédrale de Jean Linard

            Il faudrait citer bien d’autres exemples, Jean Linard et sa cathédrale près de Bourges, Jean-Pierre Chauvaud et son musée d’Augustin Trompe-L’Oeil, en Charente, etc. les rochers sculptés de l'abbé Fourré. Dire que la Maison de Celle qui peint de Danielle Jacqui, est la seule réalisation féminine (hormis celles des villages indiens, africains, etc.) qui ait osé partir à l’assaut de l’extérieur de son lieu de création.

 

            EVOQUONS DONC LES PLUS CELEBRES :

le Palais idéal du Facteur Cheval
le Palais idéal du Facteur Cheval

            Le premier à s’être illustré, le FACTEUR CHEVAL (1836-1924) qui a réalisé, à Hauterive, dans la Drôme, son Palais Idéal. Né en 1836, dans une famille de paysans, Ferdinand Cheval devient facteur rural. Enfant, il fait un rêve dans lequel il bâtit un palais ou des grottes, il n’est pas très formel. Le rêve est si violent qu’il demeure en lui pendant des années au cours desquelles il a beau se raisonner, se traiter de fou, s’affirmer qu’il va se rendre ridicule, rien n’y fait !

            Et voilà qu’un jour, son pied heurte une pierre, “de forme si bizarre”, dit-il, “que je l’ai mise dans ma poche pour l’admirer à mon aise”. Les jours suivants, il en trouve de semblables, les emporte dans son mouchoir... Par la suite, il emporte tout au long de sa tournée de trente kilomètres, un panier qu’il emplit à son retour ! Parfois, il part à deux/trois heures du matin, pour aller en chercher d’autres !

            Pendant près de trente-trois ans, de 1879 à 1912, il élabore son Palais idéal ; pièces, galeries, labyrinthes, sculptures à l’imitation des civilisations anciennes, tours... et un tombeau : “A droite”, dit-il, “vous voyez quatre colonnes. C’est un tombeau que j’ai creusé comme si c’était un rocher, pour me faire enterrer à la manière des rois Pharaons”.

            Le public vient nombreux admirer cette oeuvre inattendue qu’à la retraite, le Facteur Cheval entoure de hautes murailles. Il cultive son clos, “afin”, dit-il, “que les visiteurs qui me prennent une partie de mon temps, trouvent tout en harmonie avec mon Palais, quand je les accompagne pour leur expliquer ce qu’ils voient”.

La Maison de Picassiette
La Maison de Picassiette

            LA MAISON DE PICASSIETTE, de son vrai nom Raymond Isidore (1900-1964). Il construit sa maison en 1930, à Chartres, sur l’autre versant de la rivière, face à la cathédrale qui revient si souvent sur ses murs !

            Peu après, il commence à collecter sur les tas d’ordures, les morceaux de vaisselle, et au cimetière les perles et fragments de couronnes mortuaires. Son nom est d’ailleurs né de la dérision, créé par des gamins qui couraient derrière lui et sa brouette, en lui criant : “Ah ! le pique-assiettes !”. Comme à la même époque, une autre expression, “faire du Picasso” était elle aussi bien souvent synonyme de moquerie populaire, Raymond Isidore décide d’assumer ce sobriquet, en faire son pseudonyme, et de devenir “Picassiette”.

            En vingt-cinq ans, et des milliers d’heures de travail, du sol au toit, chaque objet, chaque pièce de mobilier sont investis, le jardin conquis, la chapelle érigée, le “Tombeau bleu” ou “Tombeau de l’Esprit” fin prêt. Lorsque Picassiette meurt, deux ans plus tard, à l’âge de soixante-quatre ans, les murs du jardin restent inachevés.

            A la mort de sa femme, la maison a été sauvée des aléas de l’héritage grâce à la création d’une association. Puis la ville de Chartres l’a acquise et en a fait un musée municipal.

Une porte de l'Etrange Musée de Robert Tatin
Une porte de l'Etrange Musée de Robert Tatin

            L’ETRANGE MUSEE DE ROBERT TATIN (1902-1983), à la Frênouse, près de Laval. Robert Tatin “le peintre réelliste qui s’en va peinturant” !

            Oeuvre fantasmagorique, mise en scène dès l’enfance, avec toutes sortes de variantes, dans une grande carrière où il aime se réfugier.

            Venu vivre à Paris, il mène pendant des années ce qu’il est convenu d’appeler la vie de Bohême. Il se réfugie pendant la guerre dans un lazaret pour ne pas combattre ses semblables. En 1948, il rencontre fortuitement Dubuffet. Un peu plus tard, il effectue un long périple en Amérique du Sud, se retrouve en France et rencontre Liseron.

            Retour aux sources dans la Mayenne ; achat de la Frênouse et commencement de son invraisemblable musée : Sculptures immenses où se côtoient Gargantua, Ubu, la Vierge... Où les mythologies de l’ancien Mexique collectées lors de son périple sud-américain font se chevaucher Quetzacoatl et Vercingétorix, etc.

            Un monde féerique s’appuyant sur un non moins étrange discours philosophique émaillé de Tao, de Yin et de Yang... un univers fantastique, fruit du travail titanesque de Tatin et de Liseron.

            Toute cette mise en scène grandiose se déroule sur fond de tracasseries administratives car, très tôt, Robert Tatin souhaite faire de sa maison un musée communal. Lors de son passage à Laval, le Général De Gaulle lui promet que Malraux le recevra. Mais lorsque les Tatin arrivent à Paris, Malraux est... absent (si l’on considère qu’il était déjà à l’origine du refus opposé à Dubuffet, on peut s’étonner d’un tel manque de perspicacité ! ) Et ce n’est qu’après plusieurs années de démarches intensives que les Tatin parviendront à leurs fins : la Frénouse deviendra musée !

L'entrée de la maison sculptée de Jacques Lucas
L'entrée de la maison sculptée de Jacques Lucas

            LA MAISON SCULPTEE DE JACQUES LUCAS.

            Nouvelle génération avec Danielle Jacqui, de bâtisseurs de l'imaginaire, Jacques Lucas est né en 1944. Il commence à peindre dès 1963, alors qu'il poursuit des études supérieures d'Histoire de l'Art. Il acquiert une ancienne demeure dans la région de Rennes qui deviendra au fil du temps "La Maison sculptée".

            Autodidacte dans la pratique de son art, il se lie avec Robert Tatin qu'il rencontre régulièrement pendant plusieurs années dans sa maison de la Frénouse et qui inspire ses premières sculptures et peintures. Au fil des années, la maison se couvre d'une accumulation de gravures, peintures et sculptures, entrelacées de lianes, arbres, mousses et plantations de la nature environnante, qui se sont développés au cours de ces plus de trente ans. Elle devient une oeuvre vivante qui évolue dans le temps, et s'étend sur environ 2000m2, développée dans un site d'un hectare.

La Maison Sculptée se situe au bout d'un chemin, où le visiteur découvre alors cet ensemble monumental de sculptures isolées allant jusqu'à sept mètres de hauteur, ainsi que des gravures murales appliquées sur les parois extérieures et intérieures des bâtiments.

La façade de la maison de Danielle Jacqui
La façade de la maison de Danielle Jacqui

LA MAISON DE CELLE QUI PEINT DE DANIELLE JACQUI, à Pont-de-l'Etoile, près d’Aubagne, conquise jusqu’au moindre recoin de ses multiples pièces.

VOIR AUSSI : TEXTE DE JEANINE RIVAIS : "REFLEXIONS" : du N° 54 de février 1995 du BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA. TEXTE : "DANIELLE JACQUI ET JEANINE RIVAIS" : du N° 58 de septembre 1996 du BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA. Et ENTRETIEN : "DANIELLE JACQUI et LA MAISON DE "CELLE QUI PEINT"": http://jeaninerivais.fr Rubrique ART SINGULIER. ENTRETIEN : "LA FACADE DE LA MAISON DE CELLE QUI PEINT" : DE L'AUTRE COTE DU MUR DECEMBRE 1995. TEXTE : QUAND DANIELLE JACQUI CELLE QUI PEINT EST AUSSI CELLE QUI CREE DES POUPEES : http://jeaninerivais.jimdo.doc/ Rubrique ART SINGULIER. et : http://jeaninerivais.jimdo.com/ Rubrique ART SINGULIER. Et aussi ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS : "LA FACADE DE LA MAISON DE CELLE QUI PEINT": http://jeaninerivais.fr Rubrique ENTRETIENS AVEC DES ARTISTES.

Pour conclure, citons une phrase d’Arthur Rimbaud qui meurt environ à l'époque où le Facteur Cheval commence ses travaux :

            « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs ».

            Tout cela ne se trouve-t-il pas dans les créations que nous venons d'évoquer ? Nul doute qu'il les aurait célébrées ?! Et comment ne pas aimer comme lui, ces œuvres et bien d'autres, qui appartiennent à l’imaginaire, au fantastique, au fantasmagorique, pleines de poésies, d’inventivité, de rêve ?