14 juillet 2004 : LA COLLECTION CERES FRANCO D’ART CONTEMPORAIN DE LAGRASSE FETE SES DIX ANS.

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EX-VOTO : ENTRETIEN ENTRE CERES FRANCO ET JEANINE RIVAIS.

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                Le saint des saints de la Singularité, la Collection de l’Art brut et la Neuve Invention témoigne régulièrement depuis des décennies, de sa bonne santé, en envoyant l’annonce de belles expositions des œuvres de ceux que l’on nomme désormais des "Classiques". Avec le siècle naissant, le Musée de la Création franche de Bègles a renoncé à ses traditionnels "Jardiniers de la Mémoire", pour présenter ses "Créations dissidentes" et annoncer son futur agrandissement en des lieux plus ouverts, amorçant ainsi une nouvelle phase de son évolution. En 2003, la Fabuloserie a célébré, dans un décor des Mille et une Nuits, son vingtième anniversaire. En 2005, si les optimistes ont raison, L’Aracine possédera à Villeneuve-d’Ascq, un beau musée tout neuf. Il faut donc en conclure que la Singularité muséale se porte bien. A l’été 2004, Cérès Franco qui avait, pendant près de trente ans, assumé la dissidence picturale dans sa galerie parisienne "L’Oeil-de-Bœuf", fête les dix ans de son musée de Lagrasse (Aude).

 

Cérès Franco parcourant sa collection
Cérès Franco parcourant sa collection

            Au cours de ses dix années d’existence muséale, plusieurs entretiens (publiés dans le Bulletin de l’Association Les amis de François Ozenda) ont attesté de la diversité et de l’infinie richesse de la Collection Cérès Franco d’Art contemporain. Il reste, selon la fondatrice, à évoquer les artistes de la Nouvelle Figuration, la place qu’ils ont prise à la fois dans sa galerie, dans son musée et dans l’histoire de la peinture : Il y aura donc de l’ouvrage… au prochain anniversaire !

            En attendant, pour les dix ans, ont été évoqués les ex-voto qui couvrent une part importante des vitrines et des cimaises et témoignent de la large place que Cérès Franco a donnée depuis toujours, à l’Art populaire.

 

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            Jeanine Rivais : Cérès Franco, nous fêtons les dix ans de votre Collection…

            Cérès Franco : De son installation à Lagrasse !

 

        J. R. : Oui, bien sûr ! Une "Collection" et un lieu que, pour des raisons de définitions légales, vous refusez toujours d’appeler "Musée", et qui en sont un cependant ! J’aimerais, avant que nous parlions de la dernière partie de cette collection que nous n’avons pas encore traitée, que vous nous disiez ce que ces dix ans vous ont apporté, et apporté à votre Collection ?

            C. F. : Quelques dons d’artistes qui se sont montrés généreux. Soit qu’ils aient déjà eu des œuvres ici, et aient voulu ajouter des œuvres plus importantes ; soit qu’ils aient découvert le lieu, et souhaité apporter leur quote-part à cet ensemble.

            Bien sûr, la Collection reste essentiellement axée sur mon activité de galeriste. Vingt-cinq ans de la galerie L’Oeil-de-Bœuf, et des œuvres des artistes que j’ai exposés au cours de ces années-là.

Mais c’est une charge très lourde, que je ne suis pas capable d’assumer comme il le faudrait, c’est trop dur pour moi ! Je commence à me trouver "une vieille dame", bien que je me sente très jeune d’esprit… En plus, il y a des responsabilités, une présence permanente que je ne peux pas assumer. Gérer seule une telle collection est impensable. Surtout que dans ces deux maisons réunies, il y a plus de 800 pièces, sans compter tous les objets qui s’y trouvent, sculptures, ex-voto, statuaire populaire brésilienne, et même quelques céramiques faites par un Espagnol que j’ai connu à plus de 80 ans. Il est mort quelques années après. Ses sculptures étaient proches des petites figurines en terre cuite que l’on trouve au Musée archéologique d’Ibiza, et qui remontent à l’époque des Phéniciens, de toutes ces invasions successives, ces passagers aux cultures différentes, qui ont influencé l’art dans la région. J’ai rapporté également nombre de petits objets d’Art populaire, soit du Mexique, soit du Brésil ou même du Soudan qui préfiguraient les sculptures "Art nègre" de Picasso ; d’Afrique du Nord, souvent faites par des anonymes. Toutes ces pièces se ressemblent par un même esprit, bien sûr ; mais aucune n’est semblable à l’autre. Toutes ces créations ont un côté art populaire qui correspondent à mon intérêt pour des choses simples, faites par le peuple. D’une façon générale, ces créateurs n’ont pas laissé de nom, sauf quelques-uns qui ont laissé une œuvre à travers cette simplicité de création et sont devenus des maîtres dans leur domaine.

Et puis, il y a les ex-voto…

J. R. : Est-il temps ou prématuré de dire que vous envisagez de faire donation de votre collection ?

C. F. : Il y a longtemps que j’envisage cette donation. Je ne suis pas pharaonique pour posséder un lieu dans lequel j’emporterais toutes mes richesses. Ce serait complètement grotesque d’avoir de pareilles tentations ! Par contre, j’aimerais par-dessus tout partager cette collection avec les gens qui viendront après moi, et les entendre dire : "Ah ! Elle a collectionné ceci et cela… c’est intéressant !" Et que cela leur apporte de la joie comme cela m’en a apporté au long de ma vie. Ceci dit, les gens n’ont pas toujours le même respect que soi-même pour les objets collectés.

 

J. R. : Votre collection est complètement différente de toutes les autres collections privées, ou les collections d’Art singulier ; en ce sens que les collectionneurs des musées que nous connaissons et que nous aimons, ont pris (le mot n’étant bien sûr pas péjoratif !) des œuvres à des artistes, pour leur bénéfice, leur plaisir personnel, et subséquemment seulement, pour celui du public qui peu à peu a été convié à les voir. Alors que votre collection est constituée d’œuvres pour lesquelles vous avez donné beaucoup d’énergie, de travail et de foi, puisqu’elles appartenaient à des artistes que vous essayiez de promouvoir. Etes-vous d’accord avec cette définition ?

C. F. : Absolument. J’ai vécu avec ces œuvres pendant tant d’années ! Mais comme c’est un musée privé, je n’ai pas voulu être prétentieuse et je l’ai appelé "Collection". J’ai toujours vécu avec ces œuvres, avec l’idée de les partager avec les autres. C’est pourquoi j’aimerais en effet faire donation de l’ensemble de cette collection à un lieu susceptible de la recevoir et de l’honorer.

Ce qui est original, en effet, c’est qu’aucun des éléments qui la constituent ne vient de salles des ventes, ce ne sont pas des œuvres que j’ai achetées ou fait acheter pour moi à droite ou à gauche, ce sont des œuvres que j’appelle "vécues". Elles correspondent à un nombre important d’artistes, certains que j’ai exposés maintes fois comme Aïni, Macréau… Avant même d’avoir ma galerie, j’avais commencé à faire la promotion des artistes que j’aimais.

Pour ce qui concerne l’Art populaire, j’ai naturellement enrichi petit à petit la collection. C’est au cours de mes voyages au Mexique, au Brésil… que j’ai découvert toutes ces œuvres. J’ai pu acheter des masques mexicains. Je ne dirai pas que je possède les meilleurs du Mexique, mais tous sont intéressants.

 

Jean-<marie Martin, Jeanine Rivais et Patrick Guallino aux dix ans de la Collection
Jean-<marie Martin, Jeanine Rivais et Patrick Guallino aux dix ans de la Collection

J. R. : Nous avons déjà parlé d’Art brut, d’Art naïf qui était l’objet de notre entretien lors de l’inauguration du deuxième bâtiment de votre collection ; ces deux parties étant déjà, en fait, de l’Art populaire. Or, les ex-voto sont encore une autre frange de cet Art populaire. Pourriez-vous définir les trois les uns par rapport aux autres ?

C. F. : Les ex-voto sont des éléments de l’Art religieux. Ils apparaissent à travers des croyances aux miracles, au pouvoir de Dieu ou d’un saint. On fait des promesses, on définit modestement, humblement, son malheur à travers une image. Cette image peut être un ex-voto peint. Moi, je n’en ai pas. Je n’ai que des sculptures en bois qui représentent des têtes, des mains, des bras, des pieds malades, toutes sortes de déformations du corps humain, représentées dans cette petite statuaire en bois. Ce sont des pièces anciennes. Parfois, lorsque le malade était incapable de réaliser lui-même son ex-voto, existaient des artisans à qui il venait montrer ses points douloureux et les charger de les représenter. C’est pourquoi il y a beaucoup de têtes qui peuvent évoquer des céphalées, des angoisses, même la folie, la pelade, une hémorragie nasale, une paralysie faciale, et il présente alors un visage tout tordu, la teigne au cuir chevelu, la langue nouée… Une fois la statuette réalisée, le malade allait à l’église ou la chapelle, remercier Dieu ou le saint local, en cas de guérison, ou l’implorer de guérir ses souffrances. Je pense souvent à tous ces gens, quand je souffre de mes rhumatismes !

 

J. R. : Effectivement, tous ces objets impliquent une grande piété, une profonde croyance à de possibles miracles !

C. F. : Oui, une force spirituelle très grande.

J. R. : Sachant que ces ex-voto étaient exposés sur les murs des églises, comment sont-ils arrivés sur les marchés des villages ?

C. F. : C’est le grand mystère. Qui, en fait, n’en est pas un, puisque chacun sait très bien que partout sévissent les marchands du Temple ! Dans le cas des ex-voto, autrefois, c’est très simple : les chapelles étaient envahies de sculptures en bois, et au bout d’un moment, le curé donnait au sacristain, l’ordre de brûler le tout, pour faire de la place à de nouveaux. Alors, des gens ont commencé à regretter ce gaspillage, et proposé de faire des échanges avec le sacristain. Ils ont parfois proposé des imageries religieuses de plâtre, qui ont pris la place des belles petites oeuvres en bois ! Parmi eux, il y avait certes des amateurs, mais aussi des commerçants, qui les mettaient dans leurs magasins d’antiquités, etc. Toutefois, cela n’a jamais donné lieu à un marché très courant. Il est rare de pouvoir trouver des œuvres authentiques sur le marché ! Aujourd’hui, de nombreux ex-voto sont en cire, parce qu’après, l’église peut les fondre et faire des cierges avec.

Les œuvres que nous voyons ici sont des pièces anciennes. Ce qui se fait aujourd’hui vient surtout du Nordeste, où se trouvent des artisans qui travaillent pour des commandes en série ! J’ai vu, dans une des grandes églises de Salvador, dans l’état de Bahia, une salle dans laquelle on voyait des chaussures de footballeur, sans que l’on sache s’il remerciait la Vierge ou un saint de lui avoir fait gagner un match ? Il y avait en même temps, accrochés au plafond d’une chapelle, des maillots de sportifs, des ex-voto peints avec des représentations de miracles. Tout cela est posé ou réalisé de façon très "Art brut".

Rétrospectivement, je repense souvent à une curieuse coïncidence qui s’est produite, lorsque, en 1966, j’ai organisé à Paris la première exposition d’ex-voto du Brésil. C’était dans une petite galerie, rue du Pré-aux-Clercs, pas loin de la rue Jacob où l’architecte Alain Bourbonnais avait installé son bureau d’études ; et où, plus tard, il a décidé d’installer sa galerie qu’il a appelée "Atelier Jacob". Dans une interview, il a dit un jour que son intérêt pour l’Art brut était né d’une exposition d’ex-voto qu’il avait vue et où il avait acquis beaucoup d’œuvres. Par la suite, chacun sait comment il a merveilleusement collectionné toutes sortes d’objets qui n’étaient plus des ex-voto, mais qui appartenaient à l’Art populaire et qui se trouvent aujourd’hui à la Fabuloserie. A cette époque-là, je ne le connaissais pas. Et quand il évoquait cette exposition, il ignorait qui j’étais. Je suis très fière, d’être celle qui a donné le déclic de ce qui devait l’emmener ensuite vers sa collection.

Moi-même, j’avais découvert des ex-voto au Musée d’Art Moderne de Rio de Janeiro, en 1965. J’ai eu, alors, un tel coup de foudre que j’ai pensé immédiatement à réunir des pièces et les montrer en France. En France, les gens ne connaissent pas ce genre de création. Nous sommes dans un pays très cultivé, qui propose des merveilles dans ses musées. Mais cet aspect de l’Art populaire empreint de mysticisme et de religiosité est inconnu. J’ai fait toutes sortes de démarches pour réunir ces œuvres qui appartenaient à un collectionneur-marchand, Giuseppe Baccaro. J’ai réussi à convaincre un marchand de Rio d’acheter une partie de sa collection, et de me l’envoyer. J’avoue que je n’ai pas gagné un centime sur cette exposition, j’ai payé même les clous à la galerie qui m’avait prêté ses cimaises et qui, elle, a gagné une montagne d’argent ! Ainsi que le marchand qui avait organisé les tractations. Malgré tout, j’étais infiniment fière d’avoir organisé cette exposition. 1966 a d’ailleurs été pour moi une année très spéciale. C’était l’année où le Festival de Nancy dont Jack Lang était l’organisateur, présentait une pièce du grand poète brésilien Joao Cabral de Melo Neto, "Mort et vie, Severina" : c’était une pièce inspirée de la vie dans la région du Nordeste, d’où venaient tous ces ex-voto. Les Brésiliens qui y ont assisté étaient ravis, car le Brésil a remporté le Grand Prix. Et moi, dans le même temps, loin de tous les prix, je montrais les œuvres de ces artisans -je pourrais même dire ces artistes- anonymes. Il me semblait important que les gens rencontrent la culture humble et simple de ce peuple. Qu’elle soit montrée au public archi-sophistiqué et culturel qu’est le public français.

 

        

J. R. : Je vois un Christ qui me semble nouveau dans l’ensemble. La connotation de cet objet est extrêmement ciblée. Ce crucifix représente un paysan, à en juger par sa casquette, sa musette, etc. Comment peut-on penser qu’il a été assimilé à la Crucifixion du Christ, telle que la raconte la religion chrétienne ?

C. F. : Il ne s’agit pas ici d’un ex-voto. C’est de l’Art portugais. Ce Christ est portugais, d’auteur anonyme. Je crois qu’il faut le considérer à sa valeur symbolique : Chacun de nous porte une croix dans sa vie. Ici, il s’agit d’un paysan, un homme simple. Il n’a pas grand-chose à voir avec le Christ presque nu, symbole de la souffrance humaine. Il s’agit tout simplement d’un homme du peuple qui porte sa croix ! Je l’ai acheté à un petit vieux qui venait parfois chez moi avec des choses surprenantes, des herbes qu’il avait récoltées j’ignore où… Comme cet objet était enveloppé dans de la cellophane marquée "Portugal", j’ai compris qu’il venait de là-bas. Où l’avait-il acheté, je n’en sais rien. Mais je l’ai trouvé très beau. Je l’ai acheté à ce vieillard à Paris. Comme de nombreuses autres petites statuettes venues d’une galerie qui présentait ainsi différentes expressions… Elles aussi sont d’origine anonyme. J’en avais acheté beaucoup, et chaque fois que j’allais dîner chez des amis, j’en apportais comme cadeau ! Jusqu’au jour où j’ai réalisé que j’étais en train de me dépouiller de cette merveilleuse petite collection, et où j’ai gardé celles qui restaient.

 J. R. : En parcourant votre collection, il semble paradoxal que vous vous soyez intéressée au même titre à des artistes très intellectualisés comme ceux que vous exposiez dans votre galerie ; à d’autres comme Macréau par exemple qui, bien qu’autodidactes, avaient une recherche psychanalytique tellement forte qu’elle conditionnait la violence de leur travail ; et à ces expressions populaires sans sophistication et sans aucune recherche esthétique puisque littéralement réduites à leur plus simple expression narrative. Puisque les dates disent que vous avez mené de front ces intérêts, comment alliez-vous de l’un à l’autre ? 

   C. F. : J’avais une galerie, dans laquelle je vendais essentiellement de la peinture. J’ai toujours été passionnée de peinture, depuis le temps lointain de mes études, où j’ai découvert Van Gogh ! Puis je me suis intéressée à une peinture expressionniste qui, dès le début, m’a beaucoup touchée, et m’a donné envie d’étudier l’histoire de l’art, et de faire moi-même quelque chose dans ce domaine.

Cette attirance pour le populaire qui est l’expression authentique d’un peuple, d’un individu que je ne connais pas, ces petites statuettes aux origines tellement diverses est difficile à expliquer. J’ai dû commercialiser les ex-voto empruntés à un marchand de tableaux parce que voulais "montrer". Mais comme je l’ai dit tout à l’heure, je n’ai gagné aucun argent dessus ! Si j’avais été riche, j’aurais pu procéder autrement, les acheter, les montrer et les garder pour moi. Je peux maintenant présenter des artistes sans vendre les œuvres, parce que les services culturels de certaines villes me font confiance et me permettent de le faire.

Quand j’étais galeriste, j’étais bien obligée de vendre les œuvres que me confiaient les artistes. Mais j’ai collectionné pour moi toutes ces petites sculptures. Cet amour pour cette authenticité, ces expressions naïves et spontanées, s’explique aussi par le fait qu’à un moment donné, il faut prendre un peu de distance par rapport à l’intellectualisme. Je ne suis pas une intellectuelle, je suis une sensitive. Et mes choix sont faits avec le cœur, à partir de cette émotion qu’une œuvre d’art peut provoquer en moi. Le fait d’avoir vécu parmi des gens –mais je ne dis pas que Macréau était un artiste intellectuel, car sa peinture était très spontanée, il disait même qu’elle était son écriture !- m’a amenée à tous ces choix. Ce serait sans doute prétentieux de dire que c’est un excès de culture qui m’a amenée à acquérir des œuvres d’Art populaire ! Mais il est certain qu’à un moment donné, j’ai été complètement saturée, et j’ai senti qu’il me fallait revenir vers des choses simples, des choses de la terre, même ! D’où mon intérêt passionné pour les œuvres que nous évoquons. Actuellement, j’aimerais vraiment réaliser une grande exposition avec des objets d’Art populaire du Nordeste, cette région du Brésil où il y a beaucoup de misère parce qu’il peut se passer parfois plusieurs mois sans une goutte de pluie, où seuls les cactus peuvent donner un peu d’eau pour les animaux, et où les migrations de population sont fréquentes. Pour compenser peut-être cette misère, le besoin d’exprimer la douleur et l’angoisse qui l’accompagnent, il y a un très fort besoin de création, sous forme d’ex-voto en particulier. Je ne suis pas sociologue, bien sûr, mais il me semble que, là-bas, misère et création sont très liées.

J. R. : Ne sommes-nous pas, dans ce domaine, à un carrefour semblable à celui de l’Art brut dont le nom a été complètement galvaudé, y compris dans des galeries qui devraient rougir de le présenter vu ce qu’elles ont proposé auparavant ? Je trouve que le nombre de lieux "suspects" où on peut désormais voir de l’Art populaire, est en augmentation évidente !

          D’ailleurs, il est des "actes" qui corroborent cette crainte : ainsi, vous avez, dans une autre pièce du musée, un tableau de Tania Pedrosa où, sur un tableau d’elle, elle a collé de petits ex-voto contemporains. Certes, il y a une certaine religiosité, un certain mysticisme dans toutes ses œuvres, mais ne peut-on pas constater une exploitation -on pourrait dire hors-mysticisme- pour reprendre une expression comparable à "hors-les-normes", de cette forme populaire de création ?

         C. F. : J’aime beaucoup ce qu’elle fait, mais elle n’a rien inventé ! Bien avant elle, d’autres artistes se sont inspirés des ex-voto. Certains se sont même contentés de faire une peinture qui alignait, même schématiquement, des têtes les unes à côté des autres… D’autres, comme Farnese qui a récupéré et utilisé toutes ces gamelles en bois : il a mis un ex-voto dedans, et réalisé de grandes sculptures à partir de ces compilations. Tania arrive bien après eux. Mais comme elle est du Nordeste où vivait le Père Cicero qui réalisait des miracles et était profondément ancré dans la piété populaire, elle a acheté des statuettes réalisées par des artistes de la région, et les a collées sur ses propres toiles. Elle n’a donc pas créé un ex-voto, elle a tout simplement fait un assemblage ! Je ne dis pas que c’est valable sur un plan plastique, mais toutes ces pièces qu’elle a ajoutées, sont authentiques. Quant à elle, là où elle est authentique, c’est quand elle peint. Elle est une grande collectionneuse chez elle, et elle n’hésite pas à offrir plusieurs tableaux pour une pièce qui l’intéresse. Comme ses tableaux se vendent bien, le marchand récupère ensuite largement la valeur de l’objet. Est-ce que cela explique sa démarche ?

 

     

Tania Pedrosa
Tania Pedrosa

 J. R. : Oui, tout à fait. Connaissant quelques détails de sa vie, c’est bien ce que j’avais ressenti. Je voulais simplement avoir confirmation de ces impressions.

Y a-t-il d’autres questions auxquelles vous auriez souhaité répondre, et que je n’ai pas posées ?

C. F. : Non. Nous avons vu l’essentiel. Simplement, si nous revenons aux ex-voto, nous sommes dans la même démarche que Chirac avec " les Arts premiers ". Notre Primitivisme vient de là. Dans le passé pas très lointain, nous avions également des gens qui vendaient dans les rues les objets qu’ils sculptaient. Leur statuaire souvent rudimentaire venait incontestablement de l’Afrique qui est également à l’origine de notre culture. L’Afrique est très dense et importante dans la culture brésilienne. La culture indigène c’est-à-dire les Indiens d’Amazonie ont également créé des œuvres particulières. Petit à petit, chacun prendra conscience de cette richesse diversifiée. Ce qu’il faut espérer, c’est que les artistes contemporains retrouveront leurs racines au lieu de continuer à " macaquer " l’art occidental ! Qu’ils se débarrasseront de cet internationalisme stérile qui leur a depuis trop longtemps fait perdre toute originalité !

J. R. : Pour en revenir à votre association d’idées entre l’Art populaire et les Arts premiers, alors que le premier tient à nos propres racines, les seconds –aussi admiratifs soyons-nous- nous sont extérieurs, ne nous appartiennent pas. Nous n’avons fait que nous les approprier. Nous pourrions même dire, à en juger par les interventions des missionnaires, que cette appropriation a été la plupart du temps destructrice. Dans le meilleur des cas, elle a consisté à dérober des milliers de statuettes pour les collectionner ou les vendre. On peut un peu cyniquement dire que finalement cela a permis à cet art de survivre ? Il semble qu’au Mexique et au Brésil, cet art reste vivant sur place ?

C. F. : Mais c’est là-bas un art qui reste à découvrir !

 

J. R. : Nous pourrions dire qu’en France, ce sont uniquement des intellectuels qui "aiment" les Arts premiers, puisque ce sont des gens comme Cézanne, Picasso, etc. qui les ont introduits chez nous sous le nom d’ "Art nègre". Ces mêmes classes sociales portent-elles, au Brésil, semblable intérêt à ces formes d’arts que nous venons d’évoquer ?

C. F. : Je n’en sais rien, parce que le snobisme est très fort au Brésil. Je n’aime pas le mot "intellectuel". Il y a des gens qui ont une sensibilité, une connaissance très vaste de la culture, sans être des intellectuels. Quand je suis arrivée en France, de nombreux artistes visitaient le Musée de l’Homme. Je pense que Picasso et les peintres du début du XXe siècle ont fait quelque chose avec l’apport de ces peuples primitifs. Là encore, quand je dis "primitifs", je commets une erreur, puisque pour eux ils n’étaient pas primitifs, ils vivaient avec "leur" culture. Elle a été primitive pour nous. Au Brésil, on parle d’Art primitif, parce qu’il n’a pas encore été vraiment découvert, il n’est pas entré dans la mentalité du pays qui est tellement plein de la culture occidentale ! Que faire quand on a une identité, une culture originelle, si on ne cherche pas dans les racines primitives ? Mais il faut de la volonté et du talent pour déclarer : "je n’ai rien à faire avec M. Tartempion en Allemagne ou au Japon". Dans mon cas, c’est cette prise de conscience qui m’a apporté une vision différente, ma richesse intérieure. Je ne suis pas prophète, mais je pense que cela pourrait se faire !

 

J. R. : Bon anniversaire, donc, à votre musée ! Quarante ans de travail artistique personnel et marginal ; et dix ans d’une belle collection à Lagrasse !

C. F. : A l’occasion de cet anniversaire, je redirai mon espoir que cette collection soit connue dans un lieu prestigieux, à Lagrasse ou ailleurs. Qu’elle soit honorée. Et que dans dix ans, les gens disent : "Ah ! ce n’est pas mal du tout, ce que nous montrait Cérès Franco ! Elle avait raison !" Et moi, de Là-Haut, je me réjouirai, et je leur dirai "Merci" !

 

Entretien réalisé dans l’ancien Casino devenu COLLECTION CERES FRANCO D’ART CONTEMPORAIN, le 14 juillet 2004.

 

Ce texte a été publié dans le N° 75 Tome 2 du BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.