ANNE-SOPHIE ATEK, peintre

Entretien avec Jeanine Rivais.

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Jeanine Rivais : "Atek" : Est-ce un pseudonyme ? Sinon, de quelle origine est votre nom ?

            Anne-Sophie Atek : C'est mon véritable nom. Et, généralement, j'utilise juste mon nom de famille. Comme une espèce de marque, de timbre.

 

            JR. : Chacun de vos tableaux semble partir d'un centre, et éclater en toutes directions, à travers le support.

            A-S A. : Oui, une partie de mon travail est effectivement dans l'énergie. Même si je passe beaucoup de temps sur mes œuvres, parce que j'utilise la plume, le Rotring, maintenant les encres. Mais je reviens sans cesse dessus, je reprends… Effectivement, il y a dessus beaucoup de hachures, de traits… Tout cela part, en effet, vers l'extérieur, parce que c'est de l'énergie qui ressort de mon mental.

 

            JR. : Quand nous ne sommes pas dans cet éclatement où je vois par exemple ici quatre chevaux, ailleurs une foule de ce qui me semble être des amorces de têtes où la partie principale est l'œil… Tous ces yeux de chacun des éléments constituant une sorte de cercle autour de la bouche centrale, vous faites des personnages qui se rapprochent, dirions-nous, un peu plus du quotidien ?

            A-S A. : Voilà. Tout sort du mental. Je n'aime pas du tout la réalité. Mais je m'en sers quand même, parce que j'habite mon monde. Je rajoute donc des éléments du quotidien à mes monstruosités. Parce que, pour m'échapper du réel, je fais des espèces de monstres, et je pars toujours du principe qu'il faut éviter les canons de la beauté… Ils sont là, il faut les assumer ; mais en même temps, quoi de plus magnifique qu'une "horrible monstruosité merveilleuse" ?

 

            JR. : Ah ! Avez-vous une définition pour tous ces tableaux éclatés ?

            A-S A. : Essayer de transformer une espèce de spleen en idéal, pour reprendre Baudelaire. Avec une note d'humour, même s'il est parfois caustique, sarcastique, mais en essayant toujours d'ajouter cette forme d'esprit. Et de fantaisie, parce que, avec les couleurs, cela donne tout de suite un côté ludique, enfantin. Bien que cela soit parfois des scènes un peu tristes ou atroces. Mais il y a quand même toujours une énergie positive qui ressort.

 

            JR. : Le mot "ludique" ne me serait pas venu à l'idée, étant donné que les deux éléments principaux qui ressortent de tous vos agglomérats, sont les dents et les yeux. Les yeux pour regarder le visiteur situé en off, -pas forcément gentiment, d'ailleurs- parce qu'ils sont absolument en face de lui. Et les dents pour l'attaquer !

            A-S A. : Vous voulez dire que je suis une sorte de psychopathe ?

 

            JR. : Pas du tout !

            A-S A. : Pour moi, les dents n'impliquent pas le côté agressif, mais plutôt le côté carnassier. Le côté "j'ai faim", "j'ai envie de prendre", prendre du plaisir, prendre de l'énergie, prendre… !

            Pour les yeux, peut-être, en effet, y a-t-il un côté psychologique ? Il est vrai que l'on est observé, que l'on observe… Mais c'est toujours le jeu du créateur et du visiteur. Il y a un va-et-vient entre ces deux personnes, ces deux mondes en fait.

            Peut-être qu'avec les yeux, la bouche et tous ces organes, j'invite aussi à regarder ? Peut-être, alors, le spectateur se sent-il observé ? D'où un petit malaise qui ressort de mon art ?

 

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JR. : Il me semble que la récurrence des yeux est évidente même quand vous n'êtes pas dans ces éléments agglomérés ? Par exemple si je prends Eros, et la jeune femme qui est en face de nous… même si je prends –à un moindre degré- la personne allongée sur un autre tableau, tous ont des yeux étranges. Cupidon, par exemple, a trois yeux ! La jeune fille n'a peut-être pas la bouche que nous venons d'évoquer, puisqu'elle a les commissures qui tombent ; mais elle a les yeux très perçants, très vifs, presque violents dans leur vivacité. Expliquez-moi comment vous recevez cette remarque ?

            A-S A. : Cela peut, évidemment, générer un malaise, parce qu'ils attirent l'attention. Ils regardent le regardeur. Et quoi de plus troublant qu'un regard ? Surtout quand il y a trois yeux. L'impression est encore plus forte.

            Mais le but est d'appuyer. Ce sont comme des accents, comme une écriture. Parce que je suis issue du dessin. Et le dessin, pour moi, est une écriture ; une écriture du mental. Avec le dessin, on est moins dans l'émotion qu'avec la peinture. Alors, quand je mets plusieurs bouches, plusieurs éléments, c'est que je veux appuyer. Appuyer sur ce fait précis. Après, il y a bien sûr, une part d'inconnu ! Je me laisse parfois surprendre. Cela vient spontanément. Tout cela est sans doute inclus dans ma mécanique mentale, c'est comme une écriture automatique. C'est mon vocabulaire à moi.

 

            JR. : Que ce soit vos personnages isolés comme les deux que nous venons d'évoquer, ou vos agglomérats, il y a une constante, c'est le fond archi-plein de petits traits, sortes de vibrisses, d'amorces de végétaux parfois… Il n'y a absolument aucune respiration dans vos fonds…

            A-S A. : C'est vrai. Je tends à ne pas laisser de l'espace. Les derniers, intitulés "Cupidon" et "Compacte euphorie", en ont un peu. Mais il est vrai que j'aime gratter, exploiter, aller au fond des choses… Cela crée un étouffement, et peut-être est-ce ce qui ajoute quelque chose d'un peu dérangeant à mon art ? Tout se passe comme si tout était en haleine ! Je veux l'image pleine. Peut-être aussi parce que je la veux riche ? Ou complexe ?

 

            JR. : Je voulais parler du détournement dans vos œuvres. Il est évident, par exemple, que la flèche de Cupidon porte deux testicules ?

            A-S A. : En effet !

 

            JR. : Et si je considère le tableau où la cocotte est devenue cuisinière, et la femme dans la casserole, vous avez aussi placé sur le mur, des éléments très érotiques. Est-ce pour mélanger le quotidien à l'érotisme ? Ou est-ce que ce sont seulement des allusions légères ?

            A-S A. : C'est entré dans mon travail comme un élément naturel, parce que je suis une artiste plasticienne. Je m'occupe du corps, de la plastique de l'être humain. Et je la détourne à ma façon. Evidemment, dans chaque tableau, il y a du corps. Pour la femme, c'est son sexe. Alors, je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas aussi le sexe de l'homme ? Tout simplement. Et puis, c'est rigolo, il n'y a pas de honte à procéder ainsi !

 

            JR. : Je n'étais pas en train d'introduire une connotation morale dans ma question ! Je voulais simplement être sûre que vous aviez bien mis dans vos œuvres, ce que j'y voyais !

            A-S A. : Vous voyez bien ce que vous voyez ! Sauf si je l'ai mal dessiné !

            Je suis quelqu'un de très sensuel ! J'aime beaucoup le sexe. Je trouve que cela représente aussi la création, la genèse. Toutes ces forces vitales, sexuelles qui font qu'il y a de la vie. C'est surtout dans ce sens que je le prends, en fait : le sens de créer la vie. La vie ne se ferait pas avec le seul sexe féminin. Il faut aussi le sexe de l'homme. Beaucoup d'artistes trouvent le corps de la femme beau, plus beau que celui de l'homme. Moi, c'est l'inverse. Je trouve que le corps de l'homme, à l'endroit, à l'envers, dans tous les sens, est magnifique, et je le mets volontiers dans mes tableaux. Sans faire, pour cela, du cliché à outrance, ou de la pornographie. Il n'y a pas de cela dans mon travail. Mais je l'utilise comme un élément à l'égal des yeux, du bras… Souvent aussi, je fais des mains. Je me prends pour Dieu, en fait !

 

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            JR. : Hier, en regardant le tableau de cette poule en train de faire cuire celle qui, logiquement, devrait être la cuisinière, je me demandais si vous entriez dans une sorte de narration –d'un conte, par exemple- ou s'il s'agissait d'un épisode un peu vengeur d'une mésaventure personnelle ?

            A-S A. : Oui, parfois dans mes dessins, je fais volontiers entrer mes déboires, des choses de ma vie personnelle. Mais ici, ce n'est pas du tout un propos narratif. C'est seulement que j'ai eu envie de faire un tableau avec de l'humour. L'idée d'inverser, de détourner les situations, m'a fait rire. Parce que je pense qu'il faut aussi prendre du plaisir dans ce que l'on fait. Et qu'il faut aussi surprendre, essayer des choses. C'est bon pour le moral, et cela fait avancer l'art.

 

            JR. : Revenons à ce personnage très lascif, mi-femme mi-homme, et mi-alien… Mais je constate que j'ai énoncé trois "demi", ce qui implique que l'un est de trop…

            A-S A. : Je suis contente que vous disiez cela, parce que cela prouve qu'on peut voir des images multiples dans ce que je fais, et cela me plaît. Lorsque quelqu'un regarde et voit une foule de choses, c'est le plus beau cadeau que l'artiste peut recevoir du spectateur. Parce que le spectateur interprète, et l'artiste n'a pas vocation à expliquer les choses !

            Il est vrai que beaucoup de personnages dans mes œuvres, sont des aliens. Mais je gère tout à fait cette situation, parce que je baigne dans cet esprit depuis au moins une quinzaine d'années. Quand j'ai quitté les écoles d'art, et commencé à travailler seule, je les faisais en noir et blanc. C'était encore plus sombre. Mais avec l'entrée de la couleur, il y a deux ans, la vision a carrément changé.

 

            JR. : Dans la poule cuisinière, comme dans votre personnage après l'amour, vous avez introduit une façon de faire qui me semble très "malsaine". Vous les avez couverts d'écailles, en tout cas des sortes de petits graphismes côte à côte, très serrés, qui ne peuvent pas être de la peau, ni même un vêtement.

            A-S A. : Cela prend carrément une vie, leur propre peau, leurs propres vêtements. C'est bien que vous me l'ayez dit. Cela me fait plaisir : de même qu'une personne peut être noire, cette poule a ses petites écailles. C'est son corps. C'est mon style. C'est la façon d'exister de tous ces êtres.

            Il est vrai que c'est aussi très graphique. J'aime travailler les œuvres, y passer du temps, y venir et revenir, soigner les hachures, les traits, les petits graphismes, les formes géométriques… pour faire la peau…

 

            JR. : Quel que soit l'élément que vous abordez, agglomérats, Cupidon, ou les autres tableaux que nous venons d'évoquer, tous sont un éclatement des couleurs à partir des violets. Ils peuvent virer au bleu, il peut y avoir quelques éléments plus roses, mais tous partent des violines. Pourquoi ce choix, même quand vous êtes sur un fond noir ?

            A-S A. : Le violet est proche du noir. Généralement, j'utilise des couleurs sombres. Ensuite, j'utilise des couleurs claires pour donner de la lumière…

Comme je vous l'ai dit, il n'y a que deux ans que je mets de la couleur, alors parfois, il y a des hésitations, des flottements, des moments où je ne sais pas trop si je peux aller vers le flou… Mais sur certaines de mes œuvres, j'ai ajouté du vert fluo, des couleurs acides. Je crois que je vais y venir de plus en plus. Néanmoins, j'aime bien les couleurs de nuit plutôt que de jour. Mais lorsque je fais intervenir des couleurs plus claires, cela me surprend moi-même parce que cela me fait prendre des chemins nouveaux. Mais qui sait, dans le futur, peut-être mes œuvres seront-elles plus claires ? Ce sera peut-être aussi plus clair dans mon cerveau ?

 

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            JR. : Vous dites être passée il y a deux ans, du noir à la couleur : qu'est-ce qui vous a fait changer ?

            A-S A. : Il m'est arrivé une chose magnifique pour une femme : j'ai eu un bébé. J'avais passé dix ans dans le noir ; et quand j'ai été enceinte, la lumière s'est révélée à moi, et la naissance de ma fille m'a apporté tellement de joie que je n'étais plus aussi bien dans mon univers noir. Ma fille a maintenant deux ans passés, et je pense que c'est grâce à elle que je suis passée à la couleur.

 

            JR. : Quelle responsabilité pour cette petite enfant !

            A-S A. : Oui, mais elle est forte, elle a les épaules solides ! Elle s'appelle Juliette, et elle est magnifique. Elle me porte dans ce que je fais, et elle dessine déjà.

 

            JR. : Donc, la relève est assurée !

            A-S A. : Oui !

 

            JR. : Question traditionnelle : y a-t-il des choses que vous auriez aimé dire et que nous n'avons pas dites ; d'autres sujets que vous auriez aimé aborder ?

            A-S A. : Non, si ce n'est que l'œuvre derrière nous présente des joueurs de cartes : c'est un clin d'œil à l'œuvre de Cézanne, puisque je viens d'Aix-en-Provence. Parfois, dans mes œuvres, je fais des petits signes aux gens du passé qui ont marqué notre histoire de l'art. Et j'espère qu'un jour, j'en ferai aussi partie.

 

            JR. : J'ajouterai tout de même qu'elle est construite sur un travail des peaux, exactement sur le même principe que les tableaux évoqués tout à l'heure.

            A-S A. : Oui. Exact. J'ai mis ma touche dans ce tableau, tout en faisant un coup de chapeau à Cézanne, lui qui était vraiment le précurseur du Cubisme et de l'Art moderne.

 

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Cet entretien a été réalisé au Grand Baz’Art à Bézu, le 16 mai 2010.